Chers Gilets Jaunes je viens de prendre connaissance de votre lettre. Je n'y ai vu aucune mention des grandes fortunes, des banques ou des milliardaires . Je vous écris donc à mon tour en espérant que vos revendications puissent évoluer. Car si on ne s'attaque pas à la richesse il ne peut y avoir de redistribution des richesses.
Depuis la décennie 1980- 1990 sans cesse poursuivie depuis nous subissons des politiques néo-libérales. Ce mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation financière, vise à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : Etats dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître ; syndicats, associations, coopératives bref tout ce qui fait obstacle entre le marché et l'individu. Les réseaux dits sociaux en font d'ailleurs désormais leur miel pour le meilleur et pour le pire.
La mondialisation des marchés financiers, jointe au progrès des techniques d’information, assure elle une mobilité sans précédent de capitaux et donne aux investisseurs, soucieux de la rentabilité à court terme de leurs investissements, la possibilité de comparer de manière permanente la rentabilité de leurs investissements et de sanctionner les Etats qui ne se plieraient pas à leurs exigences. Ainsi la course au dumping fiscal et social pouvaient démarrer sans que l'on n'en perçoive le bout ou la fin, y compris hélas au sein de l'Union Européenne.
Ainsi s’instaure le règne absolu de la flexibilité .
L’institution pratique d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie et finalement l'écrasante majorité des gouvernements a fini par se ranger à cette devise de Saint Simon : « remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses » libre concurrence , libre circulation des capitaux , prise en charge de la dette privée pat les Etats , dumping social et fiscal , valeur ajoutée captée par les actionnaires au détriment de l'emploi et des salaires, sont désormais les dogmes présentés comme intangibles du désespérant slogan Thatcherien « il n'y a pas d'alternative » , c'est à dire il n'y a qu'une politique possible. L'idéal démocratique en prend ainsi un sacré coup auprès des populations qui attendent, elles, de leurs Gouvernements protection, écoute et respect et qui considèrent que leur bulletin de vote peut et doit avoir un sens.
S'ajoutent logiquement à ce mouvement un comportement des élites économiques qui cherchent en permanence à s’exonérer de l'impôt via un chantage au départ , les paradis fiscaux, les fraudes ou les niches fiscales, et ont perdus de vue le sens de la vertu c'est a dire de l'intérêt général . L'actualité rythmée par les affaires en cascade Panama Papers, Luxleaks, affaire Cahuzac ou Ghosn donnent à nos concitoyens une image aussi effrayante que scandaleuse de la marche de nos sociétés. Elles détruisent comme l'acide le sentiment d'appartenance collective et la confiance dans les dirigeants.
Au bout de ce système les chiffres ,impitoyables, finissent par parler.
On doit à un économiste de la Banque mondiale, Branko Milanovic la "courbe de l'éléphant" (ainsi surnommée à cause de sa forme). Elle montre que la classe moyenne mondiale est la seule à ne pas profiter de la croissance de ces dernières décennies
Les 1% des individus les plus riches ont capté deux fois plus de croissance que les 50% du bas, et quatre fois plus que la classe moyenne mondiale (qui comprend notamment les classes populaires occidentales). Si la tendance se poursuit, la part de patrimoine des 0,1% les plus riches de la planète sera équivalente à celle de la classe moyenne en 2050."
Depuis 1970, la part du patrimoine privé net a doublé dans la plupart des pays riches, et la crise financière de 2008 n'a "pratiquement pas infléchi cette tendance". Le patrimoine public, lui, subit l'évolution inverse il est même devenu négatif ces dernières années aux Etats-Unis (-17%) et au Royaume-Uni !
L’an dernier, le nombre de milliardaires a connu sa plus forte hausse de l’histoire, avec un nouveau milliardaire tous les deux jours. En douze mois seulement (de mars 2016 à mars 2017), leur richesse a augmenté de 762 milliards de dollars, soit sept fois le montant qui permettrait de mettre fin à la pauvreté extrême dans le monde. 82 % des richesses créées dans le monde ont bénéficié aux 1 % les plus riches de la population mondiale, alors que la situation n’a pas évolué pour les 50 % les plus pauvres.
Vous l'avez compris la fameuse « valeur travail » que les libéraux ne cessent de nous vanter ne payent pas pour tout le monde. Et face à ces inégalités comment des gens qui se lévent pour nourrir leur famille pour un revenu médian de 1700 euros, seuil à partir duquel le CREDOC estime qu'on ne peut vivre correctement, pourraient ils accepter plus longtemps de telles inégalités. Et que dire des smicards ou des 9 millions de français qui vivent sous le seuil de pauvreté....
Dans cette plaine inflammable Emmanuel Macron a joué avec des allumettes : alors que la progressivité de l'impôt s'était améliorée entre 2013-2016, elle s'est détériorée depuis son arrivée.
La Fondation Jean Jaurès dans une Note Intitulée Réforme de la fiscalité du capital: la sécession des riches, dénonçait un coût de "4,5 milliards d’euros par an au budget de l’État" mais surtout le fait que "ces mesures profitent principalement à moins de 400 000 ménages parmi les plus riches". "Il s’agit de la baisse d’impôt par contribuable la plus forte jamais réalisée en France", pouvait-on lire. Soit une économie de 10.000 euros par an, tout de même, pour chaque ménage appartenant aux quelque 1% les plus riches.
La dernière publication du Laboratoire sur les inégalités mondiales permet de calculer le montant du cadeau d'Emmanuel Macron à ceux qui occupent les avant-postes des premiers de cordée : elle établi qu'au terme des réformes principalement de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et de l'impôt sur les revenus mobiliers, les 0,01% les plus riches ont vu leurs contributions totales chuter de 52% en 2016 à 46,6% en 2018. 5.034 personnes situées parmi les 0,01% les plus riches, c'est-à-dire gagnant plus de 2 millions d'euros de revenus annuels. Pour eux, cette baisse de 5,4 points se traduit en monnaie sonnante et trébuchante. Chacun a réalisé une économie de près de 253.800 euros.
Les 1% les plus riches ont bénéficié de 4,5 milliards d'euros. Parmi eux, les 0,01% les plus riches en ont capté 1,27 milliard...
En favorisant par une politique fiscale pour les puissants cette dynamique d'accumulation du patrimoine, et des revenus qui s'en dégagent, il a définitivement perdu le soutien de ceux des Français, encore protégés par le système de redistribution, comme les retraités , les fonctionnaires et le bas des classes moyennes qui avaient permis son élection et financent par leurs efforts cet incroyable cadeau...
Ces inégalités de revenus stratosphériques , les politiques de dumping fiscal qui en découlent ont mis les Etats sous contraintes . Ils n'ont pour objectif désormais que de réduire leur périmètre et leurs dépenses. Tout ceci à des conséquences. Concrètement cela signifie moins d’hôpitaux, de tribunaux, de maternité, de présence postale, de gendarmes bref de services publics dans des territoires ou au contraire cette présence devrait être renforcée. Cela signifie aussi le renoncement à un financement juste de la transition énergétique et écologique sans laquelle pourtant, si rien n'est fait de sérieux, l'humanité courra à sa perte. Tout ceci ne pouvait déboucher que sur la colère des peuples qui s'expriment diversement selon les pays et qui chez nous s’appelle abstention croissante, perte de confiance dans les institutions représentatives , révoltes localisées contre des fermetures d'entreprise Florange, Ford et donc récemment par ce mouvement des gilets jaunes. Comment s'en étonner ? Et comment ne pas suivre Camus qui écrivait en 1944 dans Combat : Il n’y a pas d’ordre sans équilibre et sans accord. Pour l’ordre social, ce sera un équilibre entre le gouvernement et les gouvernés. Et cet accord doit se faire au nom d’un principe supérieur. Ce principe, pour nous, est la justice. Il n’y a pas d’ordre sans justice et l’ordre idéal des peuples réside dans leur bonheur. Le résultat, c’est qu’on ne peut invoquer la nécessité de l’ordre pour imposer ses volontés. Car on prend ainsi le problème à l’envers. Il ne faut pas seulement exiger l’ordre pour bien gouverner, il faut bien gouverner pour réaliser le seul ordre qui ait du sens. Ce n’est pas l’ordre qui renforce la justice, c’est la justice qui donne sa certitude à l’ordre. Albert Camus, extrait d’un article de “Combat” du 12 octobre 1944.
Le mouvement des gilets jaunes est donc d'abord une révolte contre l'injustice. Mais il est aussi une aspiration démocratique parce que non il n'y a pas qu'une politique possible comme on nous le serine depuis 30 ans.
Nos concitoyens sont entrés à leur tour en sécession et notre pays a besoin d'importantes et urgentes réponses sociales et démocratiques.
La redistribution des richesses et la justice fiscale d'abord. Mais aussi la démocratie. Chacun perçoit que la 5éme République est à bout de souffle et que nous avons besoin d'une nouvelle étape. Ne plus concentrer tous les pouvoirs aux mains d'un ou d'une seul. Redonner sa place au Parlement en retrouvant une séparation claire du pouvoir exécutif et législatif. Représenter plus justement et plus diversement le corps électoral dans nos institutions. Ne plus attendre 5 ou 6 ans pour consulter le peuple et instaurer la démocratie continue que Dominique Rousseau appelait de ses vœux.
Plus de démocratie, plus de justice sociale c'est le cœur de votre mouvement. Il est temps pour vous de vous adresser par vos revendications au vrai maitre du monde : le capital et ses représentants. Bien à vous et bonne année revendicative.