Chapitre VII Où l’on rapporte la première journée de voyage de Démocrite et Protagoras dans le pays de Droite d’après (1) et où l’on apprend comment Sarkominus devint l’un des chefs du « Repaire ».
Résumé des épisodes précédents : Le sage Démocrite s’est rendu dans le pays de Droite dirigé par César Sarkominus. Son objectif est d’élucider le problème des prémonitions qui met en danger son système philosophique radicalement matérialiste. Il a en effet reçu il y a quelques dizaines d’années une lettre* d’un mystérieux Auguste Comtus qui contenait des « prédictions » relatives au règne de Sarkominus. Il voyage avec Protagoras, un jeune esclave qu’il a racheté et affranchis. Il s’engage dans un voyage à travers le pays de Droite pour rejoindre le Palais de Sarkominus.
1. De quelques recommandations de prudence d’Aristée
Pour gagner le palais de Sarkominus, Aristée, le marchand ambulant, nous avait recommandé d’emprunter le pinardier, un navire qui faisait des livraisons de vins entre Monoikos et Massalia. Il nous conduirait pour une somme modique jusqu’au port de Fossae Marianae, où nous trouverions des navires pour remonter le Rhodanus jusqu’à Lugdunum. De là, après avoir emprunté une voie terrestre jusqu’à Cabillonum, des barques qui empruntent la rivière Icauna, qui se jette elle-même dans le fleuve Sequana, nous mèneraient jusqu’à Lutèce. La voie maritime et fluviale lui semblait, de loin, la plus sûre (2).
« - Démocrite, je vous recommande la plus grande prudence, nous a-t-il supplié au moment de nos adieux. Vous allez vous enfoncer dans le pays de Droite, contrée trompeuse s’il en est. Les dépliants touristiques ne manquent jamais de citer Justin qui assure que, vivant auprès des Grecs, les hommes du pays de Droite « apprirent d'eux à vivre de façon plus civilisée, après l'amollissement et l'abandon de leurs mœurs barbares ; ils apprirent à cultiver les champs et à entourer les villes de remparts ; alors également ils s'habituèrent à vivre sous des lois, non sous les armes, à tailler la vigne, à planter l'olivier, et un si grand éclat s'attacha aux hommes et aux choses qu'il semblait que ce n'était pas des Grecs qui avaient émigré dans le pays de Droite, mais le pays de Droite qui avait été transporté en Grèce. » (3) Et Strabon n’est pas moins cité, lui qui dit de Massalia qu’elle compte « aujourd'hui de beaux esprits [qui] se porte avec ardeur vers l'étude de la rhétorique et de la philosophie ; et, non contents d'avoir fait dès longtemps de leur ville la grande école des Barbares et d'avoir su rendre leurs voisins philhellènes au point que ceux-ci ne rédigeaient plus leurs contrats autrement qu'en grec, ils ont réussi à persuader les jeunes patriciens de Rome eux-mêmes de renoncer désormais au voyage d'Athènes pour venir au milieu d'eux perfectionner leurs études. » (4) Mais ne vous y fiez pas trop ! N’oubliez jamais que ce peuple n’est civilisé que depuis quelques décennies. Qu’il a fallu attendre la primature de César Mitterandus pour que soit interdite la décapitation, activité que ce peuple pratiquait comme une sorte de sport national. C’est une tradition ancienne, attestée par Diodore de Sicile, qui écrit à propos des Ligures, dont vous allez traverser la contrée, qu’« aux ennemis tombés, ils coupent la tête et l'attachent au cou de leurs chevaux. Ils clouent ces trophées aux maisons, ainsi que d'autres le font à l'égard des animaux pris à la chasse. Quant aux têtes des ennemis les plus renommés, ils les embaument avec de l'huile de cèdre et les conservent soigneusement dans une caisse. Ils les montrent aux étrangers en se glorifiant que leurs pères eux-mêmes n'ont pas voulu donner ces trophées pour beaucoup d'argent. On dit que quelques-uns d'entre eux, montrant une fierté sauvage, se sont vantés de n'avoir pas voulu vendre une tête contre son poids d'or. » (5) Démocrite, soyez prudent, en tout citoyen du pays de Droite sommeille un coupeur de tête qui étouffe dans les carcans de la civilisation ! »
Aux premières lueurs du jour, nous nous rendîmes à la pointe cap negriti pour y attendre le passage du navire, qui n’avait pas d’horaire précis, son arrivée dépendant de la marée, des vents et du temps que prendrait les chargements et déchargements.
2. Où Démocrite éclaire la prédiction* : « Dans le Repaire du Cyrnosien, il découvrira le secret de la puissance qui perdure. Mais il trahira le Cyrnosien pernicieux, afin de rallier le Père des Repaires. »
Nous nous installâmes sur les roches noires et chaotiques, et nous contemplâmes un bon moment, en silence, les trois petits îlots qui nous faisaient face et les marais salants d’Olbia, arpentés par des centaines de flamants roses.
Puis, pour passer le temps - non sans garder un œil sur la mer pour héler le navire s’il se présentait -, Démocrite me raconta un épisode de la vie de Sarkominus, qui a son avis éclairait l’une des prédictions de Comtus. Ce récit, je le complèterais avec les précieuses indications des biographes de Sarkominus.
Après avoir assassiné Comtus**, Sarkominus resta un long temps à contempler sa mère, qui, peu à peu, reprenait conscience. Quand elle eu reprit ses esprits, elle lui raconta tout ce qu’elle avait entreprit pour le retrouver, comment elle avait fouillé les recoins de Neuillus-sur-Sequana pendant des ans et, surtout, combien elle l’avait pleuré. Après avoir essuyé ses larmes de bonheur, la tendre mère ramena l’enfant jusqu’à la demeure paternelle.
Commence une période de joies indescriptibles dans la vie du jeune Sarkominus, période malheureusement appelée à durer fort peu de temps. A propos de cet acharnement du destin Sarkominus a confessé avec pudeur : « Ce qui m'a façonné, c'est la somme des humiliations d'enfance. Je n'ai pas la nostalgie de l'enfance parce qu'elle n'a pas été un moment particulièrement heureux. » (6)
A peine rentrée dans la maison paternelle, en passant devant le viridarium (7) où Paulus Sarkominus dessinait quelques esquisses, l’épouse reçue ses amers paroles de bienvenue : « C’est là sans doute l’enfant que vous teniez tant à retrouver, Madame ! Il n’est pas dans mon intention d’avilir votre tenace amour maternel, aussi tolèrerai-je cet enfant dans ma maison. Vous aurez sans doute l’occasion de me le présenter, dans les jours qui viennent. A toute fin utile, et pour que les choses soient claires entre nous - car j’aime les conversations franches et directes -, sachez que je n’approuve pas votre choix. Je vous averti même que vous regretterez cet attachement exubérant pour un enfant accoutumé à l’esclavage et qui a du contracter tous les vices qui s’attache à cette condition. Mais, je ne puis que vous laisser faire votre propre expérience. Permettez-moi à présent de me retirer, car il y a dans mon atelier des modèles qui m’attendent pour mon étude sur la tentative de viol de Daphné par Apollon. Je vous prie donc de ne pas me déranger jusqu’au dîner, car mon travail, vous le savez, m’oblige à une étude méticuleuse des corps, qui requiert toute mon énergie et toutes mes facultés. » La mère de Sarkominus, réprima un cri de joie et se jeta aux pieds de son époux pour les lui baiser afin de le remercier de la généreuse hospitalité qu’il accordait à son fils.
En dépit de sa froideur - ou peu être à cause de sa froideur -, Paulus Sarkominus subjugua l’enfant. L’homme était d’une beauté olympienne, impérieux et d’humeur flegmatique, aussi l’enfant désira aussitôt lui ressembler. Et quand sa mère lui ordonna de la suivre pour aller se laver et mettre des habits propres, il lui répondit : « Entre nous soit dit, maman, vos ordres ne m’impressionnent pas. Il faudra vous y habituer, mais j’appelle toujours un chat, un chat, et il est bon que vous teniez pour dit que si je vais me laver c’est parce que je le veux bien. » Puis, il se laissa conduire jusqu’à une salle d’eau où il ôta ses guenilles, se lava et reçu une tunique pourpre rehaussée de motifs cousus de fils d’or.
A table, le jeune Sarkominus se taisait. Il avait toujours vécu en compagnie de Comtus au fond d’un bois reculé et loin des humains, aussi observait-il toute chose avec curiosité. Son père absorbait presque toute son attention et, au coucher, l’enfant rêvait du jour où, devenu grand, il pourrait, à son tour, prononcer abruptement des phrases comme « les incapables qui nous gouverne », « les ignares qui ont une opinion sur l’art », « l’abruti d’en face », « l’ahuri d’en dessous », « la belle brochette d’idiots venues visiter mon exposition », « le client est roi, mais on ne dit pas de quoi » ou bien encore « les crétins sont partout ». Le soir, dans sa chambre, il essayait d’imiter les « hin ! hin ! » sarcastiques de son père et les mimiques ironiques qui allaient de concert.
Tous les biographes de Sarkominus s’accordent pour louer la piété filiale de Sarkominus et il ne manque pas ici de citer Valère Maxime : « Il est honorable de chérir des parents pleins de douceur ; mais plus [l’enfant] éprouve les duretés de son père, plus il mérite de louanges, puisqu'au sentiment naturel ne se [joint] aucun témoignage d'affection capable d'exciter son amour. »(8)
3. Où l’on apprend comment Sarkominus entra en contact avec le Repaire
Un matin, en entendant Paulus râler contre lui-même parce qu’il avait oublié de rendre des parchemins qu’il avait empruntés à la bibliothèque, la délicate épouse jugea que le moment était venu de prouver à son époux que le jeune Sarkominus était un enfant tout à fait honorable. Elle proposa d’envoyer l’enfant à la bibliothèque de la voie Oliverus Twistus pour qu’il y rende les parchemins. Le projet suscita un « hin ! » d’ironie à Paulus Sarkominus : « Lui confier les parchemins et l’argent ? Hin ! Madame, je vous parie que ce gredin en profitera par disparaître avec la marchandise… Vous êtes d’une consternante de naïveté ! Qu’importe ! Hin ! Envoyons-le, donc ! Mais de grâce, vous m’épargnerez vos larmes si cet enfant puni votre bonté mal prodiguée ! »
La mère remit à Sarkominus les parchemins et les pièces d’or nécessaires pour acquitter le prêt. Puis, osant contredire son époux, elle répliqua pleine de fierté : « Et moi, je vous assure que notre enfant s’acquittera merveilleusement de cette tâche ! N’est-ce pas, mon chéri ? »
Sarkominus était fier de s’être vu confier cette mission qui allait lui permettre de prouver qu’il n’appartenait pas à la race des sombres abrutis, et qu’en lui coulait le noble sang de son père. Il traversa fièrement les rues de Neuillus-sur-Sequana, le torse bombé.
Il allait pour tourner dans la voie Oliverus Twistus, quand il eut la malchance de tomber sur Deved-Janus, Balkanus et le petit Copéïus, membres d’une bande d’enfants des rues qui sévissaient dans la bonne ville de Neuillus-sur-Sequana. Lorsqu’ils aperçurent Sarkominus vêtu de sa splendide vêture pourpre et or, ils lui barrèrent le chemin.
« - Bah ! mon salaud !, s’exclama Deved-Janus, se s’rai ti pas ce p’tit salopard de Sarkominus, l’esclave à Comtus !?! » Balkanus, dont la tunique de lin était maculée de tâches grasses, s’approcha et tâta l’étoffe de la tunique de Sarkominus. « Ma parole, t’es beau, toi ! C’est d’la marque ! Tu t’la pètes avec ta tunique ! ». Deved-Janus se fit plus pressant : « T’aurais pas de quoi nous dépanner… C’est quoi ça ?… des pièces d’or ? » Un petit, pas plus haut que trois pommes, nommé Copéïus, dressa le poing : « Qu’est-ce t’as à me regarder ? Tu veux mon portrait ? Tu m’as déjà vu ? Tu crois qu’on se connaît ? Baisse les yeux ! » Sarkominus enrageait, il voulait se bagarrer, mais il sentait bien qu’il ne ferait pas le poids face aux enfants des rues.
« - Vous n’avez pas le droit ! Ce n’est pas juste ! », hurla Sarkominus, qui tenait fermement les manuscrits et les pièces d’or. Comme il ne voulait rien lâcher, les trois garnements résolurent de lui administrer une correction. Sarkominus appela au secours. « Tais-toi, vilaine victime ! Tu crois qu’on se ressemble, mais moi j’suis pas une victime ! » cria Copéïus en lui donnant des coups de pied.
Quelques ploutocrates de la bonne cité de Neuillus-sur-sequana s’émurent en voyant un garçon vêtu d’une si belle mise ainsi brutalisé par des enguenillés. Et bientôt dix ploutocrates encerclèrent les chenapans, armés de la résolution de les attraper au collet et de les livrer à la Milice impériale.
Les vauriens ne durent leur salut qu’à une habile manœuvre d’Alliota-Maria, une fille de leur bande. Elle surgit, en saisissant le bras de Sarkominus et elle se mit à sermonner : « Ah ! Te voilà racaille ! Toujours à fuguer, à te battre et à te crotter avec les enfants des rues ! Tu es le désespoir de tes parents ! Cesseras-tu de déshonorer ta noble famille ? » Les ploutocrates furent frappés de stupéfaction, ce qui permit aux garnements de prendre la tangente. Sarkominus cria : « C’est pas vrai ! Je ne la connais pas ! Au secours ! Cette fille m’enlève ! », mais il ne rencontrait que le regard réprobateur des ploutocrates, quelques uns allant jusqu’à applaudir Alliota-Maria en lui recommandant d’infliger au garçon la plus sévère des punitions.
Sarkominus, bientôt encerclé par toute une troupe d’enfants de rue, fut mené dans une sombre caverne. Là, les enfants se jetèrent sur lui, lui arrachèrent sa belle tunique et l’obligèrent à revêtir des guenilles infâmes. Puis, après avoir posé les parchemins, les pièces d’or et la tunique sur une table, ils entamèrent des jeux d’enfants, jetant de temps à autres des cailloux sur Sarkominus parce qu’il pleurnichait dans un coin.
Sarkominus ne l’apprit que plus tard : il venait de rejoindre le repaire de Pasquaïus le Cyrnosien.
La nuit tombait quand un géant avec une mine patibulaire et une chevelure sombre et ébouriffée, entra dans la caverne remplie d’enfant. Il fit rouler une grosse pierre ronde et plate, afin d’en obstruer l’entrée. L’obscurité fut totale. Le géant alluma un flambeau. Le petit Sarkominus se mit en boule, effrayé par Pasquaïus le cyrnosien. Strabon en nous livrant une juste description du type humain qui peuple l’île de Cyrnos, nous aide à comprendre combien la frayeur de l’enfant était compréhensible : Sur l’île de Cyrnos « la vie y est partout misérable, la terre n’est que rocs, la plus grande partie du pays totalement impénétrable. Aussi les bandits qui occupent ses montagnes et vivent de rapines sont-ils plus sauvages que des bêtes fauves. Parfois les généraux romains y font des incursions, et après les avoir vaincus ramènent de très nombreux esclaves, et Rome voit alors avec stupéfaction à quel point ils tiennent du fauve et de la bête d’élevage. En effet, ils se laissent mourir par dégoût de la vie, ou excèdent à tel point leur propriétaire par leur apathie et leur insensibilité qu’ils lui font regretter son achat, si peu qu’il ait dépensé. » (9)
Deved-Janus, le préféré du cyrnosien, s’écria : « Maître, venez voir ce qu’on vous a ramené : des parchemins précieux, des pièces d’or et un garçon de taille minuscule, exactement comme vous le souhaitiez ! » Balkanus ajouta : « Ça oui ! On a ramené un minus de chez minus ! Il est comme vous les aimez! On a bien eu raison de le ramener au "Repaire" ! » A cet instant, le Cyrnosien bondit, et avec la lourde puissance d’un ours, il souleva Balkanus dans les airs, pour lui demander d’une voix gutturale : « Imbécile ! Ne t’ai-je point ordonné de ne jamais prononcer le mot "Repaire" !?! Tu veux qu’à force d’ébruiter son existence, la Milice impériale finisse par nous découvrir ? Si tu dois parler du Repaire, tu utilises le cryptogramme ! Et c’est quoi le cryptogramme du "Repaire" ? Tu te souviens du cryptogramme, bougre d’âne ? » Balkanus tremblait de tout son être.
« - Moi, je sais ! Moi, je sais ! Je connais très bien le cryptogramme, s’écria Deved-Janus. Je peux le dire ? Je peux le dire ? C’est le « R-P-R » ! »
« - T’as entendu, bougre d’âne ? Si tu veux parler du Repaire, tu dis "R-P-R", comme ça personne ne sait à quoi tu fais allusion ! », morigéna le Cyrnosien. Puis s’emparant d’une torche il demanda : « Il est où, le petit que vous m’avez ramené ? ». Sarkominus plongea son visage dans ses mains pour s’épargner la vue de la face velue et hirsute qui avançait vers lui. Le géant le saisit et le souleva pour l’examiner : « Bravo, les enfants, il est exactement comme je le voulais. »
Sarkominus passa une nuit effrayante à se demander ce qu’il adviendrait de lui. Mais, dès le lendemain, le géant lui annonça que son éducation débutait immédiatement.
« - Le travail que j’attends de toi, lui dit Pasquaïus, - car si tu veux manger, il faut travailler et si tu veux manger plus, il faut travailler plus -, c’est que tu glisses dans les poches des ploutocrates des petits messages, et cela sans te faire remarquer. Deved-Janus va te montrer comment faire. Regarde bien. Moi, je ferais le ploutocrate. »
Les enfants (sauf Sarkominus) éclatèrent aussitôt de rire en voyant Pasquaïus mimer le ploutocrate qui flâne devant les magasins. Pasquaïus se dandinait, s’arrêtait soudain devant une devanture imaginaire et s’exclamait : « Oh ! le beau cadran solaire Rolexus, il faut que je pense à m’en acheter un avant mon cinquantième anniversaire, sinon j’aurais l’air d’avoir raté ma vie. » (10) Pasquaïus poursuivait sa flânerie, se retournant pour saluer des connaissances et les congratuler : « j’ai appris que vous étiez de la prochaine distribution de médaille de la légion d’honneur, comme c’est mérité ! » Puis, au passage d’un milicien invisible, il déclarait la main sur le cœur : « merci milicien, sans vous nous serions les proies des enfants des rues ! » Cette tirade là, les enfants l’attendait avec impatience, car elle les faisait rire aux larmes.
Pendant ce temps, Deved-Janus tentait de s’approcher au plus prêt de Pasquaïus sans se faire remarquer, faisant tantôt semblant de contempler les marchandises, tantôt semblant de rattacher sa sandale ou de compulser fébrilement un calepin à la recherche d’une information décisive. Puis, parvenu assez près, saisissant le moment propice, il glissait un billet dans la poche Pasquoïus et s’éclipsait aussitôt.
Au milieu des rires d’enfant, Pasquaïus imitait alors le ploutocrate qui cherche un mouchoir dans sa poche : « mais où donc est ce mouchoir ? Oh ! Qu’est-ce donc ? Je ne me souviens pas d’avoir mis ce billet dans ma poche ! » Puis, devant des enfants qui se roulaient par terre, il mimait les expressions d’incrédulités puis de frayeurs qui se peignaient sur le visage du ploutocrate. Puis il hurlait en sautant sur place et en agitant le billet : « Malheur de moi ! Le questeur sait que je ne paye pas mes taxes ! Malheur ! Malheur à moi ! » Puis, se ressaisissant, en lisait la suite du message et apprenait que le "R-P-R" pourrait l’aider. Et de s’exclamer : « Mais où trouverais-je le "R-P-R" ? Et d’ailleurs, qu’est ce donc que le "R-P-R" ? » C’est à ce moment qu’un autre enfant entrait en scène, et expliquait au ploutocrate qu’en échange d’une somme modique, tout pourrait être arrangé avec le questeur.
Sarkominus était révolté par ce procédé, mais il fut intégré de force à la bande. Balkanus faisait le guet pour alerter en cas d’arrivée d’un peloton de miliciens. Deved-Janus devait créer des diversions en provoquant des scandales, par exemple en traitant les passantes de « salopes » (11). Et grâce à sa taille avantageuse qui confirme que l’on a toujours besoin d’un plus petit que soi, Sarkominus réalisait tant de prodiges dans la plus grande discrétion, que tous les jours des dizaines de ploutocrates recevaient leurs petits messages et se jetaient dans les rets tendus par le "R-P-R".
Les biographes ne manquent pas de rappeler, à l’attention de tous ceux qui n’auraient pas été frappés par l’analogie, que cet épisode fait de Sarkominus l’égal d’Hercule, lui aussi obligé d’accomplir des tâches infâmantes, telles que nettoyer les écuries d’Augias, ou de Jason contraint de voler la toison d’or.
Une nuit, après une journée de travail épuisante, Sarkominus, sur le point de s’endormir, entendit Pasquaïus marmonner alors qu’il faisait la recette du jour : « S’emparer du pouvoir, au fond, c’est jeu d’enfant. Il suffit de devenir Chef de la questure pour réunir les noms des pigeons. Puis il faut devenir chef de la Milice impériale, pour disposer de la force ainsi que d’informations compromettantes sur ses rivaux. Et après, c’est trop simple : avec le trésor accumulé, il suffit de lever des légions et de payer des assassins pour éliminer le chef des tous les Repaires pour devenir chef à sa place ! »
4. Où l’on apprend comment Sarkominus devint le protégé du Chef de tous les Repaires et devint, à la place de Pasquaïus, chef du Repaire de Neuillus-sur-Sequana
Jour de fête au Repaire du Cyrnosien, fresque, Pompéi
Fort heureusement pour Sarkominus, sa bonne mère remuait ciel et terre pour le retrouver. Un jour, au cours d’une réception donnée en l’honneur du sénateur consul Chiracus, elle eut l’occasion, de confier ses malheurs à Bernadettia, l’épouse du futur César. Elle raconta en détail sa longue enquête, décevante, qui ne l’avait menée qu’à un obscur et incompréhensible cryptogramme : "R-P-R". Elle était résolue à enquêter sur ce mystère. Bernardettia, autant émue par le récit de la femme éplorée que par le fait qu’elle voulait mettre son nez dans les affaires du "R-P-R", intercéda auprès de son époux pour obtenir une prompte libération du jeune Sarkominus.
C’est ainsi que Sarkominus vit arrivé au Repaire, le sénateur consul Chiracus. L’homme était magnifique et Pasquaïus se prosternait devant lui.
« - Aurais-tu parmi tes esclaves, un petit Sarkominus ? » lui demanda-t-il. Pasquaïus n’eut pas le temps de répondre, que Sarkominus se jetait aux pieds de Chiracus en s’écriant : « Pasquaïus veut vous assassiner ! C’est un traître ! Il a, dans une malle, un trésor pour lever des Légions ! Venez, je vais vous montrer sa cachette ! » Pasquaïus poussa aussitôt des cris lamentables, se prosterna, invoqua une terrible méprise, un malentendu des plus faciles à dissiper, et jura qu’il s’apprêtait justement à déposer cette réserve d’argent au Repaire central.
Chiracus devina aussitôt les nombreux talents du jeune Sarkominus. Il lui demanda : « Travailler pour ce repaire est une tâche bien vile. Je pourrais t’en proposer d’autres bien plus dignes. Quel office aimerais-tu remplir ? »
« - Je veux tout d’abord vous servir fidèlement, car vous qui êtes mon sauveur, répondit le garçon. Je serais honoré de commencer par être Grand Questeur, puis Chef de la Milice impériale et, enfin, commandant de vos légions. »
Chiracus ria aux éclats. « Je vois que tu as tout compris ! Mais tu es trop jeune pour assumer d’aussi éminentes fonctions. Aussi, commencerais-je par te nommer préfet de la ville de Neuillus-sur-Sequana et chef du Repaire de cette ville. Comme tant de petits papiers sont passé entre tes mains, nul, mieux que toi, ne connaît ses braves citoyens. » Et c’est ainsi que le jeune Sarkominus fut nommé Préfet de ville.
Il retrouva sa mère qu’il avait si peu connu et il vécu heureux auprès d’elle jusqu’à l’âge de 27 ans. Son père devint un homme aussi taciturne et aigri qu’un artiste passé de mode peut l’être. Le public méprisait l’art figuratif et plus personne n’achetait ses fresques mythologiques. Paulus Sarkominus s’était bien essayé aux fresques monochromes, mais les critiques d’art lui faisaient observer qu’il n’utilisait jamais la « bonne couleur ». Renfermé, il maudissait le peuple « abruti » du pays de Droite et se reprochait de n’avoir pas cherché refuge en Atlantide.
Quand Sarkominus lui annonça fièrement qu’il était devenu préfet de la ville de Neuillus-sur-Sequana, Paulus répondit : « Hin ! Ça te va bien de rejoindre les incapables du gouvernement ! Et, pour que les choses soient tout-à-fait claires entre nous, sache qu’il y a une chose qui surpasse la nullité sans fond du peuple de Droite : c’est le fait d’être un chef du pays de Droite. A notre époque, ce qu’il faut, c’est être chef de l’Atlantide ! »
Sarkominus, remplit de piété filiale, pensa que son père avait mille fois raison. Il fallait tout réformer et aller de l’avant comme font les gens de l’île d’Atlantide.
Pourquoi, se demanda-t-il, extorquer des ploutocrates qui sont tout disposés à donner généreusement, pour peu qu’on leur promette une politique qui garnira leurs coffres ? Il fallait être moderne, c’est-à-dire être Atlantidéens ! Il convoqua les membres du Repère, il leur distribua des tuniques de soie brodées d’or, et leur expliqua, qu’à l’avenir, il ne serait plus question de voler ou d’extorquer. Pour obtenir l’argent des ploutocrates, il faudrait, à la manière des Atlantidéens, réaliser des « big chôôw », de grands spectacles qui stimulent leur ardeur à délier leurs bourses. Sarkominus composa des chants à la gloire de ses donateurs, qu’il interprétait pendant que Balkanus, Deved-Janus et Copéïus effectuait des chorégraphies endiablées.
L’un des meilleurs tubes de Sarkominus, fut écrit en l’honneur Bettencouria (12), une vieille ploutocrate dont la fortune pesait 14,4 milliards de sesterces, soit de quoi vivre, disait-on, 100.000 ans (13). Pour complaire à la ploutocrate, Sarkominus eu soin de choisir une mélodie à même de lui rappeler sa belle jeunesse (14) :
Une env’lopp’ sacrée
Tint’ d’un bling-bling fatal
Et le Repaire enivré
Rentr’à la nich’ fiscale !
Tes héritiers qui t’aiment
Et vénèrent tes ans,
Vu tout l’or semé
Ont répondu « Présent ! »
Refrain :
Bettencouria, nous voilà !
Devant toi, la porteuse de chance
Nous jurons, nous, tes gars
De nous servir jusqu’à trépas !
Bettencouria, nous voilà !
Tu nous as gonflés d’espérance
C’est sûr qu’on reviendra !
Bettencouria, Bettencouria nous voilà !
Tu as donnée sans cesse
Pour le bien du Repaire,
On parle avec tendresse
D’notre vieill’ mémère.
En attrapant tes sous
Et ton or, par ma foi,
On s’écrit, tout not’ saoul,
Une seconde fois :
(Refrain)
Quand gâteuse tu répète
Au p’tits gars du Repaire :
Ça brille, baisse la tête,
Y’en a plus par terre !
Nous brandissons la toile
D’un sac pour emporter
Les pièces d’argent, étoiles
Qui laissent pas dépités.
(Refrain)
La misèr’ est inhumaine
Quel triste épouvantail !
N’écoutons plus la haine,
Exaltons la marmaille
Pleine de confiance
Du Repaire, car dit-on
Le Repaire, c’est la Chance,
Et l’or, not’ bon patron.
(Refrain)
5. Où Démocrite explique comment le sage « voit » le monde
Le soleil était déjà haut dans le ciel. Il n’y avait toujours pas de navire à l’horizon. Une question me brûlait les lèvres : pourquoi Démocrite m’avait-il choisi et racheté à mon maître ? Je lui posais la question franchement et il me répondit : « A cause de tes fagots***… je n’avais jamais vu une chose pareille (15). »
« - Je ne comprend pas », répondis-je.
« - Tes fagots sans lanières révèlent un talent pour deviner comment les choses peuvent se lier entre elles, me répondit-il. Un sage ne regarde pas le monde avec ses yeux, mais avec l’intellect et celui-ci lui montre comment les choses se lient entre elles ou bien se délient, comment elles s’attirent et se retiennent ou se repoussent. »
« - Je ne comprend toujours pas », ai-je répété.
« - Tu as des dons pour devenir un sage, voilà tout ! Tu en ferras usage ou non, mais une vie d’esclave t’aurait pratiquement interdit de les épanouir. »
« - Quels sont ces dons ? », ai-je demandé.
« - Celui de « voir » avec l’intellect. Ou, si tu veux, celui voir par-delà de ce que les sens nous donnent à éprouver, répondit Démocrite. Un sage ne se contente pas de ce que ces yeux lui donnent à voir. A tout instant, le sage sait et ressent, qu’il se meut, comme un poisson dans l’eau, dans la matière invisible que forme la masse aérienne. Par l’intellect, il ressent l’agitation permanente de la masse des atomes de cette immense mer aérienne, qui l’enveloppe, mais qui entre en lui à chaque vague de respiration.
Celui qui regarde un feu dira que la flamme s’élève vers le ciel. Mais le sage, lui, « voit » des atomes invisibles et aériens, toujours en mouvement, qui heurtent et propulsent vers le ciel les atomes ignés qui composent la flamme (16). Ce ne sont pas les atomes de la flamme qui s’élèvent, ce sont les atomes de l’air qui les élèvent, puis qui les dispersent. La vision de l’intellect permet au sage de corriger la vue très partielle que lui offrent ses sens.
La vision de l’intellect porte plus loin que les sens. Elle permet de ressentir que la terre est suspendue dans un univers infini, qui lui-même repose sur le vide. Le sage rie, à chaque instant, qu’un équilibre si fragile puisse ainsi défier le temps. Et le sage ressent l’équilibre de ce monde infini, qui ne peut être l’œuvre d’aucun démiurge (17), car tout être, fut-il divin, subit la finitude. Chez le sage penser et ressentir finissent par se confondre. Ainsi ne voit-il plus l’objet qui est sous ses yeux, mais des atomes qui sous l’effet de différentes attractions, parviennent à faire corps ensembles pour tenter de défier le temps. »
La voile du pinardier paru à l’horizon. Nous nous dressâmes aussitôt pour héler les marins, qui firent cap vers nous. Ils nous invitèrent à monter à bord, contre une somme modeste et la promesse d’écoper ou de ramer si nécessaire. C’était un petit navire, avec une seule voile, une dizaine d'homme d'équipage, pas de cabines, mais une cale avec les réserves d’eau douce, une cambuse et un espace pour une cargaison d’une trentaine d’amphores. Comme le vent était favorable, nous passâmes sans encombre devant Olbia et ses marais salants, puis devant Kitharistès et son rocher en forme de bec d'aigle, puis devant Massalia, pour atteindre, le soir venu, le port de Fossae Marianae (18).
* Sur la lettre de Comtus Voir Vie de César Sarkominus VI, 2
** Sur le meurtre de Comtus, Voir Vie de César Sarkominus VI, 3
*** Sur les fagots de Protagoras, voir Vie de César Sarkominus III, 1
Notes :
(1) « La France d’après » fut l’un des slogans de Sarkozy lors de l’élection de 2007.
(2) Monaco, Marseille, Fos sur mer, Rhône, Lyon, Chalon, Yonne, La Seine, Paris
(3) Justin, Abrégé des histoires philippiques de Trogue Pompée XLIII, IV, 1-2
(4) Strabon, Géographie, IV, 1, 5
(5) Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, V. XXIX.
(6) Déclaration de N. Sarkozy au magazine Globe en 1994
(7) Jardin de plaisance
(8) Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, Livre V, Ch IV, 3
(9) Strabon, Géographie, V, 2, 7
(10) Le publicitaire Jacques Séguéla, intime de N. Sarkozy, interrogé le 13 février 2009 sur France 2, sur le côté bling-bling du président Sarkozy et sa manière d’exhiber ses Rolex, il répond : « Comment peut-on reprocher à un Président de la République d'avoir une Rolex ? Enfin, tout le monde a une Rolex ! ». Et d'ajouter : « Si à 50 ans on n'a pas une Rolex, c'est qu'on a raté sa vie » (la montre Rolex la moins chère coûte plus de 3 000€, la plus chère plus de 35 000€)
(11) Patrick Devedjian s'est illustré en traitant de « salope » l’ex-députée Anne-Marie Comparini, dans un reportage diffusé le 26 juin 2007 par la chaîne de télévision lyonnaise TLM.
(12) La présidence de N. Sarkozy aura été marquée par l'affaire Woerth-Bettencourt, du nom du ministre du Budget et trésorier de l'UMP et de celui de la milliardaire. L'affaire débute en marge du conflit juridique opposant la fille de Liliane Bettencourt, au photographe François-Marie Banier (ce dernier ayant reçu des dons considérables) pour « abus de faiblesse ». C'est le journal en ligne Mediapart, le 16 juin 2010, qui fera éclater l'affaire en diffusant des enregistrements de conversations téléphoniques entre Battencourt et son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre. Il y est question de comptes en Suisse, d'une île aux Seychelles, mais attire aussi l'attention sur l'épouse du ministre du budget qui dirige une société qui gère la fortune de Bettencourt. L'affaire, aussi confuse soit-elle, n'en révèle pas moins les liens très étroits entre politiques et grandes fortunes : un ministre du budget, qui s'est fait le héraut de la lutte contre l'exil fiscal, à pour épouse une femme qui gère la fortune d'une milliardaire qui a des comptes en Suisse et qui participe à un montage financier qui a pour effet de dissimuler au fisc la propriété d'une île aux seychelles. Le même ministre du Budget est aussi trésorier de l'UMP et a ce titre, il anime un "premier cercle", nom donné à de riches donateurs, dont Bettencourt. Il semble que de manières assez concomitantes, que Woerth ait favorisé l'attribution d'une légion d'honneur en faveur de P. de Maistre et qu'il lui ait présenté son épouse qui obtiendra le poste de directrice des investissements de Clymène, la société qui gère les intérêts de Bettencourt. Sarkozy est de plus en plus gêné par cette affaire, car son nom est cité par la comptable de Bettencourt comme un des hommes politiques récipiendaires de dons en espèces remis dans des enveloppes par les Bettencourt, notamment durant la campagne présidentielle de 2007.
(13) Le patrimoine de Liliane Bettencourt, 3e fortune française, après Bernard Arnault (LVMH) et Gérard Mulliez (groupe Auchan), en 2010, était de 14,4 milliards d’euros, soit 900 000 années de SMIC (16 000 € bruts par an)
(14) Le père Liliane Bettencourt, Eugène Schueller, fondateur de l'Oréal, a été, avant guerre, l'un des financeurs du groupe factieux et fasciste "Comité secret d'action révolutionnaire" (CSAR), plus connu sous le surnom de La Cagoule. En 1941, en accord avec les autorités allemandes, il crée le Mouvement social révolutionnaire avec Deloncle, le fondateur de la Cagoule. Il participe ensuite à la direction du Rassemblement national populaire (RNP), parti collaborationniste dirigé par Marcel Déat.
(15) « Épicure dit, dans la même lettre, que le sophiste Protagoras fut porte-faix, et gagnait sa vie à porter du bois ; qu'il changea d'état pour être d'abord copiste de Démocrite. Ce philosophe ayant admiré l'art avec lequel il arrangeait sa charge de bois, le prit à son service. Protagoras alla ensuite tenir école dans une bourgade, et devint enfin Sophiste. » Athénée de Naucratis, Le Livre VΙII des Deipnosophistes [354c]
(16) Voir Démocrite, fragment A LXI, Simplicius, Commentaire sur le traité du ciel d’Aristote, 712, 27
(17) Voir Démocrite, fragments A CLXVI, Saint Epiphane, Contre les hérésies, III, II, 9 et A XXXIX, Pseudo-Plutarque, Stromates, 7
(18) Hyères, Ceyreste, Marseille, Fos sur Mer