Chapitre IV Où l’on relate à quel point la crainte est un genre de sentiment qui revient par la fenêtre si l’on se contente de la chasser par la porte.
Résumé des épisodes précédents : Le jeune esclave Protagoras désigné pour servir le sage Démocrite raconte comment le sage s’est employé avec son rire proverbial à rassurer les membres de la petite colonie grecque de Cap negriti, communauté passablement inquiète depuis l’élection, par les barbares du pays de Droite, de leur nouveau césar : Sarkominus.
1. Où Théodotos rapporte les plaintes du voisinage
Au petit matin, non sans étonnement, je trouvais Théodotos, Démocrite et quelques éminents citoyens de la colonie, tenant conciliabule près d’une baraque de jardin. Théodotos tournait en rond et agitait nerveusement une liasse de billets. Théodotos, tremblant autant de peur que de colère, saisit l’un des billets pour en donner lecture :
« A Théodotos, responsable de la colonie grecque de Cap negriti. Cher voisin, étant comme vous un métèque, je profite du généreux accueil que nous accorde le divin Sarkominus et le grand peuple du pays de Droite. Aussi dois-je vous faire part de la préoccupation que suscite le mauvais esprit qui règne dans votre communauté. Comment, cher voisin, tolérez-vous de vos gens qu’ils colportent des rumeurs ignobles qui salissent le grand Sarkominus ? J’en ai même entendu qui plaisantaient sur Messaline, cette pieuse matrone qui consent à tous les sacrifices pour élever ses enfants et soutenir un grand homme accaparé par son œuvre ! Les rieurs applaudiront sans doute, mais le citoyen, lui, se souviendra de vos plaisanteries de métèques ! L’arrivée d’un soi-disant sage, du nom de Démocrite, a portée à son comble l’arrogance de vos gens et leur fatuité toute grecque. La raillerie qui rabaisse Sarkominus, un homme qui arbore tous les signes de la réussite, dissimule mal le ressentiment fielleux d’hommes condamnés à une médiocrité toute démocratique. Pire, vous ajoutez une impiété à vos vilénies qui témoigne de l’inanité de la science grecque. Un exemple frappant de la bassesse où est tombée votre philosophie est votre incapacité, quand vous évoquez Apollon*, à préciser de quel Apollon vous voulez parler ! Parlez-vous d’Apollon argyrótoxos, « à l'arc d'argent », d’Apollon loxías, « l'oblique » qui prononce les oracles, d’Apollon alexíkakos, « qui éloigne le mal », d’Apollon phoibos, « le brillant » ou d’Apollon mousagétês, « le conducteur des Muses » ? Votre dilettantisme intellectuel vous rend bien incapable d’apporter cette indispensable précision ! Etant moi-même l’une des hypostases d’Apollon, mieux connue sous le nom d’Apollon khrusolúrês, ou Apollon « à la lyre d'or », permettez-moi, messieurs les philosophes, de bien rigoler ! J’ajouterais qu’ayant été moi-même victime de rumeurs calomnieuses, en particulier à la suite à d’opérations immobilières rendues nécessaires par un malheureux incendie qui a ravagé Rome, je ne puis que partager la souffrance de Sarkominus. »
C’est signé « Néron », vous savez l’exilé qui a racheté la villa du bord de mer. Je vous lirais aussi cette lettre, qui vous vise tout particulièrement Démocrite : « Ce fou rendu effrayant par les rires absurdes déformant son visage mérite sa place dans la galerie des monstres ! Qu’il sache que c’est celui qui dit, qui y’est ! Sarkominus est le plus gentil des hommes de la terre et l’horrible portrait que vous faites de lui n’existe nulle part ailleurs que dans votre miroir ! »
C’est signé Méduse la Gorgone. S’il n’y avait que ces courriers menaçants je ne vous convoquerais pas de si bonne heure. J’ai été troublé hier par cette remarque de la patrouille de la milice impériale qui m’a salué d’un : « alors, comment ça va les métèques ? On profite bien du pays de Droite ? Et comment ça va à la maison ? Elle grouille de gosses ? Nous, on n’est pas si nombreux que vous. Cela peut devenir un problème. Par exemple, si vous vous faites agresser, comme on n’est pas très nombreux, c’est bien possible que l’on n’arrive pas à temps pour vous secourir. » Les miliciens sont repartis en rigolant. »
Théodotos marqua une pause, prit un air grave et solennel, avant d’interroger les notables : « Mes amis, devons-nous restreindre notre liberté de parole ? Je souhaite que chacun de vous exprime son sentiment. »
2. Où Zosime démontre que Sarkominus ne s’est point saoulé en compagnie de Vladimir le Scythe
Vladimir le Scythe, Vase, période hellénistique
Zosime prit la parole : « J’exige pour ma part que cesse immédiatement le colportage d’une rumeur détestable. Il se dit, qu’à l’occasion du congrès de l’Internationale des ploutocrates, Sarkominus aurait particulièrement festoyé en compagnie de Vladimir le Scythe, et que « contrairement à l’âne de Chrysippe, il n’aurait pas mangé que des figues (1). » Cette expression détestable laisse entendre qu’il se serait saoulé avec du vin pur. De nombreux témoins attestent qu’il serait apparu en public titubant, dodelinant de la tête et grimaçant. Si je me suis refusé à rire avec d’autres, et notamment avec quelques uns qui sont dans cette assemblée, c’est parce que les faits rapportés me semblent des plus improbables. Sarkominus, c’est notoire, ne boit que de l’eau. Sans doute a t-il eu un comportement étrange, mais il existe bien d’autres explications à de telle étrangeté ! En enquêtant, il m’est apparu qu’Orphée était derrière tout cela. Son mobile est clair : il a voulu se venger des propos outrageant tenus par Sarkominus à l’encontre des peuples thracophygiens qui vivent de part et d’autres des rives de l’Hellespont. Peuples que Sarkominus veut tenir loin de l’Europe au motif qu’ils ont un pied en l’Europe et un autre en l’Asie (2) ! Orphée, fils de Calliope et de Polhymnie, roi de Thrace, qui a grandit en Phrygie et qui porte fièrement le costume de cette contrée, son fameux bonnet, son manteau léger flottant et son chiton brodé qui tombent jusqu’aux pieds, a du se sentir outragé. Voilà mon hypothèse : Orphée aura versé dans le verre de Sarkominus de l’eau du fleuve Gallus, qui coule en Phrygie, eau qui rend furieux quiconque en absorbe ne serait-ce qu’une gorgée : « Entre le verdoyant mont Cybèle et Célènes la Haute", dit-elle, coule un fleuve, nommé Gallus, à l'eau qui rend fou. Qui en boit devient fou; écartez-vous loin d'ici, vous qui veillez à votre santé mentale: qui boit de cette eau devient fou. » (3), nous dit Ovide. Qui hormis un fou furieux, ou un homme rendu fou furieux par un sortilège aurait pu dire de Vladimir le Scythe qu’il était un homme « ouvert » et « intelligent », et que sa compagnie était « très agréable » (4) ? Où trouver l’ouverture d’esprit chez ce monstre qui se promettait « d’aller buter les Gargares jusque dans les latrines » ? Où est l’intelligence chez ce barbare sanguinaire qui, pour capturer quelques insurgés Gargares, consentit à sacrifier la vie de 186 enfants pris en otage (5) ? Comment – à moins d’être animé par une folie furieuse -, trouver tant de grâces chez cet homme qui s’est illustré en massacrant le quart de la population Gargare, peuple qui pour assurer sa survie mobilisa des combattantes ? Avant Vladimir le Scythe, Pompée avait tenté de soumettre ce peuple fier et ramené pour son triomphe, nous dit Appien, quelques une de ces guerrières : « Parmi les otages et les prisonniers, on trouva beaucoup de femmes qui avaient des blessures aussi graves que les hommes. On crut que c'étaient des Amazones, mais on ne sait pas si les Amazones sont une nation voisine qui fut appelée à l’aide à ce moment-là ou si certaines femmes guerrières sont appelées Amazones par les Barbares de cette contrée. » (6) Non ! Décidemment, seule une fureur surnaturelle peut expliquer un semblable emportement ! Ce qui doit achever de nous convaincre c’est que ce délire contredisait toutes ses professions de foi ! Ne proclamait-il pas : « notre silence face aux 200.000 morts et aux 400.000 réfugiés des guerres contre les Gargares n'est pas tenable. » ? Ne jurait-il pas : « je veux être le César des droits de l'Homme. Je ne crois pas à la "realpolitik" qui fait renoncer à ses valeurs sans gagner des contrats. Je n'accepte pas ce qui se passe chez les Gargares qui est contraire aux valeurs universelles du pays de Droite » (7) ? Seule l’absorption d’eaux de Gallus peut expliquer ce genre de délire verbal et le vin pur doit être complètement innocenté. Etant moi-même viticulteur, consommateur quotidien de vin et propriétaire de l’échoppe Nicolos installée dans l’artère centrale de notre colonie, j’exige que nous votions une motion condamnant très sévèrement le colportage de ce genre de rumeurs ! »
« - Je te remercie Zosime pour ton invitation à la vigilance. Nous soumettrons ta résolution au vote, reprit Théodotos. Un autre voudra-t-il prendre la parole pour défendre la nécessité d’instaurer la censure ? »
Un silence gêné s’installa, et personne, malgré l’insistance de Théodotos ne voulu prendre la parole.
3. Où l’auteur raconte comment la lâcheté des siens l’a exaspéré
« - Peut-être, Démocrite nous apportera-t-il l’éclairage de la raison, lança Théodotos. Voulez-vous bien, honoré maître, nous prodiguer vos conseils ? »
« - La censure ? fit Démocrite. Cela me donne envie de rire la censure !, s’exclama, hilare, le vieux sage. Ce qui est très drôle s’agissant de la censure c’est qu’elle porte le plus souvent sur des secrets de polichinelle ! Par exemple, dans telle communauté, chacun sait que le chef couche avec l’épouse de tel ou tel, mais nul n’en parle, en tout cas pas publiquement. Ou bien encore, chacun sait que tel ou tel éminent citoyen a été condamné pour quelques escroqueries, mais chacun fait comme s’il ignorait ce verdict. Censurer et s’autocensurer sur des faits que tout le monde connaît est le meilleur moyen de prouver sa loyauté et sa soumission envers le groupe. Inversement, quand le groupe est sur le point de s’effondrer, faire circuler des rumeurs est un bon moyen de le ressouder. Echanger des messages, les répéter, les réentendre, les re-colporter et les faire grossir est un moyen de s’assurer de son appartenance à un groupe et de participer à une sorte d’œuvre collective. De même, la recherche collective de coupables aux problèmes du jour est une activité excitante. Piétiner, massacrer, briser dans un acte de destructivité collective est une manière – sans doute bien pauvre - de coopérer, mais tout de même une manière de réactiver les liens de la communauté. Donc, pour répondre à votre question sur les rumeurs, je dirais que, plutôt que de censurer les rumeurs, vous devriez vous atteler à stimuler l’aptitude chacun à surmonter sa peur. »
« Houuu ! Houuu ! », hurlais-je en sortant de ma cachette. Je m’étais noirci le visage avec de la suie, j’avais les cheveux couverts d’herbes et de feuilles et tenait un bâton pour imiter un joueur de flûte. Je sautais au milieu de l’assemblée et je mis à danser, à cabrioler sans craindre de bousculer les notables, les enjambant en de grands sauts. « Houuu ! Houuu ! Je suis le dieu Pan, le semeur de panique ! Courez en tous sens, serviteurs du Grand Couard ! Houuu ! Houuu ! Avec ma flûte je vais faire venir Sarkominus ! Houuu ! Houuu ! Au secours ! Houuu ! Houuu ! Courez les trouillards, il en est encore temps ! Houuu ! Houuu ! »
Les hommes du Conseil étaient furieux. Théodotos me menaça de sévères punitions. Comme je leur riais au nez et les traitais de lâches, ils ramassèrent des bâtons et tentèrent par des croche-pieds d’arrêter ma danse insolente. Mes cabrioles aériennes anéantissaient leurs efforts. Mon cœur battant, mes rires mêlés de cris et mon regard vif et extasié par le danger enchantaient la course folle de mes jambes alertes.
Jusqu’à ce que je sente ma cheville craquer.
Après avoir été mordu par la douleur, j’entendis les rires réjouis des hommes armés aux bâtons. Je jugeais que le chêne, auprès duquel Démocrite se tenait assis, serait le plus sûr refuge et j’y grimpais. Sur une branche haute, je m’armais d’un branchage pour repousser mes assaillants.
« - Descend et demande pardon à ton maître ! », hurla Théodotos. Je lui répondis qu’il pouvait toujours rêver. « Tu finiras bien par descendre, me lancèrent les notables. Allons, ne fait pas l’enfant. Descend et soumet toi ! » Je riais en guise de réponse et m’installais, le plus confortablement possible dans mon arbre.
Théodotos, honteux que son esclave le défie de la sorte en public, déclara qu’il était le premier à blâmer : « A ma décharge, précisa t-il, il faut bien admettre que les nouveaux jeunes ne nous ressemblent en rien. Jamais nous n’aurions à ce point manqué de respect à un adulte. Platon a bien raison de condamner cette époque où l’on ne respecte plus d’autorité, parce que l’on n’ose plus exercer l’autorité. Epoque où : « le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, [où] le fils s'égale à son père et n'a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre ! Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. Les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. » Comment s’étonner après, ajoute le philosophe, que « les personnes des deux sexes qu'on achète comme esclaves ne [soient] pas moins libres que ceux qui les ont achetées. » (8) Tout est de ma faute ! Je suis trop libéral ! »
Zosime l’approuva : « Sur ce point Sarkominus doit être approuvé sans réserve : tout va de travers ! Je l’ai entendu dire ironiquement l’esprit de notre temps : « L'autorité ? C'est devenu presque un gros mot » et promettre qu’il rétablirait l’autorité, même si cela doit déplaire aux bien-pensants : « Que je sois décidé à rétablir les valeurs du travail, du mérite, du civisme et de l'autorité, est un affront pour tous ceux qui ont ridiculisé pendant trente ans ces vertus. » (9)
Artocès ajouta : « Ce sont évidemment les parents et les adultes qui sont les plus coupables des débordements de la jeunesse. Plaute a récemment rapporté ce travers inouïe qui anéantit tout projet éducatif : « Et maintenant, avant d'avoir sept ans, un garçon, si tu le touches de la main, aussitôt il casse la tête de son pédagogue avec sa tablette. Si tu vas chez son père pour réclamer, le père dit à son fils : " Tu resteras des nôtres aussi longtemps que tu pourras te défendre d'une injustice [commise par un professeur]" On prend à partie le précepteur : "Eh, vieillard de rien du tout, ne touche pas à cet enfant pour la simple raison qu'il a été un peu vif." Est-ce que c'est de cette façon que le précepteur peut exercer son autorité, si lui-même est le premier à être battu ? » (10) Les professeurs sont aujourd’hui les martyrs de leurs élèves ! de mémoire d’homme, on n’a jamais vu ça ! »
Zosime ajouta : « Sarkominus a justement dit : « En récusant toutes les manifestations de l'autorité on excuse tous les débordements. On a promu la violence et parfois même la barbarie dans la société. On a introduit une sorte de violence primitive dans les rapports sociaux. L'ordre, c'est quand l'autorité du maître est respectée, c'est quand l'école apprend à l'enfant à faire la différence entre le bien et le mal, à distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, à apprécier ce qui est beau et ce qui est grand. L'autorité c'est le fondement de l'ordre. » (11)
« - Alors descendras-tu ?, me demanda Théodotos. Tu vois bien, nous sommes tous d’accord pour dire que nous sommes les premiers fautifs et que nous sommes, à cause de notre laxisme, les seuls responsables de tes agissements. »
« - Descend petit !, crièrent plusieurs. Les seuls qui méritent d’être punis, c’est nous. Tu n’as rien à craindre ! Descend ! »
Je leur fis observer qu’ils auraient été plus convainquant en prenant la peine de lâcher leurs bâtons ; et je les apostrophais en les traitants de lâches doublés de fourbes.
« - C’est bien ce que nous disions : il est urgent de rétablir l’autorité », lança Artocès. « Nous allons faire appel à la milice impériale ! C’est ça que tu veux ? », me demanda Théodotos.
Je lui répondis que je chiais sur les uniformes ignobles de la milice et sur les monstres qui étaient dedans. Les notables furent effarés par mes propos. Démocrite regardait ailleurs.
« - Je te briserais ! », hurla Théodotos en brandissant son bâton.
4. Où Démocrite explique ce qu’est vraiment l’autorité
Démocrite se leva et dit : « Théodotos, ne rapporte-t-on pas, à propos de Platon, que tu aimes à citer, qu’il aurait dit à Xénocrate en lui tendant un bâton : « Je vous prie, châtiez cet esclave; je ne puis le faire parce que je suis irrité. » (12) Comme vous semblez tous en proie à la colère, je vous propose de reprendre des activités à même de vous détendre, pendant que je me chargerais, moi qui suis sans passion, de châtier ce garçon en ne songeant qu’à la justice. »
Les notables, pas mécontent de retourner à leurs affaires, se rangèrent à l’avis de Démocrite et entraînèrent avec eux Théodotos. Démocrite se rassis. Il fouilla dans son sac et en sortit une pièce de tissus, qu’il effila avec un couteau pour y découper des bandelettes. Je l’observais non sans expectative. Il me demanda : « Tu crois que je vais monter dans l’arbre pour te bander la cheville ? » Je descendis de l’arbre. « Assied-toi ! » dit-il en me saisissant le pied, qu’il examina et banda ensuite.
« - Alors, donc, me demanda t-il, tu ne respectes aucune autorité ? »
« - C’est la lâcheté que je ne respecte pas, répondis-je. On ne peut vivre sans vergogne. »
« - Evidemment que l’on ne peut vivre sans vergogne !, répondit-il légèrement agacé. Mais tu ne réponds pas à ma question ! Je t’ai demandé si tu ne respectais aucune autorité. »
« - Mais quelles autorités ?, demandais-je. La Milice ? »
Démocrite éclata de rire. « La Milice, une autorité ! Elle est bien bonne !, fit-il. Manifestement, tu ne sais pas ce qu’est l’autorité. Laisse moi, pour t’éclairer, te rapporter cette anecdote à propos de Diogène : « Un jour, ayant été pris comme esclave, le marchand qui le proposait à la vente lui demanda ce qu’il savait faire. Diogène répondit : "je sais parler et exercer l’autorité ; tiens, vends-moi à cet homme qui passe là, il a besoin d’un maître !" Cet homme était un certain Xéniade, qui acheta Diogène et le proposa, à cause de son éloquence, à la charge de ses enfants. Peu après il lui confia même la direction de sa maison. Diogène l’administra si bien que Xéniade affirmait partout : "Un bon génie est entré dans ma maison" ». Diogène immédiatement après avoir été acheté avait mis les choses au clair avec Xéniade, lui enseignant que, « quoiqu’il fût le maître, il devait lui obéir, de même qu’on obéit à un médecin ou à un pilote, sans s’inquiéter s’ils sont esclaves. » (13) L’autorité dépend exclusivement de la compétence que l’on reconnaît à celui que l’on consent à suivre. Si l’un possède l’art subtil de concilier les points de vue et de recréer le consensus, nous lui reconnaîtrons bien volonté de l’autorité. Si un autre sait vous aider à clarifier nos objectifs et à identifier les moyens idoines pour les atteindre, nous lui reconnaîtrons de même de l’autorité. Celui qui sait prendre des risques calculés pour protéger autrui, nous lui en reconnaîtrons aussi ; et celui qui sait transmettre ce qui lui a été transmis, pareillement. Mais celui qui use de menace pour obtenir de l’obéissance, celui-là, par définition, n’a pas d’autorité. Maintenant que tu sais ce qu’est l’autorité, je te demande si tu n’en respectes aucune ? »
« - Mais dans notre temps, fis-je, existe-t-il une autre autorité que l’argent ? »
« - Faisons encore appel à Diogène : « Diogène se moquait des gens qui scellent leurs trésors avec des verrous, des clés et des cachets, mais ouvrent toutes les portes et fenêtres de leur corps, la bouche, le sexe, les oreilles et les yeux. » (14) Les âmes qui consacrent toute leur énergie à retenir - comme on retient avec l’orifice que Diogène n’a pas mentionné – ne pensent pas à l’unisson avec leurs sens. Les yeux de ces âmes n’explorent pas le monde, les oreilles de ces âmes ne sont pas à l’affût du sens, le sexe de ces âmes, par des caresses, ne partent pas à la découverte d’autrui. Leurs sens, comme abandonnés par l’âme, sont passivement subjugués par les impressions qu’ils reçoivent. C’est pourquoi ces âmes qui retiennent ont des corps qui courent après tout ce qui brille. L’envie les guide et les entraîne dans une folle course. S’ils s’égarent et s’inquiètent, ils ne peuvent consulter leur âme qui est trop occupée à retenir. Ce monde, qui est bien celui des ploutocrates, c’est-à-dire un monde façonné pour eux et à leur image, n’a pas besoin d’autorité. Tout ce qu’ils réclament c’est un tyran brutal capable d’apaiser leur inquiétude, qui garantisse leur privilège, qui veille sur eux tandis qu’ils courent en tous sens et qui les relèvent quand ils chutent. Mais, je m’éloigne de ma question initiale : Protagoras, est-il une autorité que tu respecte ? »
« - Je suppose, répondis-je, que je respecterais l’autorité qui m’apprendra à lire la carte du monde, afin que j’y puisse, librement, y diriger mes pas. »
« - Et bien, si tu veux bien me faire le privilège de me reconnaître comme cette sorte d’autorité, tu feras ce que je te dirais. Tu iras voir Théodotos, tu lui présenteras tes excuses. Tu ajouteras que je t’ai bien rossé, mais insuffisamment, et que tu dois donc te présenter à moi dès demain pour recevoir la suite de ta correction. Et ne vas pas t’exposer, par d’autres enfantillages, à des punitions qui te ferais envoyer aux champs ou je ne sais où, car j’aurais très bientôt besoin de ton aide. C’est tout ! A demain. »
Je quittais Démocrite et appliquais ses ordres à la lettre.
5. Où les peuples découvrent les nouveaux slogans de l’Internationale ploutocratique, qu’ils devront apprendre par cœur
Le soir venu, la confusion inspirée par l’annonce du retour imminent de Sarkominus, fit que l’on oublia de nouveau la récitation de Démocrite. Les habitants supputaient sur les décisions prises par l’Internationale des ploutocrates et échangeaient des rumeurs sur l’imminence d’une guerre civile que Sarkominus déclencherait pour écraser les dernières légions fidèles au parti plébéien. On jugea opportun de réunir sur la place centrale tout le bois ce qui pourrait servir à barricader les portes de notre colonie.
Aristée, le marchand, qui revenait de sa tournée nous rapporta les quelques nouvelles qui avaient filtré du congrès de l’Internationale ploutocratique. Nous apprîmes que Sarkominus y avait eu des tête-à-tête avec Dobélioubouche l’Atlantidéen, Angéla la reine des Teutons, Tony le Picte et, mais cela tout le monde le savait, avec Vladimir le Scythe. Les nouveaux mots d’ordre adoptés par l’Internationale ploutocratique étaient :
« Tout le pouvoir aux Conseils des actionnaires ! »,
« Eliminons l’humanitarisme, maladie infantile du ploutocratisme »,
« Contre les esclaves envieux, Ploutocrates de tous les pays, unissez-vous ! »
Comme toujours, le contenu véritable des entretiens entre les grands leaders ploutocratiques demeurait secret. Mais les peuples purent prendre connaissance des slogans qu’ils devaient apprendre par cœur et qui témoignaient des succès universellement sans précédents historiques obtenus depuis le dernier congrès :
« L’avant-garde ploutocratique guide les peuples vers la croissance infinie ! »,
« L’amitié entre les nations ploutocratiques permettra l’édification de la mondialisation heureuse ! »,
« Gloire au nouveau génial leader Sarkominus, phare de l’Union de la Mare Nostrum ! »
Et le plus important de tous :
« La solidarité, c’est le vol ! »
Notes :
* Apollon est évoqué par Xénophon au chapitre précédent - Voir Vie de César Sarkominus, III, 2
(1) Un journaliste de la télévision belge présentera un reportage sur la conférence de presse du 8 juin 2007 de Sarkozy au G8, en l’introduisant par un « Nicolas Sarkozy est arrivé en n'ayant pas bu que de l'eau. » Sur l’âne de Chrysippe, voir Vie de César Sarkominus, II,2
(2) N. Sarkozy a fait du rejet d’une adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Lors de la campagne sur le référendum sur le projet de traité constitutionnel européen du 29 mai 2005 (projet rejeté à 54,87 % des voix), N. Sarkozy avait déjà multiplié les déclarations alarmistes sur une éventuelle adhésion de la Turquie, manière de faire un appel du pied aux nationalistes et aux souverainistes opposés, avec une grande partie de la gauche, au projet de constitution européenne. Lors de la campagne de 2007, il multipliera les déclaration sur la Turquie : « Si je suis président de la République, la Turquie n'aura pas sa place au sein de l'Union européenne, parce que la Turquie, c'est l'Asie Mineure » (Discours à Lyon - 05/04/07) ; « Voilà la raison pour laquelle j'ai toujours été opposé à l'entrée de la Turquie dans l'Europe, parce qu'avec son entrée, c'en sera fini du projet politique européen. (…) La Turquie n'a pas sa place en Europe parce c'est en Asie Mineure et si l'Asie Mineure, c'était l'Europe, ça se saurait ! mon raisonnement est peut-être trop compliqué, mais, quand même, la géographie, ça compte et les pays qui changent d'adresse sont rares... » (Discours à Issy-les-Moulineaux - 18/04/07)
(3) Ovide, Fastes, 4, v. 364-366
(4) Déclaration de N. Sarkozy du 8 juin 2007, en marge du sommet du G8
(5) Le 24 septembre 1999, le premier ministre de Russie, V. Poutine, déclare à propos des "terroristes" tchétchènes : « on va les buter jusque dans les chiottes » Le 1er septembre 2004 des séparatistes tchétchènes armés prennent des centaines d'enfants et d'adultes en otage dans l'école numéro 1 de Beslan en Ossétie du Nord (fédération de Russie). Le 3 septembre l'opération de "libération" des otages par les forces spéciales russe se solde par 344 civils tués, dont 186 enfants.
(6) Appien, Mithridatique, chapitre XV
(7) Nicolas Sarkozy, Conférence de presse sur la politique internationale (28/02/07) ; Nicolas Sarkozy, Discours à Bercy (29/04/07)
(8) Platon, République VIII 562-563
(9) Nicolas Sarkozy, Discours à Metz (17/04/07) ; Nicolas Sarkozy, Réunion des nouveaux adhérents à l'UMP (30/09/06)
(10) Plaute, Les Bacchis, 440-445 ; 447-448
(11) Nicolas Sarkozy, Discours à Perpignan (23/02/07)
(12) Diogène Laërce, Les vies des plus illustres philosophes, Livre III, Platon, 38
(13) Diogène Laërce, Les vies des plus illustres philosophes, Livre VI, Diogène, 74 et 30
(14) Stobée, W.H. III, 6, 17