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Billet de blog 26 novembre 2011

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Libye : après la stratégie du choc, la stratégie du chaos artificiel ?

Le storytelling de la « guerre juste » s’est peu à peu imposé : un groupe humain, qui ne demande qu’à vivre dignement, est menacé d’extermination par un tyran qui possède tous les attributs du monstre.

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Le storytelling de la « guerre juste » s’est peu à peu imposé : un groupe humain, qui ne demande qu’à vivre dignement, est menacé d’extermination par un tyran qui possède tous les attributs du monstre. Les nations civilisées se dressent alors contre la barbarie, en rencontrant l’opposition d’une inévitables coalition d’Etats tyranniques, de droitsdel’hommistes et de « pacifistes impénitents ». Mais le courage et la morale finissent par triompher, et dans un effort conjoint, les nations civilisées et le groupe humain aspirant à la dignité font mordre la poussière au monstre.

Ce n’est pas l’usage de la fable (1) qui est blâmable : « la guerre est aussi inconcevable sans mensonge que la machine sans graissage », écrit L. Trotski dans « Leur morale et la nôtre » (1938). La guerre requiert la maîtrise de l’art de la mise en scène, Sun Tsu (VIe siècle av. J.C) l’enseignait déjà. Et pour penser, ce n’est pas sur la graisse, mais sur les rouages de la machine qu’il faut concentrer son attention.

C’est la structure de la machine belliqueuse qui révèle la fonction d’une guerre, car les techniciens de la guerre savent d’expérience que ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, puisqu’on n’obtient, à la guerre, que la fin de ses moyens.

Ne nous y trompons pas : le lynchage final du monstre n’intervient que pour sidérer notre capacité de pensée et pour nous laisser croire que la guerre reste une vieille guerre, de celle que concevait le maréchal Foch : un mouvement visant à frapper le coeur même de l’armée adverse. Le lynchage du monstre n’a pas de fonction stratégique, sinon peut-être celle - à l’instar des sacrifices humains aztèques – de rendre une sorte d’hommage aux divinités des anciennes formes de la guerre où le but restait de faire « échec est mat » (shâh mât signifiant en persan « le roi est mort »).



Les armées modernes, au contact des guérillas, ont appris à leur dépend la supériorité du partisan, ce combattant qui harcèle, qui refuse le combat frontal et qui triomphe par épuisement de l’adversaire. La gloire revient au combattant qui sème la terreur en se terrant. Au franc-tireur embusqué et/ou réfugiés dans les demeures des civils, répond l’aviateur moderne qui largue, depuis son sanctuaire aérien, ses bombes et le soldat qui, depuis son sanctuaire états-unien, manoeuvre avec dextérité son drone avec un joystick (2).


Deux alternatives s’offrent à l’armée moderne : passer le pays sous un tapis de bombes pour atteindre un ennemi terré au milieu des civils (option coûteuse qui hypothèque l’avenir), ou bien le débusquer pour l’obliger à se montrer sur de micro champs de bataille qui sont autant de cibles pour les bombardiers. Débusquer et contraindre l’ennemi à se rendre visible est justement le rôle des supplétifs indigènes, en l’espèce des Katibas libyennes, assistées par 5.000 soldats qataris (3) et quelques centaines de « forces spéciales » occidentales (4), plus opérantes que le « combattant de la liberté » pour communiquer les coordonnées exactes de l’ennemi. Le supplétif indigène, pour contraindre l’ennemi à sortir de la posture rationnelle (à savoir se terrer pour échapper à la terreur des bombardements), doit provoquer l’ennemi par des exactions et des meurtres gratuits qui doivent stimuler le désir de se venger et, par voie de conséquence, celui de se montrer. Le rôle du supplétif indigène est d’exacerber la violence (5), d’exalter la cruauté, pour que l’ennemi commette l’erreur fatale de se rendre visible, et ainsi permettre aux armées moderne de mener une guerre où l’ennemi est harcelé à distance, jusqu’à l’épuisement. Depuis ses sanctuaires lointains et aériens, l’armée moderne mène sans haine une guerre technicienne, tandis qu’au sol, se déploie la barbarie qui frappe indifféremment (le libyen de telle tribu réputée favorable ou non au tyran, l’étranger réputé « mercenaire ») pour mieux provoquer le cycle de vengeance et de la représailles.


Le fond étant dans la forme (et réciproquement), la manière de faire la guerre révèle elle-même le but de guerre. La césure entre guerre moderne et rationnelle (la guerre d’en haut) et guerre irrationnelle et barbare (la guerre d’en bas) se redouble d’une césure entre, d’une part, le pays « utile et administré » (le pays organisé autour de la production pétrolière) et, d’autre part, le pays « inutile et livré à lui-même » (le résidu de pays qui subsiste une fois extrait ce qui fait sa valeur au sens marchand).

Les nouveaux maîtres de la Libye, c’est-à-dire ses conquérants assistés de leurs fondés de pouvoir libyens, témoignent d’une célérité sans pareille à remettre en ordre de marche puits de pétrole, pipe-line et ports, qui contraste singulièrement avec leur négligence à discipliner les katibas.


Complètement suspendue, la production pétrolière s’est, en effet, très rapidement redressée : de 0 en février, elle passe à 530.000 barils par jour (bpd) fin octobre, puis à 813.000 bpd en novembre et la Libye devrait retrouver sa production d’avant guerre (soit 1,345 million bpd) d'ici le quatrième trimestre 2012 (6). Les capacités de raffinage augmentent, les terminaux sont remis en fonction et l’exportation reprend. Bref, les affaires reprennent et le VRP Sarkozy n’a pas manqué d’intervenir auprès du CNT pour s’assurer que la concession du port à conteneurs de Misrata, un contrat décroché sous Kadhafi par le groupe Bolloré, via sa filiale Bolloré Africa Logistics, tenait toujours (7).

D’un côté, donc, celui de la face « utile » du pays, le redressement est spectaculaire.


De l’autre côté, celui de la face « inutile » ou « résiduelle » du pays, c’est l’anarchie. Les katibas se répandent dans les villes. Elles se menacent et s’affrontent à l’occasion (8). Othman Bensassi, chef militaire de Zouara, démocrate et anti-islamiste déclare : « Les islamistes sont armés, mais tout le peuple libyen est armé aujourd’hui, vous savez. Donc, ce n’est pas une question de reprendre les armes. Les armes sont toujours là… » (9). Le vol et le pillage sont monnaie courante et celui des antiquités rappellent les pillages irakiens (10). L’administration ne fonctionne qu’au ralenti. Les immigrés terrorisés ne reviennent pas, si bien que le pays manque cruellement de bras et de compétences pour se reconstruire.



On pourrait s’en étonner. La richesse considérable de la Libye est plus que suffisante pour assurer le cantonnement des miliciens en leur proposant une solde très conséquente. Au 30 septembre 2010 les banques et institutions financières libyennes (notamment le fonds souverain Libyan Investment Authority détenaient 8,233 milliards $ (5,84 milliards €) de dépôts et de créances auprès des seules banques françaises. 70 milliards $ (48 milliards €, dont 30% en cash selon les estimations) ont été gelés par les occidentaux (les USA détenant à eux-seuls 37 milliards $ sous formes de liquidités sur des comptes bancaires, bons du trésor, immobilier). Le CNT évalue les avoirs libyens détenus par la Libyan African Investment Portfolio (LAP), en Afrique à 35 milliards $. Le montant total des réserves d'or de la Libye sélève, en septembre 2011, à 115 milliards $. Avec ses réserves connues de 60 milliards de bpj et un ratio de la dette sur le PIB de 3,3 % avant la guerre, la Libye devrait trouvé aisément l’argent nécessaire pour calmer tout ses « combattants de la liberté » (fussent-ils les plus gourmand de la Terre) et financer la formation d’une armée et d’une police capable de ramener la sécurité (11).


On pourrait s’en étonner, mais par naïveté seulement. Car c’est sciemment que l’incurie est organisée, pour assurer un état de confusion généralisée qui laisse les mains libres aux nouveaux maîtres occidentaux et qataris de la Libye. Des libyens, y compris affiliés au CNT, s’en inquiètent : « Il y a des faits sur le terrain, ils [les Qataris] donnent de l'argent à certaines parties [libyennes]. Ils fournissent de l'argent et des armes et cherchent à s'ingérer dans des affaires qui ne les concernent pas, et nous ne l'acceptons pas », a déclaré Mohammed Abdel Rahman Chalgam, représentant de la Libye aux Nations unies (12).
On peut aujourd’hui parler d’un modèle « irakien » qui consisterait à plonger un pays dans la confusion pour mieux le gouverner. Cet état de confusion, qui plonge la Libye dans un chaos artificiel, permet de créer un état de défiance généralisé, qui fait que chaque citoyen, par la force des choses, se méfie autant de son voisin que de l’Etat. L’absence de confiance mutuelle qui garantit l’absence de luttes collectives sociales et démocratiques et par conséquent le triomphe de Maîtres qui sauront exploiter la richesse de la Lybie.
Notes


(1) Rony Brauman fait observer lucidement : "Personne n'a ainsi été capable de nous montrer les tanks qui se dirigeaient prétendument sur Benghazi. Or, une colonne de chars, à l'époque des téléphones mobiles et des satellites, ça se photographie. D'ailleurs, s'il a suffi de détruire quatre tanks en un raid aérien pour briser ladite offensive, c'est bien que cette colonne, dont on n'a plus entendu parler par la suite, n'existait pas ! De même pour les plus de 6 000 morts dont faisait état le Comité national de transition (CNT) dès le début du mois de mars. Les enquêtes d'Amnesty et de Human Rights Watch ont montré que le nombre de victimes s'élevait en réalité à 200 ou 300, dont la plupart étaient mortes au combat. Le Monde du 24.11.11, L'opération libyenne était-elle une "guerre juste" ou juste une guerre ?

(2) L'OTAN a revendiqué 9650 attaques aériennes. 31.10.11. 20minutes.ch. Visite du chef de l'Otan au terme de la mission

(3) 06.11.11. Le Figaro. 5 000 Forces spéciales du Qatar avaient été déployées en Libye

(4) 24.08.11. NouvelObs. LIBYE. Une victoire des forces spéciales de la coalition ?


(5) Voir notamment :
13.09.11. 24heuresch. Libye: Amnesty International accuse les deux camps de crimes de guerre
24.10.11. Reuters. HRW dénonce l'exécution de 53 partisans de Kadhafi à Syrte
29.10.11. Libération. Encore des dizaines de corps trouvés dans la ville fantôme de Syrte
30.10.11. L'Express. Libye: chaque jour, Mohammed ramasse les cadavres dans les ruines de Syrte

(6) 14.11.11. Les Echos. Libye-Retour aux pleines capacités d'exportation de brut fin 2012

(7) 25.11.11. France Info. Libye : les coups de pouce de Nicolas Sarkozy à Vincent Bolloré

(8) Voir notamment :
01.11.11. La Dépêche de Kabylie. “Abdeljelil n’est plus l’homme de la situation” Entretien avec M. Fethi Benkhelifa, ex-membre du Conseil national de transition (CNT) libyen, élu au début octobre à la tête du Congrès Mondial Amazigh (CMA)
14.11.11. Jeune afrique. Libye : des combats entre milices rivales font six morts près de Tripoli

17.11.11. cyberpresse.ca. Libye: des ex-rebelles rejettent la nomination d'un chef d'état-major
23.11.11. NouvelObs. Signes de dissidence en Libye après l'annonce du gouvernement
24.11.11. 20minutes. Libye: Le chef d'une milice arrêté par un groupe rival à Tripoli

(9) cité in 25.10.11. RFI. Entretien: en Libye, un membre du CNT s'oppose à l'imposition de la charia

(10) 17.11.11. Mondialisation.ca. Pillage d’antiquités en Libye

(11) Voir notamment :
04.04.11. Le Figaro. Libye : 8 milliards de dollars dans les banques françaises
28.05.11. Slateafrique. Où se trouve l'argent libyen?
08.09.11. France24. Kadhafi a vendu 20 % des réserves libyennes d'or avant la prise de Tripoli
23.11.11. jeune afrique. Le CNT fait l'inventaire des avoirs libyens en Afrique
LIBYE - statistiques-mondiales.com

(12) cité in 18.11.11. 20minutes. Le Qatar arme des islamistes, dit le représentant libyen à l'ONU
D’autre part, l'ex-président du bureau exécutif du conseil de transition, Mahmoud Jibril, a pointé du doigt le Qatar pour son rôle dans l'incitation à la violence et au chaos en Libye et avertit : "Si le rôle du Qatar en Libye nuit aux intérêts du peuple libyen, il est indésirable, surtout quand le Qatar soutient un groupe contre un autre, ou contre le reste du peuple libyen. 18.11.11. Le temps d'Algérie. Mahmoud Jibril accuse le Qatar d'alimenter la zizanie

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