Le très attendu « Sommeil d’hiver-Kış Uykusu » du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan est une pure merveille. Avec ce film, Ceylan s’impose définitivement comme l’un des plus grands maîtres du cinéma contemporain
Le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, en compétition à Cannes, a presque unanimement éblouit les critiques et la presse du monde entier. Habitué de la Croisette, Ceylan a été sélectionné en compétition pour presque tous les titres de sa filmographie. Depuis son premier court-métrage « Koza » (1995), à « Il était une fois en Anatolie » (2011), il a obtenu deux grands prix, un prix du FIPRESCI, un prix du meilleur réalisateur et deux prix d’interprétation masculine. Depuis dix ans, il frôle sans cesse la Palme d’Or qui ferait de lui le deuxième réalisateur turc à obtenir la plus grande récompense du cinéma mondial, après Yılmaz Güney en 1983.
Certes les 196 minutes peuvent en effrayer plus d’un, mais l’histoire défile à une allure surprenante et ce, malgré des dialogues cinglants et riches entre tous les protagonistes du film. Ce sera sans doute le point faible de la commercialisation de cette plongée surprenante dans la société turque. Librement inspiré de plusieurs nouvelles de Tchekhov, Ceylan réussi à raviver l’intensité que Bergman maîtrisait pour aller au plus profond de l’âme et de l’esprit humain, qui nous a tant manqué depuis des années…

Nous sommes de retour en Anatolie dans une bourgade en Cappadoce hors des sentiers battus. Mais cette fois-ci, le plein air obscur et envoutant de « Il était une fois en Anatolie » laisse la place à des intérieurs sombres et frissonnants. Un presque huis-clos, dans un hôtel « boutique » (terme employé en Turquie pour des petits hôtels tenus par les propriétaires eux-mêmes) portant le nom d’une des pièces les plus illustres de Shakespeare, Othello. Sans coïncidence, puisque le patron, Aydin, un richissime enfant du pays, a jadis été un acteur de théâtre, sans jamais parvenir à se faire remarquer dans le milieu. Le voici dans son hôtel en hiver, où les quelques touristes se font rares. Il est entouré de sa sœur Necla, récemment divorcée et contrainte de vivre dans les domaines de ses parents après avoir quitté son mari stambouliote, et Nihal, sa jeune et jolie femme. Aydin (interprété avec brio par Haluk Bilginer, le « Laurence Olivier turc ») passe désormais son temps à écrire des chroniques sur tout et n’importe quoi dans une revue locale insignifiante. Il possède de nombreuses propriétés qu’il loue aux plus démunis de la région. Intellectuel auto-déclaré, il a délégué la gestion de son patrimoine à son adjoint, Hidayet, qui s’occupe de toutes les tâches qu’il considère triviales et indignes de lui. Y compris envoyer des huissiers pour saisir les biens des pauvres locataires en défaut de paiement…
A travers le personnage de Aydin (jeu de mots, puisque « Aydin » signifie également « intellectuel » en turc), Ceylan porte un regard très critique à la bourgeoisie turque contemporaine, pseudo-intellectuelle, coupée du monde et des gens qui les entourent et désireuse de perpétuer le gouffre qui la séparent du reste de la société. Aydin a un avis sur tout, tout comme les centaines de chroniqueurs des médias en Turquie et considère son point de vue inébranlable... C’est là où intervient sa sœur Necla, aigrie par la défaite de son couple, en pleine crise existentialiste, mais également regrettant « le tout Istanbul » qu’elle a dû quitter pour se retrouver dans ce coin perdu, puisque, n’ayant jamais travaillé, elle n’a pas les moyens de rester dans la mégapole. Les querelles, les discussions sont riches d’analyse et de réflexion. Cependant, chacun vit dans une bulle bien vide de sens, Aydin en tête. Il parle sans cesse de « L’Histoire du théâtre en Turquie », l’œuvre de sa vie qu’il n’a jamais osé entamer.
Et puis, il y a la belle et douce Nihal, perdue dans cette cohabitation forcée, en manque d’amour pour son mari depuis deux ans, se réfugiant dans « l’humanitaire ». Mais, encore une fois, ce n’est que l’humanitaire à la turque, on paie et on fait la collecte pour sauver des écoles, payer les dettes des pauvres, pour se sentir « bonne à quelque chose ». Son vrai objectif étant de réussir au moins un aspect de sa vie monotone de manière autonome, sans l’intervention pesante d’Aydin. Elle se lie d’amitié avec un jeune instituteur, cultivé certes, mais faible et résilié, Levent, qui révèlera, nous l’espérons, le génie du jeune acteur Nadir Saribacak à l’international (déjà très remarqué dans le très réussi début de Mahmut Fazil Coskun, « Wrong Rosary »).
Il y a l’ami de tous, Suavi (avec l’acteur confirmé Tamer Levent qui réussi à incarner un personnage attachant et agaçant en même temps), menant une vie tranquille de retraité dans la contemplation de son entourage. Il sera le confident de tout un chacun, mais encore une fois, bourgeoisie oblige, il ne fera rien pour réparer les blessures des uns des autres, sauf de leur fournir un lieu calme où l’on boit jusqu’à dévoiler inconsciemment son for intérieur, quitte à le regretter par la suite.
Et dans les « bas-fonds », il y a l’imam Hamdi, caressant dans le sens du poil le « petit seigneur » pour qu’il accepte de reporter ses dettes, son frère Ismail, qui sort de prison pour avoir « protégé l’honneur de sa belle femme », et le fils de Ismail, Ilyas. C’est d’ailleurs ce petit garçon qui dévoilera « la misère dans laquelle vivent ces gens » à Aydin.
C’est à travers les relations au sein de cette petite famille que Ceylan nous livre son film le plus politique jusqu’à maintenant. Dans cette région du monde, les classes sociales et économiques ne se rejoindront sans doute jamais. Mais l’honneur, la conscience, la honte, le remords des personnages se mêlent et s’entremêlent pour livrer un opus remarquable sur la nature et l’âme humaines. La scène où un homme dresse un cheval sauvage pour assouvir la curiosité commerciale de Aydin dit à peu près tout sur l’intention et la contemplation de la société turque du réalisateur.
La force du film est soulignée par deux points forts de Ceylan. Tout d’abord, sa maîtrise de la technique, qui, avec l’énorme talent de son chef opérateur Gökhan Tiryaki, dévoile un esthétisme presque parfait. Et puis, la capacité de Ceylan pour éviter tous les pièges possibles : des dialogues rappelant le grand théâtre sans tomber dans le piège du théâtral au cinéma, les intérieurs magnifiquement illuminés qui nous font oublier la beauté physique de la région et l’auto-criticisme rare dans la société turque. Tout au long du film, on sent la griffe de la co-scénariste, sa femme Ebru Ceylan.

Les heures passées en répétition (très peu d’improvisation, selon les acteurs) ou les scènes de vingt pages apprises par cœur ont donné leurs fruits. Le jeu et la direction d’acteur trompent les spectateurs qui pourraient se croire en plein milieu de querelles, de discussions réelles. Et la contemplation mûrie du réalisateur sur l’Homme est fine, drôle, violente et juste en même temps.
Avec « Sommeil d’Hiver » Nuri Bilge Ceylan n’a jamais été aussi proche de la Palme d’or. A voir et à revoir, en leçon de cinéma...