L’égalité, ou l’inlassable exigence de justice
L’égalité. Ce mot usé, trop souvent rabâché, et pourtant si peu vécu. Un mot que l’on convoque comme on récite un vieux serment, à demi oublié, dans une langue fanée. Et pourtant, il demeure. Il résiste. Il insiste. Car c’est en lui que gît le cœur battant de la démocratie. Non pas l’égalité d’apparat, celle des chartes et des frontons, mais l’égalité réelle, concrète, celle qui donne corps à la promesse républicaine. Sans elle, que reste-t-il ? Un théâtre d’ombres, où la liberté n’est qu’un privilège, et la citoyenneté une fiction. Un monde où les droits sont proclamés, mais non exercés. Où les lois se veulent égales, mais la vie, elle, dément chaque jour leur portée.
Jaurès le disait déjà : la démocratie, ce n’est pas seulement l’égalité devant la loi, c’est l’égalité dans les conditions d’existence. Là est la fracture. Et là commence notre tâche : faire de ce principe une réalité, non une illusion. Car l’égalité n’est pas une faveur octroyée par le haut. Elle est un sol commun, une respiration partagée, la condition minimale pour qu’un peuple puisse se penser comme tel.
Or cette promesse vacille. Dans nos sociétés saturées de chiffres, de performances et d’accélérations, l’égalité est devenue une survivante. Les statistiques sont sans appel : en France, les 10 % les plus riches possèdent près de 40 % du patrimoine ; la moitié des ménages ne détiennent que 10 % de ce que la société produit et transmet. Derrière ces chiffres, des vies abîmées, des destins suspendus, des silences accumulés. L’inégalité n’est plus un accident du système : elle en est la trame. Elle se glisse partout, dans l’école, dans l’accès aux soins, dans les mots autorisés ou interdits, dans les rues que l’on habite, dans les rêves que l’on ose formuler.
Elle s’infiltre dans les corps et les âmes, formant un système de reproduction feutré, où la violence n’a plus besoin de cris. C’est là que se joue la démocratie : dans la possibilité ou non, pour chacun, de ne pas être condamné à sa naissance. Dans la possibilité d’un devenir qui ne serait pas cadenassé par l’origine, la condition, ou l’accumulation des handicaps sociaux.
Mais notre époque a déplacé les mots. Elle a fait de l’égalité des chances le nouveau totem. Un glissement sémantique — et une mutation idéologique. L’égalité des chances prétend offrir à chacun le départ équitable d’une course. Mais elle ne dit rien de la course elle-même, de son terrain miné, de ses règles biaisées. Elle naturalise les écarts, et transforme l’échec en faute. Le mérite devient le nom moderne de la sélection. Et le mérite est souvent l’autre nom de l’héritage.
À ce jeu-là, les dés sont pipés. Les enfants des ménages les plus aisés ont quatre fois plus de chances d’intégrer les grandes écoles. L’école, qui devrait corriger, amplifie. Elle trie. Elle reproduit. Elle valide, sous couvert de neutralité, des inégalités construites bien en amont de la salle de classe. Et à la fin, le vainqueur croit avoir gagné seul. Et le perdant pense avoir failli.
Cette culpabilisation structurelle est une des grandes violences de notre temps. Car elle isole. Elle humilie. Elle empêche la conscience collective, et donc l’action politique. On se tait, on s’épuise, on se replie. Le désespoir devient intime, presque honteux. Mais il est social. Il est systémique.
La redistribution, au lieu d’être une promesse réparatrice, est devenue gestion comptable. Les impôts directs reculent, la TVA — cet impôt que paient tous sans distinction — pèse lourdement sur les plus modestes. Les transferts sociaux stagnent. L’universalisme est remplacé par le ciblage, la conditionnalité, la suspicion. Le politique, parfois même à gauche, a troqué l’idéal de justice contre le discours du réalisme budgétaire.
Et cela, toujours au nom de la liberté. Cette liberté érigée en idole froide, dépouillée de son épaisseur éthique, réduite à la seule non-ingérence. Mais qu’est-ce qu’une liberté sans les moyens de l’exercer ? Qu’est-ce qu’un droit qui ne trouve pas de traduction dans l’existence ?
Le droit d’aller à l’université ? Encore faut-il avoir les codes, la stabilité, les moyens. Le droit à la santé ? Encore faut-il trouver un médecin, une mutuelle, un temps pour se soigner. Le droit de s’exprimer ? Encore faut-il que cette parole soit écoutée, prise en compte, accueillie.
Comme l’a montré Amartya Sen, la liberté réelle est capacité. Elle suppose des ressources, du temps, de la reconnaissance. Sans cela, elle devient formelle, voire cynique. Une liberté sans égalité est un faux-semblant. Une égalité sans liberté, un carcan. Mais ensemble, elles forment ce que Balibar appelle l’égaliberté : une dynamique indivisible de dignité et d’émancipation.
Et pourtant, le discours dominant persiste à les opposer. Il fait de l’égalité un obstacle, une contrainte. Il célèbre la liberté de quelques-uns comme s’il s’agissait de la liberté de tous. Il sacralise la propriété privée, même lorsqu’elle bloque l’accès aux ressources communes. Il oublie que la liberté politique est née, historiquement, des luttes pour l’égalité : contre les privilèges, les hiérarchies, les féodalités, les discriminations.
Ce brouillage n’est pas innocent. Il a permis de dissimuler un clivage essentiel : celui qui oppose la reproduction à l’émancipation. Celui qui sépare les partisans d’un ordre fondé sur l’inégalité, et ceux qui travaillent à son dépassement. Ce clivage, c’est celui de la droite et de la gauche — non dans les étiquettes partisanes, mais dans les visions du monde. La droite voit dans l’inégalité une nécessité, parfois même une vertu. La gauche, lorsqu’elle est fidèle à sa vocation, y voit un scandale à réparer.
Mais ce clivage a été nié, affadi, enterré sous les appels au dépassement. Et dans ce reniement, la gauche a perdu son langage, son ancrage, sa force de proposition. Elle a parlé d’équité sans revendiquer l’égalité. Elle a parlé de modernisation quand il fallait parler de justice. Elle a géré, là où il fallait transformer.
Pourtant, les questions reviennent. Elles remontent, irrépressibles. Dans les mobilisations pour le climat, pour l’égalité femmes-hommes, contre les violences racistes, contre la précarité. La jeunesse ne réclame pas seulement des droits, mais une cohérence. Une vision du monde où la justice ne soit pas un supplément, mais une structure. Une vision où l’on ne soit pas sommé de s’adapter en silence, mais invité à contribuer à la réforme du réel.
C’est dans cette perspective que la gauche peut se refonder. Par un retour à l’égalité réelle. Non l’égalité des illusions, mais l’égalité des conditions. Cela suppose une réforme en profondeur de la fiscalité : plus progressive, plus juste, plus transparente. Cela suppose un réinvestissement massif dans les services publics, ces piliers de la démocratie sociale. Cela suppose de démocratiser l’économie : donner du pouvoir aux salariés, conditionner les aides aux entreprises, promouvoir des modèles coopératifs. Cela suppose, enfin, de lier l’exigence sociale à l’urgence écologique.
Car la crise climatique est aussi une crise de justice. Ce sont les plus vulnérables qui subissent les conséquences, alors que les plus riches en sont les principaux responsables. Une transition qui ignorerait cette réalité serait vouée à l’échec. La justice climatique est inséparable de la justice sociale.
Et au-delà de tout, il faut défendre ce qui nous est commun. Le soin, la terre, les savoirs, le temps. Ce qui ne peut être privatisé sans être corrompu. Ce qui fait de nous une communauté de vivants reliés par la fraternité.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, au fond : de la dignité. Non comme simple reconnaissance individuelle, mais comme principe organisateur du vivre-ensemble. Cynthia Fleury l’a montré avec force : une société ne tient debout que si elle reconnaît à chacun une place, une voix, une valeur. La dignité n’est pas un supplément moral : elle est le signe tangible que la démocratie s’incarne. Elle est ce qui permet à chacun de se sentir sujet, et non objet ; personne, et non numéro.
Une société réellement égalitaire ne se contente pas de distribuer des ressources : elle construit les conditions de la reconnaissance. Elle garantit à chacun, non seulement de subsister, mais de se projeter, de contribuer, de prendre part. L’égalité réelle est la matrice de la dignité partagée. Et sans cette dignité, la démocratie se délite, car elle cesse d’être une promesse pour tous.
L’égalité n’est pas l’uniformité. Elle est ce qui permet à chacun de choisir sa vie. Elle est le seuil de la liberté. Elle est le sol de la dignité. Et elle est, aujourd’hui plus que jamais, le levier d’un avenir habitable.
Ce n’est pas une nostalgie. C’est un cap. Une boussole. Une nécessité vitale.
À nous de la revendiquer. De l’incarner. De la construire.
Avec lucidité. Avec courage.
Avec détermination.
Et avec cette fidélité profonde à l’humain que l’on nomme, parfois, espérance.