DEMOCRYPTE

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Billet de blog 4 novembre 2011

DEMOCRYPTE

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VIE DE CESAR SARKOMINUS - EPILOGUE

DEMOCRYPTE

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Epilogue : Où Protagoras raconte comment Sarkominus devint maître de l’Olympe avant de sombrer dans l’oubli et les derniers instants de la vie de Démocrite
Résumé des épisodes précédents : Le sage Démocrite et son jeune compagnon, Protagoras, ont rencontré Sarkominus. Ayant reçu, quelques dizaines d’années plutôt, une lettre d’Auguste Comtus contenant des prédictions sur le règne de Sarkominus, Démocrite a jugé à propos d’enquêter afin d’éclaircir la question des « prémonitions » qui défient sa philosophie radicalement matérialiste. Pour pousser plus loin son enquête, Démocrite est descendu aux enfers pour y rencontrer Auguste Comtus et en est revenu. Pendant ce temps, Sarkominus a prit la tête d’une armée pour conquérir l’Olympe, armée que Protagoras et Orphée accompagnent.

Sarkominus, Maître de l'Olympe

1. Où Protagoras raconte la rencontre de Sarkominus avec les Olympiens
L’armée de Sarkominus dressa son camp aux pieds de l’Olympe. Nous attendions le retour d’Orphée auquel avait été confié le soin de porter un ultimatum à Zeus. A son retour, nous nous réunîmes sous la tente de Sarkominus pour l’entendre. Orphée fit son rapport : « Les Olympiens acceptent une reddition ! Voici le texte de l’accord que j’ai négocié :
« Attendu que Sarkominus, César du pays de Droite, se prévaut à bon droit du titre de descendant d’Hercule. Attendu que le dit descendant d’Hercule doit selon la prophétie chasser les Olympiens. Attendu que nul ne saurait, nonobstant son essence divine, se soustraire à la prophétie. Attendu qu’une reddition négociée permet aux dieux de capituler sans perdre la face. Il est convenu :
Article 1 : que le sieur Sarkominus, César du Pays de Droite, entre en pleine et entière possession du titre de « maître de l’Olympe et Père de tous les hommes ».
Article 2 : que les Olympiens s’engagent à déménager de l’Olympe sans délais.
Article 3 : qu’aucun obstacle ne sera opposé à leur déménagement en un lieu qui n’occasionnera aucune gêne pour les hommes et leur nouveau maître, César Sarkominus. »
 
« - Le voilà devenu raisonnable le vieux Père des dieux et des hommes, ironisa Sarkominus. Ils ont été nombreux ceux qui se sont moqués de moi quand j’exposais mon plan ! Mais, je vais savourer tout mon plaisir en contemplant leurs visages effarés quand ils apprendront que je suis devenu maître de l’Olympe. » Sarkominus signa l’accord, puis entrepris l’ascension du mont Olympe, accompagné par Béhachélus, Gainoïus, Orphée et moi-même.
Les dieux de l’Olympe nous attendaient au sommet. Lorsque Sarkominus paru, les dieux s’inclinèrent respectueusement, et firent un pas en arrière pour laisser au nouveau maître de l’Olympe un passage jusqu’à Zeus, qui demeurait imperturbablement assis sur son trône. Sarkominus, caustique, demanda à voix basse à Béhachélus : « Il croît m’impressionner le senior accroché à son fauteuil ? » Après quoi il toisa le Père des hommes et des dieux. Orphée se rendit aussitôt auprès de Zeus pour lui remettre le document signé par Sarkominus, que Zeus relu attentivement, avant de se lever de son trône et d’inviter Sarkominus à s’y asseoir.
Tandis que Sarkominus s’y asseyait et trônant se délectait de ces instants, Héra, épouse de Zeus, demanda : « C’est bon ? On peut y aller maintenant ? »
« - Halte !, cria Sarkominus. Vous n’imaginez pas que vous allez vous en tirez comme ça ? D’abord, pourquoi cette précipitation ? On dirait des voleurs ! »
« - On est pressé ! », répliqua Héra.
« - Ma biquette !, s’exclama Zeus. Le nouveau maître de l’Olympe à droit à toutes les considérations dues à son rang ! Et je ne voudrais pas que les Olympiens laissent le souvenir de dieux mal polis. »
« - Tu lui réponds..., mais vite fais ! », soupira la déesse.
« - Ô Maître de l’Olympe, fit Zeus, nous partons pour plusieurs raisons. La première, c’est que nous avons reçu les résultats de notre évaluation... Ils sont très mauvais. Le verdict est impitoyable : nous n’avons pas su nous adapter à la demande. Erreurs de diagnostics, erreurs de stratégies.... Par exemple, nous avons beaucoup investit dans les dispositifs ritualisants. On s’était dit : le rituel, c’est bien, parce que ça permet de différer la mise en acte, et par conséquent, cela permet de prendre le temps de réfléchir avant d’agir. En plus, le rituel, c’est ludique, alors on a pensé que les hommes allaient apprécier. Vous voyez ce que je veux dire par rituel ? Par exemple, quand nous avons appris aux Teutons à répéter dès le levé, chaque matin, cette comptine : «  Nein ! Nein ! Nein ! Je suis Teuton, je n’irais pas dominer l’Europe ! Nein ! Nein ! Nein ! Les « pas Teutons », ce ne sont pas des parasites ! » Les enquêtes qualitatives ont montrées que les rituels n’intéressaient pas du tout les hommes : ce qu’ils veulent c’est agir, pas réfléchir. Ils veulent de l’instantanéité, de la réactivité, de l’immédiateté et pas être frustrés, dans leurs désirs, par des rituels.
On a aussi beaucoup investit dans les mythes. On s’était dit : le mythe, c’est bien, parce que cela permet de se représenter métaphoriquement – et par conséquent d’anticiper - les dommages qui peuvent résulter d’un abandon de soi à la dynamique de nos pulsions. En plus, le mythe, c’est créatif, ça fabrique du récit, du théâtre, alors on a pensé que les hommes allaient apprécier. Vous voyez ce que je veux dire par mythes ? Par exemple quand nous avons conseillé aux hommes d’abandonner leur position narcissique, en leur racontant cette histoire qui commence par « Maître César sur son trône perché tenait entre ses dents la croissance. » Les enquêtes qualitatives ont montrées que les mythes n’intéressaient pas du tout les hommes : ce qu’ils veulent c’est être enivrés par leurs pulsions et être assurés contre le risque.
On a aussi beaucoup investit dans la religion civique. On s’était dit : la religion civique, c’est bien, parce que cela permet de développer un sentiment d’appartenance fondé sur une forme de solidarité collective qui permet de s’autonomiser vis-à-vis des groupes primaires comme la famille ou la race. En plus, la religion civique, c’est festif, c’est carnavalesque, alors on a pensé que les hommes allaient apprécier. Vous voyez ce que je veux dire par religion civique ? Par exemple, quand nous avons institué cette fête où les hommes de toutes les races se rassemblent, tous muni d’un lampion sur lequel est écrit le nom de son peuple, qu’ils agitent à l’instant où le maître de cérémonie prononce la phrase rituelle : « Montrez-moi vos papiers ». Les enquêtes qualitatives ont montrées que la religion civique n’intéressaient pas du tout les hommes : ce qu’ils veulent c’est être libre et ne pas avoir se trouver en situation de se sentir coupable des nuisances qu’ils occasionnent à autrui.  
L’évaluation est très claire : nos produits religieux sont obsolètes. Alors, je vous vois venir : est-ce une raison pour partir ? Soyons clair : une évaluation, ce n’est pas un audit. Une évaluation, cela vise à nous aider à réajuster. Il n’est pas question de partir à cause d’une mauvaise évaluation, car je ne voudrais pas que les Olympiens laissent le souvenir de dieux qui ne savent pas rebondir ! Si nous partons, c’est parce que la prophétie l’exige. Et vous voilà Sarkominus pour qu’elle s’accomplisse. Merci ô maître de l’Olympe ! Je remercie, au passage, Orphée, qui aura toujours été présent au bon moment pour donner le petit coup de pouce qui aura permit à la prophétie de s’accomplir. Si, si... Vous pouvez les applaudirent tous les deux. »
Les dieux applaudirent Sarkominus et Orphée.
« - Et bien, poursuivit Zeus, nous partons vers une autre planète. Celle-là, nous vous la laissons, vous laissant y accomplir ce que vous avez projeté d’en faire. J’ajouterais... »
« - Ah non !, s’écria Héra. On y va maintenant. Tu l’as eu ta prophétie ! Alors, maintenant, tu montes dans l’étheronef, tu bois ta tisane d’ambroisie et on décolle. »
« - Attendez, s’écria Sarkominus. J’ai été bien gentil de vous écouter. Mais je ne suis pas venu pour ça. Comme ma victoire est totale, j’exige que vous me versiez tous les métaux précieux que les hommes, durant des siècles, vous ont donnés en offrande. »
« - Cela ne va pas bien être possible, répondit Zeus. Nous les avons fondus pour fabriquer l’étheronef qui doit nous permettre de rejoindre notre nouvelle planète. »
« - Et vous avez signé ce document, fit observer Orphée, par lequel vous vous engagez à ne mettre aucun obstacle au déménagement des Olympiens. »
« - Alors, répliqua Sarkominus, donnez moi au moins la foudre ! »
« - Cela ne va pas bien être possible, répondit Zeus. Nous en avons besoin pour faire décoller notre étheronef. »
« - C’est pas tout, fit observer Héra, maintenant la prophétie elle dit : tous le monde grimpe dans l’étheronef. » A la suite de quoi elle entraîna tous les dieux vers un immense char en or et en argent qui s’éleva vers le ciel.
Sarkominus sembla abattu. Mais il se ressaisit aussitôt. « Mais c’est génial ! Les hommes vont apprendre que les dieux sont des voleurs qui leur ont prit tous leur or et leur argent pour se confectionner un étheronef. Ils vont réaliser que les ploutocrates sont des voleurs qui renchérissent artificiellement les prix pour mieux les tondre. Ils vont réaliser que l’empire des Shins veut nous voler les marchés que nous possédons encore. Ils vont comprendre que les Teutons veulent nous voler ce qu’il nous reste de souveraineté. Le peuple en percevant qu’il est cerné par les voleurs, sera obligé de m’offrir par acclamation le titre de César à vie. Car qui pourra protéger le peuple contre les voleurs, sinon un César dont la réputation de voleur n’est plus à faire ? Qui d’autre qu’un voleur pourrait démasquer les voleurs ? Logiquement, le peuple me reconnaîtra comme son seul protecteur ! »
Sarkominus ouvrit un petit coffre qui contenait la toge des Césars et il l’enroula autour de lui.
Orphée lui dit : « Faites attention ! »
« - C’est vous qui me dites de faire attention ?, ironisa Sarkominus. Vous m’avertissez sans doute à cause de la soi-disant prophétie qui dit « César, il ne lui sera jamais permit d’endosser la toge paternelle des Césars, plus perfide que la tunique de Nessus. »
Orphée répondit : « Non ! Vous n’avez pas fait d’ourlet, vous allez vous prendre les p... »
Sarkominus s’était flanqué par terre en marchant sur sa toge. Il redressa la tête, furieux, pour nous jeter des regards haineux.
Orphée et moi comprîmes qu’il ne valait mieux ne pas traîner. Aussi nous nous mîmes à courir en direction de la forêt, afin de semer d’éventuels poursuivants.
Nous partîmes en direction du mont Nemrut, localisée en Asie mineure, au pied duquel se trouve une porte d’entrée des Enfers, où nous devions retrouver Démocrite.
2. Où Protagoras et Orphée retrouvent Démocrite.


Nous marchions, Orphée et moi-même vers le mont Nemrut, quand j’aperçu au moins une étrange silhouette.  Je cru d’abord qu’il s’agissait d’une divinité : une lumière aveuglante irradiait et enveloppait sa silhouette. Nous approchant, nous avons été horrifiés : Démocrite tenait en l’air un plat en cuivre et dirigeait tout l’éclat de la réverbération des rayons du soleil sur ses yeux. Il se tenait immobile. Ses yeux étaient rouges et secs, comme si le dernier atome d’eau s’était évaporé de ses organes oculaires (1).
A peine l’avons-nous approché qu’il a défailli et sombré dans l’inconscience.
Orphée a fait un commentaire sur les hommes qui, au retour de la contrée des morts, perdent la raison, surtout s’ils ont abusé du Kykéôn. Plus tard, quand nous lui demandâmes pourquoi il s’était ainsi aveuglé, il nous répondit que « la vision des yeux » faisait « obstacle à la pénétration de l’esprit » (2) et qu’il voulait s’habituer à voir grâce aux atomes de l’âme. Nous fabriquâmes une civière pour le ramener à Abdère, sa ville natale, faisant un détour par Cos, afin d’y trouver Hippocrate. Le médecin, qui compta parmi les auditeurs de Démocrite, s’empressa de nous aider.
Nous marchâmes deux journées avant d’atteindre Abdère. Nous fûmes reçus par la sœur de Démocrite, en sa demeure. Hippocrate, qui veillait sur le vieil homme, se montrait pessimiste. En ses rares moments d’éveil, Démocrite parlait de sa mort prochaine. Il refusait de s’alimenter pour éviter une longue agonie et formulait une étrange requête : il voulait que son cadavre soit enduit de miel (3), au motif que les atomes de miel en se mêlant aux atomes de son âmes lui permettrait d’avoir une texture à la fois légère et compacte, parfaitement adaptée à la course dans les Enfers.
Sa sœur vint le supplier de s’alimenter afin qu’il survive quelques jours de plus. Elle ne voulait pas qu’un deuil assombrisse la fête sacrée des Thesmophories, consacrée à Déméter,  qui livre, trois jours durant, la Cité aux femmes. Il est d’ailleurs recommandé aux hommes de demeurer cloîtrés, d’éviter de s’approcher des fenêtres et de détourner leurs regards des agissements des femmes. De rares témoins prétendent que le premier jour, les femmes organisent des processions. Que le second, elles miment un monde affamé, abandonné par Déméter, et dorment à même la terre. Que le troisième, qu’elles manipulent secrètement des objets qui symbolisent la fertilité et qu’elles tiennent les propos les plus irrévérencieux et les plus obscènes. Les témoins sont rares car on dit aussi qu’aux faîtes de la cérémonie, les femmes sont dans un tel état de frénésie qu’elles peuvent se ruer sur l’homme qui aurait eu l’imprudence de mettre le nez dehors et le déchiqueter. « Voyant sa sœur s'affliger de ce que, sa mort survenant pendant les Thesmophories, elle ne pourrait rendre ses devoirs à la déesse, il lui dit de prendre courage et de faire apporter chaque jour des pains chauds : l'odeur seule de ces pains qu'il approchait de son nez lui suffit pour se soutenir pendant toute la fête » (4).

La veille des Thesmophories nous eûmes à résoudre un problème épineux. Des magistrats d’Abdère nous visitèrent pour nous signifier que Démocrite, ayant dilapidé l’héritage de son père, ne pourrait être enseveli en terre abdéritaine. Il était, disaient-ils, un exemple funeste pour la jeunesse de la Cité. Après avoir convoqué tous les parents de Démocrite et leurs serviteurs afin qu’ils formassent un public, nous improvisâmes, sur le forum, une lecture publique du Grand système du monde, qui est sans doute le meilleur livre de Démocrite. Puis nous fîmes une quête grâce à laquelle nous récoltâmes une centaine de talents. Hippocrate, le produit de la quête en poche, se rendit au Bouleutérion et, plaida devant les magistrats, qu’au vu des nombreux ouvrages de Démocrite, une fortune serait rapidement édifiée grâce à des lectures publiques. Les magistrats qui étaient pressés d’être rentrés chez eux avant que  les femmes n’envahissent les rues, nous fournirent toutes les autorisations nécessaires (5).

3. Où Protagoras raconte les derniers instants de vie de Démocrite


Nous veillions sur Démocrite qui restait le plus souvent endormis. Le dernier jour des  Thesmophories il reprit conscience et il nous parla avec gaîté. Hippocrate l’écoutait avec gravité car il n’ignorait pas que les mourants connaissent, avant d’expirer, une forme de rémission.
Démocrite nous fit part de ses conclusions à propos des prédictions :
« Le plus étrange, c’est qu’Homère m’avait indiqué la réponse à ce problème. Les prédictions se donnent comme des phrases étranges que nous interprétons en recherchant des synonymes des mots qu’elles contiennent... des synonymes ou des métaphores. Il n’y a d’ailleurs pas de grandes différences entre synonymes et métaphores, l’un et l’autre ne produisant que de léger déplacement du sens, dans les limites du Même. Le déplacement du sens est toujours infime, le synonyme et la métaphore tournant autour du pot.
Les prédictions se réalisent, dans la mesure où les hommes se sont enfermés dans les cages d’une raison à l’intérieure de laquelle ils tournent en rond. Par exemple, il est très facile de prédire que les ploutocrates déclencheront encore et encore de nouvelles crises, car il est dans leur nature d’exiger qu’on mobilise les richesses pour éradiquer les risques de faillites. Mais, comme le risque est inhérent à la vie elle-même - seule la mort élimine le risque -, on peut en toute certitude affirmer que l’on ne se prémunit d’un risque, que dans l’attente de la survenue d’un nouveau risque. Les ploutocrates qui proposent d’assurer les risques à des taux usuraires en sont les premiers conscients. En somme, comme la pensée ploutocrate est rigide et commandée par la nécessité d’éliminer les risques, elle est prédictible et rend possible la formulation de prophéties qui ont de bonne chance de se réaliser.
Homère évite les synonymes et ne craint pas de répéter le mot exact autant de fois qu’il faut, et il aussi répugne aux métaphores. Toujours, il recourt à la métonymie plutôt qu’à la métaphore. Par exemple, il écrit « Achille aux pieds agiles », « aux pieds rapides » ou « aux pieds infatigables », et jamais « Achille, puissant comme un lion ». Il écrit « Athéna, la déesse aux yeux pers » et jamais « Athéna, la déesse guerrière. » La métonymie exprime l’identité du sujet, mais en la saisissant depuis le point qui exprime sa vulnérabilité, point de fragilité qui aurait permit au sujet de devenir tout autre que ce qu’il est devenu. Achille au « pieds agiles » évoque le talon du héros, c’est-à-dire son point de vulnérabilité, cette fragilité qui le poussa Achille se déguiser en femme dans l'île de Skyros pour éviter d’être enrôlé dans l’expédition contre Troie ou qui le poussa à tirer prétexte d’un différent à propos d’une esclave, pour se retirer du combat. Les « yeux pers », vert et gris, évoque le fer et le bronze verdi qui caparaçonne la déesse, mais rappelle la féminité de la jeune déesse, de cette déesse amoureuse d’Ulysse sur lequel elle ne cesse de veiller.
Le poète épique, par l’usage de la métonymie nous rappelle le point de vulnérabilité du sujet, mais son récit met en lumière la puissance des épreuves, celles du combat dans l’Iliade ou celles de la survie dans l’Odyssée, qui conduisent le sujet à déserter cette part de lui-même et à s’aliéner dans un combat sans fin.  La pensée rigide est une pensée défensive, une pensée animée par la peur du risque.
La pensée souple est celle qui se reconstruit à partir du lieu même de la vulnérabilité. C’est par exemple celle qui dit : le problème n’est pas que le risque survienne et se réalise, puisque le risque fait parti de la vie ; le problème c’est de réduire les dommages qu’induisent la survenue d’un risque. Comme je l’ai enseigné : « Des choses dont nous viennent les biens, de ces mêmes choses peuvent aussi nous venir les maux ; mais nous voudrions bien échapper à ces maux. Par exemple : l’eau profonde est très utile ; mais elle est également un mal, car nous courrons le risque de nous noyer. Aussi avons-nous inventer une solution artificielle qui consiste à nager » (6). La haute mer est excellente, mais à condition, à la manière de l’oiseau d’apprendre à y flotter. Dans l’empire des Shins, les navigateurs se sont eux inspiré de la forme du bambou pour imaginer une coque dotée de nombreuses et solides cloisons étanches, qui font qu’en cas de voie d’eau, la coque n’est jamais complètement submergée. Le problème n’est donc pas que les ploutocrates risquent de faire faillite. Le problème est de faire en sorte que, s’ils doivent faire faillites, ils ne nous entraînent pas avec eux. La pensée souple ne cherche pas à éliminer le risque, mais à en réduire l’impact en développant l’autonomie des individus et en compartimentant les activités risquées pour qu’elles n’affectent pas les autres activités. Cette pensée conçoit notre vulnérabilité comme notre chance, car c’est elle qui nous autorise à rechercher les solutions nouvelles, en acceptant de prendre exemple d’un oiseau de mer ou d’un morceau de bambou, choses naturelles que nous sommes enclins à juger très inférieure à nous.
Tant que l’on craint le risque, et que l’on veut l’éradiquer, il est aisé de prédire la survenue du risque et de fabriquer des prophéties. Mais si par une pensée souple, on déroge à la synonymie et à la métaphore, pour adopter la métonymie qui nous indique le lieu de notre humanité, nous pouvons alors changer de plan logique et nous engager dans des voies créatives. Il ne s’agit plus d’éradiquer le risque, mais de bâtir un monde où la fragilité de l’homme sera la mesure de toute chose. La parole du poète ne prédit rien, mais elle annonce des manières de penser nouvelles, prometteuse de mondes nouveaux. La parole du poète annonce des mondes nouveaux, tout comme l’ombre précède les corps poussé en avant par l’astre solaire. C’est en ce sens que « la parole est l’ombre de l’acte » (7) »
Démocrite végéta jusqu’au lendemain des Thesmophories. Il nous sembla qu’en expirant il avait prononcé le prénom d’Eurydice. Ce qui n’étonna pas Orphée, car il avait confié au sage un message pour celle-ci et il était bien aise qu’il ne l’ai pas oublié. Nous avons, comme c’était son souhait, enduit le corps de Démocrite avec du miel et procédé à la cérémonie funéraire.
Quand nous revînmes, nous fûmes désolé par le spectacle de ruine qu’offrit la cabane incendiée de Démocrite. Il avait là, installé sa bibliothèque et tous les originaux de ses manuscrits avaient disparu dans les flammes. Discutant des causes d’un tel malheur, plusieurs incriminèrent un mauvais coup de Platon. Il n’y avait pas de preuve, mais l’Idéaliste n’en était pas à son coup d’essai : « Dans ces mémoires historiques, Aristoxène dit que Platon, qui se proposait de mettre le feu à tous les écrits de Démocrite qu’il avait pu rassembler, en fut empêché par les pythagoriciens  Amyclas et Clinias qui affirmèrent que ce geste seraient inutiles : beaucoup en effet possédaient déjà ses ouvrages » (8). Je voulu me déclarer « Démocritéen » et me consacrer à l’étude de son œuvre, mais Hippocrate désapprouva ce choix, rappelant que Démocrite n’avait jamais voulu fonder d’Ecole, et qu’il était si étranger au pouvoir qu’il déclarait qu’il « aimerait mieux trouver une seule certitude causale plutôt que de devenir roi des Perses » (9).

4. Epilogue


Concernant Sarkominus je n’eu jamais de nouvelles. Il m’arrivait d’interroger des marchands, des voyageurs et des navigateurs venus du pays de Droite. Quand je leur demandait ce qu’il était advenu de leur César, ils prenaient un air gêné et m’assurait que je devais confondre parce qu’il n’y avait jamais de César du nom de Sarkominus dans toute l’histoire du pays de Droite. Si j’insistais, ils brisaient la conversation. On peut comprendre ce besoin d’oublier, car la fatuité sans fond du personnage, obligeait à se rappeler, combien, en toutes circonstances, « il est dur d’être commandé par quelqu’un qui vaut moins que soi » (10) (comme disait Démocrite).

Notes :


(1) Démocrite fragment A XXIII, Aulu-Gelle cite des vers de Labétianus : « Démocrite d’Abdère, le savant physicien / Plaça un bouclier tourné vers le Soleil / Pour que l’éclat du bronze aveuglât son regard / Les rayons du Soleil lui ôtèrent la vue. » Nuits attiques, X, 17
(2) Démocrite fragment A XXII, Cicéron, Tusculanes, V, XXXIX, 114
(3) Démocrite, fragment CLXI, Varron, Cynnus, de la sépulture
(4) Démocrite, Fragment A I, Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 41
(5) Voir Démocrite, Fragment A I, Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 39
(6) Démocrite, fragment CLXXII, Strobée, Choix de textes, II, IX, 1
(7) Démocrite, fragment CXLV, Plutarque, De l’éducation des enfants, 14, 9 F ; ce précepte est aussi cité par Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 37
(8) Démocrite, Fragment A I, Diogène Laërce, Vies des philosophes, IX, 40
(9) Démocrite, fragment, CXVIII, Denys d’Alexandrie, in De la nature, cité par Eusèbe, Préparation angélique, XIV, XXVII, 4
(10) Démocrite, fragment, XLIX, Strobée, Florilège, IV, IV, 27

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