Il arrive un moment dans l’histoire des peuples où les repères se brisent, où l’économie prétend commander au vivant, où les courbes du PIB l’emportent sur celles des saisons. Ce moment est le nôtre.
Et l’heure n’est plus aux demi-mesures. Ce que l’on appelle encore « transition écologique » ne saurait être réduit à un empilement de technologies vertes ou à une série d’ajustements techniques. Il s’agit d’un basculement de civilisation. D’un choix fondamental : poursuivre une trajectoire qui mène à la destruction, ou réhumaniser le monde, c’est-à-dire replacer le vivant, le soin, la justice, au cœur de nos institutions et de notre imaginaire.
Car le désastre en cours n’est pas un accident. Il est l’aboutissement d’un système qui a inversé l’ordre des valeurs. Un capitalisme financiarisé qui fait de la rentabilité le critère suprême, qui célèbre la prédation, qui méprise le soin, qui considère la vie comme une externalité. Dans ce système, ce qui est vital — l’air, l’eau, les liens, la santé, le temps — est marginalisé, tandis que l’artifice, l’accumulation et la vitesse sont érigés en normes. Ce que nous vivons, ce n’est pas seulement une crise écologique : c’est la déshumanisation accélérée du monde.
Face à cela, il ne s’agit pas d’adapter un peu mieux ce système à la catastrophe. Il faut remettre l’humain et le vivant au centre. Faire de la rehumanisation le principe même de l’action publique. Cynthia Fleury le dit avec force : “Nos institutions ne tiendront pas si elles ne redeviennent pas soignantes.” Le soin n’est pas un supplément d’âme, mais une condition de survie. Une société qui ne prend plus soin de rien — ni des corps, ni des liens, ni de la Terre — est une société en voie de dislocation.
La rehumanisation commence par la justice. Ce sont les plus riches qui détruisent le plus, mais ce sont les plus pauvres qui souffrent d’abord. Les 10 % les plus riches de la planète sont responsables de près de 50 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, tandis que la moitié la plus pauvre n’en produit que 10 %. En France, les 1 % les plus riches émettent quatre à cinq fois plus de CO₂ qu’un salarié au SMIC, tout en vivant loin des axes routiers, des centrales polluantes et des risques climatiques. Pendant ce temps, les familles modestes doivent choisir entre se chauffer ou se nourrir, étouffent dans des quartiers trop bétonnés, et attendent qu’on les protège des catastrophes à venir.
Et pourtant, les politiques climatiques, mal pensées, ont parfois ajouté à cette injustice. Taxer sans redistribuer, interdire sans accompagner, désigner des coupables individuels sans interroger les structures : c’est l’échec assuré. Car la transition ne peut réussir que si elle est une promesse de justice sociale. Une écologie punitive échouera. Une écologie réparatrice, solidaire, territorialisée, a une chance d’aboutir.
Et elle est possible. Elle est même moins coûteuse que l’inaction. Selon Nicholas Stern et Joseph Stiglitz, le coût de l’inaction pourrait atteindre 20 % du PIB mondial par an d’ici la fin du siècle, alors qu’agir aujourd’hui coûterait environ 2 %. En France, le Haut Conseil pour le Climat estime les pertes annuelles à 100 milliards d’euros si nous ne faisons rien. À l’inverse, atteindre la neutralité carbone nécessiterait 66 milliards d’euros d’investissements par an — soit moins que ce que nous dépensons aujourd’hui en aides aux énergies fossiles.
Ce sont des chiffres, mais ils racontent autre chose : nous avons les moyens d’agir, mais pas encore la volonté politique de choisir ce qui compte vraiment. Ce qui manque, ce n’est pas l’argent, c’est un cap. Une boussole. Une éthique.
Et cette éthique passe par la réinversion des priorités. L’économie doit redevenir un outil, non un but. Le soin doit être vu comme une valeur cardinale, non comme un coût. L’agriculture vivrière, la santé publique, la qualité de l’air, l’éducation à la nature, le logement digne, doivent être les fondements d’un nouvel ordre économique. Un ordre qui valorise l’utile, le durable, le partageable. Un ordre du commun.
Julia Cagé, dans ses travaux sur la démocratie et la fiscalité, montre que les ressources existent pour cela. Taxer le capital dormant des ultra-riches à hauteur de 2 à 5 % au-delà de 10 millions d’euros permettrait de mobiliser plus de 30 milliards d’euros par an. Supprimer les niches fiscales climaticides, en particulier celles qui soutiennent les énergies fossiles, libérerait 80 milliards d’euros supplémentaires. C’est une question de justice et de cohérence : ceux qui détruisent le plus doivent contribuer le plus à réparer.
Mais plus encore qu’économique, la transformation nécessaire est existentielle. Bruno Latour nous a appris à “atterrir” : à comprendre que nous ne sommes pas hors du monde, mais profondément situés dans le tissu fragile du vivant. Il ne s’agit plus de dominer la nature, mais d’habiter la Terre. De reconnaître que le monde est commun, fini, vulnérable — et que toute politique qui l’ignore est une politique de mort.
Cette prise de conscience, ce mouvement vers la rehumanisation, est déjà à l’œuvre. Dans les forêts protégées par leurs habitants. Dans les coopératives agricoles. Dans les mobilisations pour la santé, l’éducation, la culture. Dans les villes qui plantent, réparent, relient. Dans les jeunes générations qui refusent de vivre dans la peur et la démission.
La transition écologique ne doit pas être vécue comme une dette à payer, mais comme une chance à saisir. Une chance de redonner sens à nos vies collectives. Une chance de sortir d’un monde épuisé, brutalisé, atomisé, pour construire une société plus lente, plus juste, plus humaine.
Ne plus fuir, ne plus réduire, ne plus opposer. Mais reconstruire. Réparer ce qui peut l’être. Refonder nos institutions comme des lieux de soin. Réorienter notre économie comme un espace du juste. Réarmer la démocratie comme la condition même de la vie partagée.
C’est cela, la transition. Non pas une gestion technocratique du déclin, mais un acte de rehumanisation radicale. Un choix de civilisation. Le nôtre.