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Billet de blog 31 mars 2015

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A Paris, l’Histoire répond à Erdoğan

« Le Colloque sur le Génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman : cents ans de recherche » s’est déroulé à Paris du 25 au 28 mars 2015. Il restera dans les mémoires comme l’événement phare des nombreuses manifestations en France pour le centenaire du génocide, souvent intitulé « le premier génocide contemporain ».  Les historiens et autres chercheurs auront ainsi donné une réponse scientifique à l’acharnement du Président turc contre la diaspora arménienne, ainsi qu’à sa déformation volontaire de l’histoire de son pays

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« Le Colloque sur le Génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman : cents ans de recherche » s’est déroulé à Paris du 25 au 28 mars 2015. Il restera dans les mémoires comme l’événement phare des nombreuses manifestations en France pour le centenaire du génocide, souvent intitulé « le premier génocide contemporain ».  Les historiens et autres chercheurs auront ainsi donné une réponse scientifique à l’acharnement du Président turc contre la diaspora arménienne, ainsi qu’à sa déformation volontaire de l’histoire de son pays (voir notre article intitulé « Paranoïa turque pour surmonter l’année 2015 »).

Couvrir un événement scientifique est toujours un défi. Tout d’abord se présente la difficulté de synthétiser en quelques phrases les dizaines d’interventions, les unes plus riches que les autres, en contenu et en sens, la multidisciplinarité, la diversité des angles de traitement et enfin, la variété de la matière creusé, travaillée, cherchée.

Mais surtout et avant tout, difficile de sortir indemne d’avoir, pendant trois jours durant, revisité, élaboré, expliqué, défini, détaillé, comparé, élucidé l’ampleur, la violence de cette page noire de l’histoire de l’humanité qu’est le génocide des Arméniens ottomans…

Composé de huit historiens et politologues, Annette Becker, Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, Raymond Kévorkian, Gaïdz Minassian, Claire Mouradian, Mikaël Nichanian et Yves Ternon, le Conseil Scientifique International (CSI) pour l’étude du génocide des Arméniens a réussi le pari de réunir 63 intervenants du monde entier, chacun(e)s des grosses pointures sur la question. Mais ils y sont parvenus, face à tous ceux qui doutent, s’interrogent et surtout, nient l’extermination de plus d’un million d’Arméniens d’Anatolie. Parmi les intervenants, et pour la première fois si nombreux en France, treize chercheurs originaires de Turquie, dont quelques figures emblématiques et engagées, dont l’éditeur Ragıp Zarakolu et les chercheurs Taner Akçam, Büşra Ersanlı, Ayşe Gül Altınay.

Le public, composé notamment de Français d’origine arménienne avec quelques originaires de Turquie, a suivi, souvent en retenant son souffle et en restant sur sa faim, les trois jours de débats organisés dans les salles prestigieuses du Mémorial de la Shoah, de l’EHESS et de la Bibliothèque Nationale de France.

Dans l’ordre, les débats ont creusé le processus génocidaire, en situant les faits dans un espace-temps de la fin du 19è siècle à nos jours. Les débuts et l’ascension au pouvoir du Ittihat ve Terakki Cemiyeti (Comité Union et Progrès-CUP), à l’origine de la machination de l’extermination des Arméniens, puis l’entrée en guerre (volontaire) des Ottomans auprès des Allemands et l’inertie des Alliés faces aux massacres dès le printemps 1915 ont été rappelés. Des composantes de Teskilat-i Mahsusa (l’Organisation spéciale en ottoman), chargée de l’extermination lors de la déportation aux conversions forcées à l’Islam des familles entières et/ou des femmes et d’enfants, de la spoliation calculée des biens (mobiliers et immobiliers) arméniens, tous ces éléments donnent des pistes de la préparation minutieuse d’un génocide humanitaire et culturel. Alors que le nombre de descendants des Arméniens islamisés est estimé à plusieurs millions, ce n’est que depuis peu que des recherches scientifiques leur sont consacrées. Et le débat sur la composante « musulmane » de l’arménité ferait couler probablement beaucoup d’encre…

L’intervention de l’historien Khatchig Mouradian a révélé une étude inédite de la deuxième phase du génocide. Le chercheur déchiffre comment la solidarité humanitaire dans les camps de déportés à Alep se transforme peu à peu à une « résistance humanitaire », où les membres de la communauté arménienne de Alep (environ 10,000), notamment les prêtres, se mobilisent pour secourir les déportés venus d’Anatolie. Des document détaillés (listes de noms, de chiffres, de comptes rendus des réunions de comités de soutien, détail de chaque centime dépensé—y compris les pots de vins versés aux officiers turcs ;) permettent de garder trace de chaque âme arménienne dans les camps. Ce sera d’ailleurs l’étonnement des Unionistes devant la survie des rescapés, due essentiellement à cette solidarité, qui poussera à la deuxième phase (finale) du génocide en 1916. L’extermination sera achevée avec la re-déportation des camps vers désert de Deir-es-Zor…

Les témoins, ceux qui ont eu la lourde tâche de transmettre les récits des atrocités, sont toujours douloureux à entendre. Ainsi, nombreux sont les témoins occidentaux qui ont rapporté les faits à leurs représentants officiels et/ou à leurs hiérarchies. Parmi eux, le plus difficile, mais le plus proche témoignage, celui des Allemands, alliés en guerre et en crime des Ottomans. Alliés en crime, car « à contrecœur », comme le qualifie Hans-Lucas Kieser, « puisque les Allemands ne voulaient pas de ces témoignages ». Notamment celui du missionnaire protestant Johannes Lepsius, avec son « Rapport secret sur les massacres d’Arménie », interdit par l’état-major allemand. « Le génocide des Arméniens comme moyen de la guerre n’étant pas présent dans la pensée des Allemands », comme le rappelle Wolfgang Gust, le nombre de recherches jusqu’à présent sur l’implication-même si par intérim—des Allemands dans le génocide est dérisoire, sans doute parce que  « les Allemands ont peut-être peur de découvrir leur responsabilité dans un deuxième génocide ».

Mais il y a d’autres témoignages, tel celui de la missionnaire suisse Béatrice Rohner et surtout les témoins arméniens, les rescapés qui se retrouvent dans trois régions : au Proche-Orient, en Caucase et à Istanbul et ses alentours. Il existerait donc un corpus de témoignages écrits « à chaud » jusqu’en 1920, surtout pour servir à d’éventuels procès contre les génocidaires. Plus de mille témoins arméniens auront ainsi transmis des textes de 4-5 pages chacun. On rappelle Aram Andonian qui rencontre tous les rescapés à Alep pour constituer un corpus impressionnant (aujourd’hui à la bibliothèque Nubar à Paris), ou les romans de Zabel Essayan, seule femme parmi les intellectuels arméniens arrêtés à Istanbul le 24 avril 2015.

Peut-on comparer et hiérarchiser les massacres ? Tragique interrogation dont le colloque se fait l’écho bouleversant encore plus sans doute. Comme ces études comparatives présentées sur d’autres massacres du 20ème siècle dans la même aire géographique, ceux des Assyro-Chaldéens, des Grecs, puis des Kurdes, des Yézidis.

Avec un éclairage pointu sur les logiques de guerre (idéologiques, démographiques et économiques), sur l’aspect juridique du génocide des Arméniens, à partir des procès de Constantinople (1919-1920) des dirigeants Jeunes-Turcs (alors que la plupart avaient déjà pris la fuite), en passant par le parcours du juriste polonais Raphaël Lemkin pour aboutir à l’invention du mot génocide (dès 1943), en s’appuyant sur le procès de Soghomon Tehlirian pour l’exécution de Talat Pasha à Berlin en 1921.

Les historiographies du génocide sont l’un des plus importants domaines de recherches à fouiller dans le domaine. En synthèse, trois grands axes : d’abord l’historiographie arménienne, réparatrice ; l’internationale, liée en général à la Grande guerre ; puis celle de Turquie, historiographie marginale du vainqueur et depuis peu, dissidente. Pour aussi parler de ces quelques « justes » ottomans, notamment dans l’exemple de Huseyin Nesimi Bey, gouverneur de Lice.

L’effacement des traces des Arméniens voulue par les Unionistes est-elle possible ? Tout d’abord, la mémoire arménienne devra résister à la politique. Les récits mémoriels en rendront compte en permanence. Puis la confiscation des biens arméniens doit se différencier de leur destruction, ou de leur « génocide physique » pour que la restauration soit libérée de l’obstacle que constitue la non-reconnaissance par l’état turc. En ce qui concerne les réparations, les calculs sidérants, lors du Tribunal permanent des Peuples à Paris en avril 1984 sur la « valeur unitaire » d’un Arménien exterminé furent évoqués.

L’intervention du philosophe Marc Nichanian, à propos de la littérature porteuse de mémoire, autour du livre Le Candidat  de Zareh Vorpouni, « l’un des romans les plus représentatifs de la diaspora arménienne qui permet le mieux d’appréhender la figure du survivant », ajoutait  au final la dimension littéraire dans le débat : « La volonté génocidaire est la volonté de détruire la condition de possibilité pour qu’un fait soit un fait, devant laquelle l’histoire devient impuissante, où il faut souligner la nécessité de s’interroger sur ce qu’est un témoignage. Si l’on parle de la parole du témoin mort, il aurait fallu qu’il parle de sa propre mort. Donc, dans le Candidat, c’est le survivant qui parle. A partir du témoignage, suivra le pardon et le sacrifice. La catastrophe est la fin du sacrifice et le sacrifice est là où le bourreau et la victime sont mêmes ». A lire et relire Vorpouni et Nichanian…

« Si le chiffre de 200 000 convertis (à l’Islam) est avéré, cela veut dire qu’aujourd’hui, des millions de musulmans de Turquie ont une descendance arménienne », nous rappelle Ayşe Gül Altınay. « Le livre de ma grand-mère » de Fethiye Çetin a brisé le silence des Arméniens islamisés. Puisque la majorité des convertis sont des femmes et des enfants, l’anthropologue souligne que, même ceux qui ouvrent ce champ peu étudié sur le génocide des Arméniens continuent à traiter les femmes comme « des biens ou de la marchandise à échanger ». Les Arméniens islamisés ont souvent été exclus dans le recensement des victimes du génocide. Cette conversion, presque entièrement par instinct de survie, n’est-elle pas une forme de résistance ? Et elle soulève l’épineuse question suivante : Peut-on être Arménien et musulman ?

Pistes de recherches avec les archives et documents russes à fouiller, l’accès aux archives militaires et des cadastres en Turquie toujours clos. L’Histoire sociale et internationale du Génocide arménien est encore à creuser. Le rôle des Arméniens dans l’économie ottomane du 19è siècle. L’autonomisation de la recherche par rapport à la politique en ce qui concerne la Turquie et l’Arménie en remettant en question le discours officiel et négationniste. La désacralisation de 1915 en allant au-delà des dichotomies dominant/dominé, bourreau/victime, vainqueur/vaincu, soumis/maitre.

Lors du colloque fascinant et riche en contenu, il n’y avait pas de débat sur « l’appellation » de 1915. Tout est là, c’est bel et bien un génocide. Tout est déjà dit dans l’œuvre de l’historien britannique Arnold Toynbee : « Les déportations furent délibérément conduites avec une brutalité calculée pour provoquer le maximum de victimes en route. Là est le crime ; et l’étude que j’y consacrai laissa dans mon esprit une impression qui ne fut pas effacée par le génocide commis avec encore plus de sang-froid, et sur une plus grande échelle, pendant la Seconde Guerre mondiale par les Nazis ».

Les historiens ne sont ni des procureurs, ni des donneurs de leçon. Ils posent simplement les faits, les mémoires, les témoignages, les analyses, les historiographies qui nous permettent de comprendre le comment, le pourquoi, l’avant, le pendant et l’après « du crime des crimes » qu’est un génocide. 

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