Le plus ancien des festivals de cinéma ou « le Cannes de Turquie » fête ses cinquante trois printemps. Le Festival International du Film d’Antalya essaie de panser les plaies des attentats, puis des violentes conséquences de la purge étatique qui a suivi la tentative de coup d’état en juillet.

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Lors de la cérémonie d’ouverture, Audrey Tautou reçoit une Orange d’Or d’honneur pour l’ensemble de son œuvre, alors que slogans et propagande décomplexés du parti au pouvoir remplissent la salle où se trouvent d’autres stars (plus ou moins déchues) hollywoodiennes : Andy McDowell, Connie Nielsen, John Savage, Maria Grazia Cucinotta, Rutger Hauer, ou encore George Hamilton (!)…
Le maire AKP d’Antalya, Menderes Türel, livre un pamphlet de son parti, en présentant un (trop) long visuel des « martyrs » du 15 juillet, où les portraits d’une centaine de personnes mortes lors de la tentative de coup d’état du 15 juillet défilent sur l’écran, pour finir sur une promesse « de démocratie renforcée ». Quel rapport avec le cinéma? Nous cherchons toujours la piste... Puis un mini concert qui commence par une chanson populaire arméno-kurde (!), chantée en turc par une star de cinéma et de musique, Yavuz Bingöl.
Deux compétitions, une internationale et une nationale et deux jurys révèleront dimanche 23 octobre le palmarès de la 53è édition. Le jury international est présidé par Hugh Hudson, réalisateur de l’inoubliable « Les chariots de feu » (1981) et le jury de la compétition nationale par l’un des plus grands réalisateurs turcs contemporains, Semih Kaplanoğlu. Comme chaque année, le palmarès de la compétition nationale est l’événement principal de ce festival.
Depuis 2014, la nouvelle équipe du festival, menée par Elif Dağdeviren, a judicieusement mis en route le Forum du Film d’Antalya avec Zeynep Özbatur Atakan (productrice de Nuri Bilge Ceylan), qui propose une plateforme de production et de co-production pour 26 films en cours de développement. Par ailleurs, le « Film Talent Marketing Round » a été lancé dans cette édition 2016 pour aider les jeunes réalisateurs à promouvoir leurs films auprès des chaînes de télévisions, acheteurs, distributeurs et programmateurs de festivals en Turquie et de par le monde. Enfin, cette année inaugure une résidence d’écriture pour 6 scénaristes à Antalya même.
Panorama du jeune cinéma de Turquie
Dans la compétition nationale, douze films, dont huit premiers films, sont en lice pour la très convoitée « Orange d’Or », avec les derniers long-métrages des réalisateurs confirmés tels Yesim Ustaoğlu, Derviş Zaim et Seren Yüce.
A mi-chemin, deux premiers films à noter dans cette sélection : « Album de famille » de Mehmet Can Mertoğlu, présenté à la Semaine de la Critique à Cannes (voir notre critique de mai 2016, https://blogs.mediapart.fr/defne-gursoy/blog/190516/fabrication-de-l-histoire-la-turque-0) et « Les ailes de mon père » de Kıvanç Sezer.

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Surprenant dans sa maitrise de la forme et du contenu, le premier long métrage du jeune Kıvanç Sezer, « les ailes de mon père » est un film fort, engagé, juste et intelligent. Il raconte avec finesse deux grandes failles de la société turque, l’urbanisation sauvage dans les périphéries des grandes villes et les accidents de travail, notamment dans le secteur du BTP. La Turquie détient un triste record d’accidents mortels des ouvriers du bâtiment, conséquence inévitable de cette folie de projets gigantesque de construction. Le moteur de l’économie du pays, dont on vante souvent l’élan et la réussite, est essentiellement le BTP. Des villes périphériques et satellites se forment dans le paysage des cités et mènent progressivement à la destruction du tissu urbain de toutes les villes du pays, surtout à Istanbul.
Kıvanç Sezer réussi dans ce premier film très réussi à montrer non seulement la précarité des travailleurs en Turquie, mais également la violence de la hiérarchie dans ce secteur. L’entrepreneur en bâtiment sous-traite (souvent) les chantiers à des mafieux, qui ne prennent que rarement les précautions nécessaires (et obligatoires) de sécurité et qui préfèrent régler les « accidents » officieusement, c’est-à-dire en payant un caché à la famille du défunt pour éviter toute poursuite et plainte officielle.
Sezer nous montre également la violence et les conflits entre ouvriers, ceux qui demandent simplement ce qui leur ai dû et d’autres qui préfèrent s’aligner auprès des mafieux pour malheureusement perpétuer l’exploitation des plus démunis. Un oncle et un neveu kurdes, l’un en fin de vie et l’autre en perte de direction, interprétés avec brio par Menderes Samancılar et Musab Ekici, victimes du séisme récent dans la ville de Van, n’ont qu’un seul but : de travailler sans relâche pour pouvoir sauver leurs proches des containers dans lesquels ils sont toujours contraints de vivre. Kıvanç Sezer rappelle judicieusement la ruse de l’Etat turc pour vendre aux familles sinistrées des HLM en les endettant à vie.
L’histoire est bien ficelée, le rythme du film est balancé mais surtout Kıvanç Sezer réussit un aspect rare dans le cinéma de Turquie : chaque personnage, même le plus secondaire, est travaillé en profondeur, les dialogues sont très finement écrits et le film évite ainsi le pamphlet politique. En espérant que les cinéphiles français pourront découvrir ce petit bijou très prochainement…
A suivre…