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Billet de blog 13 décembre 2011

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La lutte des classes et l'interventionnisme en Libye

Il n’est pas douteux que la révolution libyenne soit une vraie révolution, même si celle-ci n’a pu se développer sans le soutien des occidentaux (sans oublier les qataris).

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Il n’est pas douteux que la révolution libyenne soit une vraie révolution, même si celle-ci n’a pu se développer sans le soutien des occidentaux (sans oublier les qataris). Le nier reviendrait à nier que la révolution mexicaine de la décennie 1910-1920 ait été une vraie révolution, sous prétexte que Venustiano Carranza, Emiliano Zapata et Francisco (Poncho) Villa reçurent des armes et le soutien diplomatique des USA contre le dictateur Victoriano Huerta. Comparaison n’est pas raison, sans doute, mais il bon de se rappeler que l’impérialisme ne se manifeste pas nécessairement sous une forme contre-révolutionnaire et qu’il peut soutenir la révolution pour mieux la contenir. Ainsi le soutien extérieur potentialise-t-il l’élan révolutionnaire, pour mieux l’orienter vers des fins qui lui convienne. Tel fut le cas, d’ailleurs, de la révolution mexicaine, où les USA armèrent ensuite Carranza, le représentant de la fraction urbaine et petite bourgeoise, contre les révolutionnaires socialisant et agrairien Zapata et Villa (1).

Les Marines US lèvent le drapeau sur Vera Cruz, Mexique, 1914


Point n’est besoin de s’étendre, ici, sur la propagande mise en œuvre par les occidentaux et Al Jazeera (télévision qatare) pour légitimer la révolution libyenne, même si avec le recul, il apparaît que la conquête « à main nu » de la caserne de Benghazi ou l’existence de la fameuse colonne de char censée menacer la ville furent douteuse et que le bombardement de manifestants par l’aviation de Kadhafi n’est étayé par aucun fait objectif. Mais, après tout, le mensonge et la ruse sont consubstantiels à la guerre. Point n’est besoin non plus de s’étendre sur l’ampleur des moyens mis à disposition des révolutionnaires (armes, argents, soutien aérien, informations, forces spéciales…) en totale violation de la résolution de l’ONU qui prévoyait la seule protection des populations (2).

Avions US pendant l'expédition de 1916 au Mexique

Harley Davidson équipées de mitrailleuses pendant l'expédition de 1916 au Mexique


Si la révolution libyenne est une véritable révolution, c’est parce qu’elle a su mobiliser simultanément des classes sociales autour d’un objectif convergent de renversement d’une oligarchie qui accaparait la rente pétrolière, qui encadrait la population avec des « comités révolutionnaires » et des méthodes policières de type totalitaire et qui achetait la paix sociale en faisant retomber quelques miettes de la rente pétrolière, en recrutant une administration pléthorique et en faisant effectué les travaux les plus difficiles à une armée de travailleurs migrants.

La révolution libyenne a fait converger une petite bourgeoisie citadine, une jeunesse prolétarisée et des minorités opprimées. La petite bourgeoisie – incarnée par Benghazi – se voyait limitée dans son développement par une administration corrompue et par la médiocrité de l’enseignement dispensé en Libye. La jeunesse se trouvait de plus en plus en difficulté pour accéder à l’insertion. Les minorités, en premier lieu les berbères, subissaient une oppression culturelle, sociale et politique (3).

Francisco (Poncho) Villa et Emiliano Zapata assis côte à côte


Ces différentes classes sociales unies par le projet de se débarrasser de l’oligarchie kadhafiste ont combattu côte à côte, et durement. La forme de guerre imposée par les occidentaux fut en effet très violente, car elle consiste à débusquer un ennemi qui se terre pour se protéger des bombardements et à le contraindre à une visibilité qui fera une cible pour les avions de l’Otan. La guerre civile fut sanglante, même si nous ne disposons pas de chiffre fiable pour évaluer le nombre de morts (on a parlé de 30.000 à 50.000 morts, mais ces chiffres sont invérifiables et certainement douteux) (4). La violence en s’exacerbant a ravivé les vieilles oppositions régionales et tribales, les groupes vaincus étant aujourd’hui animé d’un ressentiment durable.

A l’exemple de la révolution mexicaine, les occidentaux et les qataris semblent à présent faire leur choix en faveur de l’une des factions révolutionnaires. Au lieu d’employer l’énergie collective, notamment en remobilisant les instances de médiations tribales et religieuses, pour élaborer un projet de société qui fasse consensus entre les factions, la petite bourgeoisie libyenne et ses alliés occidentaux semblent se lancer dans une entreprise d’élimination des groupes rivaux.

Venustiano Carranza (au centre)


Cette option s’est concrètement traduite par la dissolution du CNT (Conseil national de transition), qui réunissait toute les factions, pour former un gouvernement composé de technocrates (la plupart inconnus des libyens, l’un des rares connu étant Abdelrahmane ben Yazza, ancien responsable de la compagnie pétrolière italienne ENI, qui s'est vu confier le portefeuille du Pétrole et du Gaz). Manifestement, les missions prioritaires de ce gouvernement sont :
1. de relancer, avec le concours des majors, la production pétrolière (à un rythme très soutenu, puisque le Libye devrait retrouver sa production d’avant-guerre d’ici la mi-2012)(5),
2. de maintenir une administration en assurant le paiement des fonctionnaires dans un contexte de totale dépendance vis-à-vis de l’Occident, celui-ci ayant gelé 150 milliards d’avoir libyens, qui ne sont restitués aux autorités libyennes qu’au compte-goutte. A ce jour le Conseil de sécurité n’a autorisé qu’un déblocage de 18 milliards et dans les fait, seuls 3 milliards ont été versé (6).
3. de reconstituer une armée à partir des brigades de l’armée kadhafiste qui se sont ralliées au CNT à l’occasion de la rébellion.

En refusant les concessions politiques à la jeunesse et aux minorités, en refusant toute politique qui permettrait de cantonner dans des garnisons les « thowars » (combattants révolutionnaires) en échange d’une solde, tout en offrant des aides pour leur réinsertion dans la vie civile (l’Etat libyen est assez riche pour financer ce type de projet), le gouvernement libyen et les occidentaux laisse se développer un climat d’anarchie. Les combattants ne peuvent rendre leurs armes s’ils n’obtiennent aucune concession politique - ne serais-ce pour que le sacrifice de leurs camarades n’aient pas été inutile. Le gouvernement laisse pourrir la situation en escomptant le retournement d’une population qui, aspirant légitimement à un retour à la vie « normale », pourrait se lasser et dénoncer dans leurs « libérateurs » d’hier des fauteurs de troubles.

Affiche US promettant une récompense pour la capture de Villa


Le samedi 10 décembre, les forces gouvernementales semblent avoir tenté un premier coup de force, mais sans succès contre les « thowars ». Des soldats de la deuxième brigade d'infanterie de l'armée nationale libyenne, commandés par Khalifa Belqasim Haftar, nommés « chef d’Etat major » par les officiers de l’armée libyenne le 17 novembre 2011, ont tenté de prendre le contrôle de l’aéroport de Tripoli, occupé par des thowars de la ville de Zenten. Khalifa Belqasim Haftar est l’homme des américains, ancien chef de la « Force Haftar », entraînée au Tchad par la CIA dans les années 90, pour renverser Kadhafi. D’après certaines rumeurs, Khalifa Haftar aurait fait enlevé le Général Abdelfattah Younès, chef militaire du CNT (et ex-n°2 du gouvernement libyen, rallié à l'insurrection) et l’aurait ensuite livré aux islamistes de "la Brigade des Martyrs du 17 février", qui se serait chargée de le torturer et de l’assassiner le 28 juillet 2011. Khalifa Haftar était le chef de cabinet d'Abdelfattah Younès et il l'a immédiatement remplacé à la tête des troupes du CNT.

Combattants zapatistes, 1911


L’action militaire contre l’aéroport a été préparée idéologiquement par des manifestations de tripolitains contre les thowars, par l’arrivée du Qatar - où il réside -, de Youssef Karadhaoui (ou Al-Qaradawi ou al-Qaradâwî), consultant religieux sur Al Jazeera, président de Union Internationale des Savants Musulmans (oulémas), pour demander aux miliciens de désarmer et par un accord politique avec les thowars de Misrata pour qu’ils quittent Tripoli.

Samedi 10 décembre, donc, l’armée a tenté une reprise en main de l’aéroport, mais a échouée devant la résistance des thowars de Zenten. Il y aurait eu au moins cinq blessés. Les thowars ont dénoncé un coup de force pour s'emparer de l'aéroport et fait appel au ministre de la défense, Oussama Jouili, ancien chef des combattants de Zentan, qui a minimisé l’incident. Par contre, Al Jazeera (chaîne Qatar) a relaté les faits de manière très originale et dénoncée une tentative d'assassinat de Khalifa Haftar (7).

Francisco (Poncho) Villa assassiné


Ce premier coup d’essais est raté et il ne me manqué d’accroître la défiance de thowars vis-à-vis du gouvernement. On perçoit qu’à partir de Zenten, ville de l’ouest, un pôle de résistance se structure. Assez puissant pour imposer la nomination de leur ancien chef au poste « ministre de la défense » (même s’il n’a pas l’air d’avoir beaucoup d’autorité sur les unités militaire) et en jouant de quelques atouts : les thowars de Zenten détienne Seif al-Islam Kadhafi (homme gênant), ils ont des liens avec les berbères du Djebel Nafoussa (qui ne voient venir aucune reconnaissance de la langue amazigh, ni de projet d’autonomie régionale) et ils ont des alliances traditionnelles avec les habitants de Bani Walid, fief des Ouarfalla (ou Werfallah), tribu traditionnellement alliée à Kadhafi et qui ne manquerait pas de s’allier aux thowars Zenten, si c’était là le moyen de se venger de la mise à sac de leur ville par les thowars de Misrata (8).

A laissé les choses pourrir, d’autres pôles de résistances pourraient se structurer, regroupant des fractions de la jeunesse révolutionnaire, des membres des tribus défaites et humiliées et d’autres minorités, en particulier noire, comme celle de Tawargha (ou Taouergha), à l’ouest du pays, celle du district de Sabha, dans le centre ou encore les touaregs des zones sahéliennes.

Gageons que pour aider le nouveau gouvernement libyen à mater dans le sang les classes populaires et la jeunesse en arme, nos médias nous apprendrons bientôt que les insurgés sont des « sauvages », incapables d’apprécier à sa juste valeur la liberté que nous leur avons « offert », et qu’ils méritent, en définitive, un gouvernement islamique autoritaire.

Douglas Fairbanks dans The Lamb, 1915

Notes :

(1) Rappel historique concernant la guerre civile mexicaine : le 9 février 1913 un coup d’État est organisé par Victoriano Huerta qui établit une dictature. Venustiano Carranza, gouverneur du Coahuila, lance une insurection qui va être rejointe par des groupes de guerilla déjà organisés autours de personnalités comme Emiliano Zapata, Francisco (Poncho) Villa ou Pascual Orozco. En mars 1913, Th. Woodrow Wilson est élu à la Maison Blanche. Il autorise les livraisons d'armes en faveur des révolutionnaires. Le 21 avril 1914, Woodrow Wilson ordonne à la marine d'envahir le port de Vera Cruz, Mexique. Le prétexte est l’arrestation de quelques marins américains en goguette par les autorités mexicaines. En juin, Huerta est obligé de fuir le Mexique. Les USA quitte Vera Cruz en novembre 1914. Après une phase confuse où les chefs révolutionnaires se dispute le pouvoir, Washington reconnaît en octobre 1915 le gouvernement de Venustiano Carranza et établit un embargo sur les munitions que Villa se procurait jusque-là aux États-Unis. Wilson fournira des projecteurs électriques géants alimenté par du courant américain afin d'aider Alvaro Obregon à repousser l'attaque de nuit des troupes de Villa à la ville frontalière d'Agua Prieta et il autorisera les armées de Carranza à passé par les Etat-Unis pour prendre à revers les Villistes. Le 16 janvier 1916, Villa pour mettre la main sur un marchand d'armes US, Samuel Ravel, qui lui a vendu des munitions défectueuses entre aux USA et attaque la petite ville de Columbus dans le Nouveau-Mexique et y fait une quinzaine de victimes. Wilson ordonne alors au général Pershing d’engager les opérations contre Villa pour s’en emparer mort ou vif. Les troupes américaines interviennent équipées d’avions et de motos, dans le Chihuahua et les opérations durent jusqu’en février 1917 sans aboutir à des résultats décisifs. Le 1er mai 1917, Carranza est nommé président à titre définitif et il accélère la guerre à outrance contre les dissidents, Zapata et Villa. Le 10 avril 1919, Zapata est attiré dans un guet-apens et tué. A la chute de Carranza en 1920, le nouveau président Adolfo de la Huerta offre à Villa l’amnistie et un ranch à Chihuahua, en échange de l’arrêt de ses activités guerrières et de son retrait de la vie politique. Villa accepte, mais meurt trois ans plus tard, assassiné dans son ranch pour des raisons politiques, pendant la présidence de Obregon. Le Mexique payera cher ce « soutien » US, puisque Carranza cèdera aux USA l'État de Basse-Californie.

(2) Les doutes émergent du fait qu'Al Jhazira a été reprise en main et que la plupart des "informations" concernant les massacres imputés aux kadhafistes sont peu étayées. "Aucun témoignage direct n’a été produit, aucune image de ce massacre n’a été montrée – ce qui, à l’époque des téléphones portables avec caméra, omniprésents, paraît surprenant", observe Hugh Roberts dans un article paru dans la London Review of Books. Rony Brauman fait observer que "la militarisation du soulèvement a été presque immédiate, dans les jours qui ont suivi les premières manifestations. A Misrata, la résistance a été particulièrement vigoureuse, et il est faux de prétendre que des civils se soient battus à mains nues contre des troupes suréquipées." Jean-Marie Fardeau, directeur France Human Rights Watch déclare : "il n'a jamais été démontré que des avions ou des hélicoptères aient tiré sur les manifestants à Tripoli. Cela ne veut pas dire que cela n'a pas eu lieu, mais, à ce jour, aucune preuve ne l'a établi à notre connaissance."
Voir :
Monde du 24.11.11, L'opération libyenne était-elle une "guerre juste" ou juste une guerre ?
Blog de l'historien Tzvetan Todorov. La guerre de Libye : les faits et leur représentation
26.11.11. Médiapart/blog. Libye : après la stratégie du choc, la stratégie du chaos artificiel ?
07.12.11. Mediapart/blog. Le Qatar, un inquiétant électron libre en Libye

13.12.11. Le Monde. Lorsque Rony Brauman et BHL débattent, la vérité des faits reste au vestiaire…


(3) Voir : 16.04.11. Libération. La vie au pays de Kadhafi

(4) Rony Brauman, dans l’interview au Monde cité plus haut fait observer : « Je me trouvais à Misrata en juillet: je m’attendais à voir une ville détruite, j’ai commencé par constater que le port, cible de bombardements répétés, disait-on, était absolument intact. Les affrontements ont en fait été circonscrits à deux quartiers, dans lesquels les dégâts sont énormes, tandis que le reste de la ville est normal. Aucun des habitants avec lesquels j’ai parlé ne se présentait d’ailleurs comme un survivant. En mai et juin, les équipes de Médecins sans frontières qui étaient sur place recevaient très peu de blessés et envisageaient même de plier bagage. Qu’il y ait eu des combats acharnés, que le siège ait été violent, c’est indéniable. Mais Misrata n’est pas cette ville réduite à l’état de décombres que vous [BHL] décrivez. »

Note postérieure à la publication du billet : Moustapha Abdeljalil, président du CNT, déclare à la conférence de l’Union européenne sur les droits de l’homme à Varsovie, le 16.12.11. déclare que « le nombre des martyrs est de 24 000 à 25 000, et parmi eux de 5000 à 6000 qui étaient mariés et qui laissent des veuves et des enfants. Et il y a également 35 000 blessés. »

(5) 07.12.11. Zonebourse. Pétrole : Retour à la production de pétrole plus rapide que prévu en Libye

(6) 10.12.11. Reuters. Les dirigeants de Tripoli demandent à l'Onu les fonds libyens
(7) Voir :
07.12.11. Le Figaro (AFP). Libye : manifestation contre les armes
08.12.11. L'Orient le jour. Libye: Misrata demande à ses combattants de quitter Tripoli
08.12.11. Maghreb Confidentiel. Al-Qaradawi en mission commandée
11.12.11. CRIonline. Cinq blessés dans des affrontements samedi à Tripoli
11.12.11. Canoe.ca. Les combattants pas prêts à quitter Tripoli
11.12.11.Magharebia. Affrontements à l'aéroport de Tripoli, attentat contre le chef de l'armée
11.12.11. Blog Ahfir. On creva les yeux du Général Abdel Fattah Younès avant de le brûler vif

(8) Seif al-Islam Kadhafi dans une vidéo se dit bien traité et qu'il y a même matière à dialoguer avec ses geôliers.

21.11.11. TSR.ch. Vidéo : Séquences choisies - Seif al-Islam Kadhafi parle
Dans le monde diplomatique (Qui a gagne la guerre en Libye ? 12/11) il est mentionné que les thowars de Zitan ont refusé d'attaquer Bani Walid, fief des Ouarfalla (ou Werfallah), tribu alliée à Kadhafi.

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