DEMOCRYPTE

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Billet de blog 27 février 2011

DEMOCRYPTE

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Vie de César Sarkominus (I)

DEMOCRYPTE

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chapitre I Où l’on relate l’arrivée du sage Démocrite dans la petite colonie grecque du Cap negriti, petite colonie toute effrayée par l’avènement de Sarkominus, César du pays de Droite.

 Toutes ressemblances entre César Sarkominus et un empereur antique ayant réellement existé ne saurait être qu’une pure coïncidence.

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1. Où l’auteur relate sa première rencontre avec le sage démocrite.
Démocrite, à la fin de sa vie, adopta le genre de vie des philosophes ambulants, récitant sur les places des bourgs et des villages son « Petit système du monde », dans l’espoir d’une hospitalité, qu’on lui accordait en général bien volontiers. Démocrite enseignait qu’à l’origine, l’univers était une masse formée de matières indistinctes (1). Puis qu’un grand tourbillon - qu’il nomme Nécessité (2) - l’a, peu à peu, façonné, en telle sorte que le monde a fini par prendre l’aspect qu’on lui connaît. Ce tourbillon sépare et rassemble les atomes de cette masse indistincte, en telle sorte que les atomes ignés, extraits de la masse, se sont réunis pour former les étoiles. Du boueux, des atomes solides se sont séparés pour former des terres et des atomes liquides se sont réunis pour former des océans. La puissance de ce tourbillon, le paysan ou le marin l’imaginait fort bien, car « c’est le mouvement giratoire du crible (3) qui opère la dissociation et range les lentilles avec les lentilles, les grains d’orge avec les grains d’orge et les grains de blé avec les grains de blé ; c’est le mouvement de la vague qui pousse les galets oblongs au même endroit que les galets oblongs, et les galets ronds au même endroit que les galets ronds. » (4) La récitation de Démocrite donnait aux faits les plus étranges des explications claires : les tremblements de terre résultaient des concavités du sous-sols qui, en accumulant de grandes quantités d’eau, rendaient la terre instable, puisqu’une simple impulsion du tourbillon du monde suffisait à ébranler des masses d’atomes d’eau considérables (5). Les éclairs, que la superstition attribue à Zeus, s’expliquaient par la rencontre des atomes ignés contenus dans les nuages qui, en se rassemblant et en se concentrant en un même point, devenaient plus lourds que les nuages, et par conséquent chutaient druement et frappaient la terre (6). La récitation de Démocrite, confirmait aux humbles ce qu’ils savaient depuis toujours, à savoir que les dieux n’étaient pour rien dans la marche du monde, qu’ils ne leurs étaient d’aucuns secours et que les prêtres et les maîtres ne les invoquaient qu’à seule fin d’extorquer les offrandes et la soumission craintive.   
J’avais treize ans quand Démocrite aborda, par la mer, notre petite colonie. Mon maître Théodotos m’avait envoyé à sa rencontre pour que je l’aide à porter son paquetage. Démocrite n’avait pas encore mis un pied hors de la barque, qu’il me demandait : « C’est la première fois que je foule cette terre qu’Hérodote le « Curieux » a oublié de visiter. Comment l’a nomme-t-on ? »
« - Les barbares qui vivent autour de notre colonie, répondis-je, la nomme « pays que les étrangers nous envie » ou bien encore « pays où les étrangers viennent avec l’espoir ridicule de pouvoir, un jour, nous ressembler ». Mais on l’appelle aussi « pays de Droite. » Car le Grec, pour s’y rendre, doit naviguer en longeant les côtes de la Mare Nostrum, par la droite. »
Le vieil homme me donna son paquetage. Le soutenant par le bras, nous gravîmes l’escalier taillé dans la roche noire battue par les vagues. Le vieil homme, quoique lent - et parfois craintif -, gravissait sans se plaindre. Il lui arrivait, après que nous ayons franchit un passage difficile, de me remercier pour l’aide que lui procurait mon bras vigoureux. Ma condition d’esclave ne m’avait pas habitué à tant d’égard.
Notre communauté s’était rassemblée pour accueillir Démocrite. Les citoyens de notre colonie voyaient en lui une merveille vivante et certains murmuraient qu’il avait plus de cent ans ; cent-deux disaient les uns, cent-vingt prétendaient d’autres. Théodotos qui présidait le Conseil de la colonie s’avança à notre rencontre, m’écarta, puis offrit son bras à Démocrite, pour le conduire jusqu’à sa villa. La foule admirative s’écartait respectueusement.
2. Où le sage Démocrite démontre à l’appui d’un rêve de Méandros que l’air du pays de Droite est gorgé d’eidôlon de Sarkominus

Le songe de Méandros, vase,  période hellénistique

La soirée venue, la fraîcheur marine dissipant l’ardeur du soleil, les hommes de la colonie se rassemblèrent peu à peu sur l’agora, en vue d’y banqueter et d’y entendre leur prestigieux visiteur. Le sage se rassasia avec une part de melon, un petit pain de lin mêlé d’olives, quelques tranches de poulpe citronnées, une galette fourrée de miel et un peu de vin épicé. Il remercia ses hôtes pour le repas délicieux, puis il baissa la tête et resta un long temps silencieux, pénétré d’une concentration contagieuse, qui lentement s’imposa à toute l’assemblée.
« Je vous remercie pour votre silence, dit Démocrite en relevant les yeux sur l’assistance. Cependant je décèle, ça et là, des cœurs agités, des bouillonnements sanguins, comme étouffés… Y-a-t’il dans cette assemblée un ou des citoyens désireux de prendre la parole avant que je n’entame ma récitation ? » Plusieurs convives murmurèrent, s’adressèrent des signes et se réunirent pour se concerter en chuchotant. Finalement, Théodotos, mon Maître, se gargarisa bruyamment pour avertir le sage de sa prise de parole : « Estimé Démocrite, grand sage dont la Grèce s’enorgueillie, si tu l’acceptes, remettons à demain ta récitation, afin que nous t’entendions ce soir sur un sujet qui préoccupe toute notre communauté : il y a quelques jours, les barbares du pays de Droite, se sont choisit un redoutable César qui a pour nom Sarkominus. Je ne te dissimule pas notre inquiétude et je t’assure que tes lumières nous serons précieuses. »
Un large sourire se dessina sur le visage de Démocrite, et il invita cordialement les citoyens à exposer les faits qui les troublaient.
Théodotos donna la parole à son jeune frère, Méandros, un garçon au visage blême :
« - Longtemps je me suis couché tôt et mes nuits sont d’une quiétude délicieuse. Chaque matin, j’entame ma journée de labeur, convaincu qu’un homme qui accomplit un travail utile ne peut pas s’estimer malheureux. J’ai toujours vénéré Hypnos (7), le réparateur des fatigues du jour, le veilleur des corps abandonnés à la douce ondulation imprimée par la respiration régulière des endormis. Nul songe n’a jamais altéré mon idylle avec ce dieu. Jusqu’à la semaine dernière, où j’ai fais ce rêve bref et terrifiant : Sarkominus, le nouveau César du pays de Droite, se tenait devant moi et je le saluais le bras tendu et levé en l’air. J’ai voulu rabaisser mon bras, mais il était rigidifié. Sarkominus me fixait d’un regard inexpressif. Condamné à le saluer le bras tendu, la honte me submergea : honte que l’on remarque mes vains efforts pour retrouver une emprise sur mon bras, honte que l’on remarque que je saluais un tyran à la manière des barbares. Je me sentais confus et brûlant. Puis, la bouche asséchée et le corps ruisselant de sueur, je me suis éveillé en hurlant. Depuis cette nuit, la crainte de ce songe, m’empêche de fermer l’œil. Mon esprit est harcelé par cette question : de quel évènement ce songe est-il le funeste présage ? »
Démocrite éclata d’un rire retentissant qui fit sursauter l’assemblée. Le rire de Démocrite est légendaire, attendu par son auditoire, mais toujours effrayant pour ceux qui l’entendent la première fois. Nous nous regardions les uns les autres, inquiétés par les hoquets tonitruant du sage. Lorsque Démocrite retrouva son calme, nous distinguâmes le regard attendri qu’il posait sur Méandros.
« - Cher Méandros, rassure-toi !, exhorta le sage. Ce rêve ne présage rien de funeste et ses causes sont des plus naturelles ! Avant d’examiner ton songe, je veux t’éclairer sur les causes des rêves en général. Pour cela, il me faudra d’abord t’expliquer le mécanisme de la perception visuelle. Comment les objets parviennent-ils à notre vue ? Les objets, à tout instant, émettent des eidôlon, c’est-à-dire des petits corpuscules semblables à l’objet qui les émet. L’eidôlon s’évapore donc de la chose, puis se transporte, en flottant dans l’air, jusqu’à rencontrer la surface aqueuse de l’œil d’un spectateur. Tu imagines aisément que chaque chose émet, à tout instant, une multitude d’eidôlon, sans quoi nous n’aurions qu’une vue discontinue des objets. Il t’importe aussi de savoir que si les choses lointaines nous paraissent petites, c’est en raison de l’abrasion que subit l’eidolôn au contact des atomes de l’air. Plus le transport de l’eidolôn à travers la vaste mer aérienne est long, plus l’eidolôn, par frottement, se réduit en taille. Les rêves, quant à eux, s’expliquent par le fait que quantités d’eidôlon émis par les choses poursuivent leur chemin sans jamais rencontrer d’œil pour les voir, si bien qu’ils errent longtemps et s’usent par frottement contre les atomes aériens, au point de devenir microscopiques. Ces eidolôn sont si minuscules qu’ils s’introduisent dans le corps du dormeurs, soit par les pores de la peau, soit par les narines. Une fois dans le corps, ils poursuivent leurs chemin dans l’organisme jusqu’à heurter l’âme de l’endormi qui voit alors l’objet représenté par l’eidolôn. Pour être plus exacte, ces eidôlon microscopiques entrent en nous à toute heure du jour et de la nuit, mais l’impression qu’ils nous causent est si ténue, qu’à l’état de veille notre âme y est indifférente. Par contre, durant le sommeil, notre âme isolée du monde est entièrement disponible pour recevoir ces micro-impressions (8). Ce point clarifié, venant en, cher Méandros, à l’étude de ton rêve, qui te préoccupe bien à tort. Je dois te poser quelques questions pour m’assurer de la justesse de mon interprétation : en arrivant par la côte j’ai aperçu des portraits géants d’un homme que je suppose être votre César Sarkominus. Y a t-il beaucoup de portraits de ce genre dans le pays de Droite ? »
« - Le pays de Droite en est couvert, répondit Méandros. Certains d’entre eux ont une taille gigantesque. D’autres, ont le format de ces pancartes que ses partisans agitent lors de leurs défilés. Il en est même de plus petits, reproduits sur divers objets usuels tels que des amphores, cadrans solaires, tuniques, etc. »
« - D’après toi, poursuivit Démocrite, les eidôlon de Sarkominus sont-ils tous émis par Sarkominus lui-même, ou, peut-on penser que les portraits de Sarkominus émettent, eux aussi, des eidôlon ? »
« - Cette question est enfantine, Démocrite, les images de Sarkominus émettent elles aussi des eidôlon, sans quoi nous ne pourrions les voir ! », répondit Méandros.
« - Tu dis vrai ! Je te posais cette question pour éclaircir un point capital : ne faut-il pas admettre, compte tenu de l’abondance de portraits de Sarkominus, que l’air de cette contrée est gorgée d’eidôlon de Sarkominus ? Si bien que l’étonnant n’est point que l’on rêve de Sarkominus, mais que l’on puisse échapper à son intrusion lors de nos songes ? »
« - L’hypothèse est à creuser… », convint Méandros.
« - Mais le point le plus important, s’agissant de ton rêve, reprit Démocrite, c’est de savoir si les eidôlon de ton rêve étaient émis par Sarkominus lui-même ou par l’un de ses portraits. Ne disais-tu pas que, dans ton songe, Sarkominus te regardait de manière fixe et inexpressive. Or la fixité n’est-elle la qualité du portrait, alors que l’être vivant a celle d’être toujours en mouvement ? »
« - Il s’agissait vraisemblablement d’eidôlon produits par l’un de ses portraits ! », approuva Méandros.
« - Que ferais-tu, cher Méandros, si d’aventure, des images désagréables étaient peintes sur ta maison ? Je te pose cette question, car notre corps est, en quelque manière, la maison de notre âme », interrogea Démocrite.
« - Et bien, répondit Méandros, il en irait des images désagréables comme des graffitis : je les effacerais ! »
« - Dis-moi, Méandros, demanda Démocrite. Ne te semble-t-il pas que l’on a le bras tendu en avant lorsqu’on efface des graffitis ? ».
« - C’est bien le cas », confirma Méandros.
« - Et celui qui doit effacer des milliers de graffitis ne finira t-il pas par ressentir une crampe qui rigidifiera son bras ? », demanda Démocrite.
« - Sans nul doute. Maintenant que tu attires mon attention sur ce point, je me souviens que je ressentais dans mon rêve une douleur analogue à celle d’une crampe », se rappela Méandros.
« - Je te vois affligé et malheureux, Méandros, reprit Démocrite. Mais jugeras-tu qu’effacer des images désagréables, comme des graffitis que l’on aurait peints sur notre maison, soit un travail utile ? »
« - Sans doute », acquiesça Méandros.
« - Mais ne disais-tu pas, demanda Démocrite, que celui qui fait un travail utile ne peut s’estimer malheureux ? »
« - C’est bien ce que j’ai dit ! », confirma Méandros.
« - Ne peut-on pas affirmer que celui qui fait, durant le jour, un travail utile, et qui, la nuit venue, en fait un autre, consistant à effacer des images déplaisantes, ne saurait - à double titre - s’estimer malheureux ? », demanda Démocrite.
« - Je dois avouer que tu me plonges dans la perplexité ! », avoua Méandros.
« - Homme confus !, s’exclama Démocrite. Comment peux tu t’accorder un satisfecit parce que tu auras accompli un travail utile durant la veille et te le refuser quand tu te donnes le plus grand mal pour effacer les eidolôn de Sarkominus qui envahissent tes songes. Méandros, il te faut être un juge équitable et reconnaître qu’effacer les eidôlon de Sarkominus est un travail méritoire, et qui plus est épuisant et de longue haleine. Pour te rassurer, je puis t’annoncer que ce travail prendra fin à l’automne (9), car, avec la décomposition des végétaux, l’air se chargera d’atomes rugueux qui useront rapidement les eidôlon. Méandros, voilà tout ce que je puis te dire sur ton rêve. Es-tu satisfait par cet éclairage ? »
« - Je suis tout à fait rassuré, répondit Méandros, et bien décidé à me coucher tôt, car j’ai hâte d’aller effacer autant d’eidôlon de Sarkominus que je pourrais ! »  

3. Où le sage Démocrite démontre que la raison n’est pas tout à fait impuissante face à la furie de la foule.


Théodotos reprit la parole pour remercier Démocrite et proposa de donner la parole à qui voulait la prendre. Un citoyen du nom d’Aristée se leva et dit d’un ton passablement ironique :
« Démocrite a habilement résolu le problème nocturne de Méandros… Mais sa sagesse est-elle capable de résoudre les questions que se pose des hommes qui vivent dans la vraie vie ? Pour ma part, l’élection de Sarkominus m’a déjà coûtée une charrette remplie d’huile d’olive. Démocrite, je vais te raconter ce que j’ai vu dans le pays de Droite et tu me diras si c’est normal. Hier, je me suis rendu à Cemenelum (10) pour y livrer de l’huile. Au détour d’une rue, un type furieux m’a abordé et m’a crié dessus : « Monsieur, que se soit clair entre nous, je ne tolèrerais pas que vous prétendiez que le soleil est un cube ! Sachez qu’il y a des limites à la malhonnêteté intellectuelle ! N’imaginez pas que nous allons plus longtemps tolérer l’intolérable ! ». J’étais mort de rire car ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre pareil énergumène ! En remontant la rue centrale, les yeux embués par la sueur qui dégoulinait de mon front, j’aperçois une jolie silhouette qui s’avance vers moi. Je décide de faire une pause et je lâche ma charrette. La jeune fille, le genre de fille avec des manières ondulantes, continue à s’avancer. Je la regarde dans les yeux et je lui fais un gros sourire. La fille, elle me regarde dans les yeux et me répond par un sourire bien mignon. Alors, je la re-regarde dans les yeux et je lui fais un gros clin d’œil. Et puis - ce qui n’était pas pour me déplaire -, elle m’aborde franco. Et qu’est ce qu’elle me dit ? « Monsieur, entre nous soit dit, car je préfère être claire avec vous : manger ses excréments, ce n’est pas hygiénique. Je l’ai toujours pensé ! Je crois même qu’il fallait un certain courage pour le dire ! » Et puis, elle se barre, cette folle ! J’étais scié ! Je la regardais s’éloigner ! Je ne comprenais pas pourquoi elle m’avait dis ça ! Alors pour oublier ses propos débiles, j’ai fais le vide dans ma tête en concentrant toute mon attention sur son cul, qu’elle avait joli et dandinant. Je commençais à me détendre, quand, j’ai senti une présence. Dix types m’entouraient. L’un d’eux m’a dit : « Monsieur, dix hommes qui traînent une jeune fille dans les latrines pour la violer, on ne peut quand même pas prétendre qu’ils agissent par amour ! » J’ai ressentis une sorte d’angoisse. Ils s’en rendaient compte, ce qui me causait une angoisse supplémentaire. J’ai souri – peut-être d’une manière un peu forcée – et j’ai répondu : « je suis bien d’accord avec vous ! D’ailleurs les monstres qui commettent ce genre de crime invoquent d’autres raisons que l’amour pour expliquer leur forfait ! » Un homme qui était derrière moi m’a saisi par la tunique, m’a retourné et m’a vociféré : « Des raisons ? Des raisons ? Trouver des raisons, c’est chercher à comprendre l’incompréhensible ! C’est excuser l’inexcusable ! C’est accepter l’inacceptable ! » Cette fois, j’ai eu très peur. Avec le poing, j’ai frappé l’homme au visage et, abandonnant ma charrette à bras, je me suis mis à courir comme je n’avais jamais couru. J’ai réussi à les semer dans les ruelles commerçantes. Essoufflé, je me suis approché d’un étal, tenu par une vieille dame, pour lui acheter un peu d’eau. Je voulais juste un peu d’eau, mais la vieille m’a dit : « faire un bisou à sa maman avant d’aller se coucher, on ne dira jamais à quelle point c’est essentiel ! Un jour, votre maman va mourir, et alors vous vous rendrez compte que vous ne pourrez plus lui faire de bisou. Si tout va mal aujourd’hui, c’est parce qu’on oubli ces choses simples et essentielles, comme, par exemple : faire un bisou à sa maman c’est bien. Je crois profondément qu’il faut rappeler ces choses essentielles, même si ça doit heurter les biens pensants ! » Là, j’ai eu encore plus peur. Je suis rentré en courant à la colonie. Depuis l’élection de Sarkominus, ils sont tous devenus comme ça. Et à mon avis ce n’est pas normal ! De plus, mon problème, Démocrite, c’est que je suis marchand et, donc, je dois traverser le pays de Droite. C’est mon métier qui m’y oblige. C’est un beau métier, parce qu’on voit du pays. Mais je ne voudrais pas contracter la même chose qu’eux. Au risque de te froisser, Démocrite, je crois que ce n’est pas un philosophe, mais plutôt Hippocrate qui pourrait expliquer ces phénomènes. Hippocrate est l’un de tes amis. Pourrais-tu lui demander s’il n’y a pas des miasmes toxiques dans ce pays qui rendraient les gens comme ça ? S’il n’y a pas eu des cas avant. Et surtout je voudrais savoir aussi si je peux les attraper au cours de mes voyages. Ma femme est très inquiète. J’ai aussi des enfants, et ils ont besoin d’un papa. Le sacristain du Temple d’Asclépios m’a vendu un onguent protecteur. Il est parait-il très bon contre les miasmes. Puis-je m’y fier ? »
La clameur du rire de Démocrite fit de nouveau sursauter l’assemblée.
« Cher Aristée, laisse mon ami Hippocrate à ses rudes travaux !, s’exclama Démocrite. Les conduites étranges que tu décrits sont la conséquences de passions, de passions sans doute étranges, mais de passions tout de même. Je peux te conseiller, puisque c’est au philosophe, et non au médecin, de discourir sur les passions de l’âme. Surtout, si ces passions sont collectives, épidémiques, capable de muer l’agora en une foule furieuse. Autant l’agora compte au moins trois esprits (c’est-à-dire celui qui défend l’opinion A, celui qui défend l’opinion B, et enfin celui qui les écoutes), autant la foule agglomère les âmes en telle sorte que toutes n’en forme plus qu’une. Mieux, chaque homme se met à agir et à penser comme s’il était possédé par l’âme de la foule. »
Démocrite marqua une pause, pour regarder, l’un après l’autre, les visages des hommes qui lui faisaient face.
« - La foule, reprit-il, c’est l’homme pris dans le tourbillon de la Nécessité : voyez comment les soldats d’une armée en déroute communient dans un sauve qui peu général, comment tous sont animés par le même élan qui rend fuite nécessaire ! Aucun ne songe à se distinguer des autres fuyards puisque chacun sait, que le javelot ennemi aura statistiquement autant de chance de s’abattre sur lui que sur ses voisins de course. Dans la foule l’homme est comme un atome qui meut les autres et qui reçoit l’émotion des autres. Se distinguer de la foule, s’en séparer, en semblables circonstances, c’est toujours s’exposer à un danger supplémentaire. »
Démocrite se tut de nouveau. Il m’a semblé, un instant, qu’il réprimait un vif désir de terroriser d’un « Bouh ! » l’assistance inquiète. Mais peut-être était-ce mon propre mépris pour les hommes lâches et soumis qui peuplaient notre petite colonie qui me faisait désirer l’éclat insolent d’une telle facétie.  
 
« La foule, poursuivit Démocrite, se retourne contre ceux qui se distinguent d’elle. La foule réuni du semblable et expulse le dissemblable. La foule a un art sans pareille pour inventer des coupables, les démasquer et les anéantir, et ces coupables elle les désigne en pointant leur dissemblance et en arguant qu’ils ne courent pas avec le reste de la foule. Aristée, je te déconseille formellement de tenter de « raisonner » une foule ! Car, la foule trouve en celui qui cherche à lui expliquer les faits ou lui proposer des réponses, un être suspect de vouloir « excuser » les coupables. Tu dois être en train de te dire : ai-je besoin d’un sage pour m’apprendre qu’il vaut mieux fuir une foule en furie que de tenter de la raisonner ? Apprend, cher Aristée, que la raison, même en pareilles circonstances, n’est pas tout à fait impuissante : elle peut aider la foule à trouver des exutoires inoffensifs à sa passion de destructrice. A défaut d’arrêter l’agressivité de la foule, la raison peut s’employer à la rendre bénigne, en lui offrant en pâture des objets qui ne souffriront pas de sa haine. Des objets analogues aux cailloux dans lesquels nous donnons, par colère, des coups de pied, objets indifférents à nos passions. Ici, cher Aristée, je dois louer ta grande sagesse. Et même t’avouer que je n’aurai su trouver de solutions meilleures à celles que tu as toi-même découvertes : accuser les miasmes d’être responsables des problèmes du pays de Droite, c’est vraiment une idée géniale ! Voici donc mon conseil : la prochaine fois que tu te rendras en ville, porte sur le nez un masque en écorce d’olivier. A ceux qui t’interrogeront, tu diras que ce sont les meilleurs pour filtrer l’air et retenir les miasmes qui dérangent les esprits. Propose-leur une huile d’olive spéciale, pâteuse à souhait, que tu récolteras au fond de tes jarres, et recommande leurs de s’en enduir le corps, car les miasmes peuvent s’introduire dans nos corps par les pores de leur peau. Et surtout - car on n’est jamais assez vigilent avec les miasmes -, recommande leurs des frictions régulières avec des noyaux d’olive pour expulser les miasmes qui auraient su se loger en quelques replis de la peau. Ainsi, tu deviendras - de manière très profitable pour ton commerce - un bienfaiteur du genre humain, puisque seuls les miasmes auront à pâtir de la folie de la foule ! »
Les yeux d’Aristée brillaient. Le marchand se dit à lui-même, à haute voix, l’air rêveur : « Je pourrais avoir une gamme d’huile « pour monsieur » et une gamme « pour madame », et proposer des cours de friction de noyaux et d’enduisage de pâtes… »
Il se faisait tard. Les Grecs de la petite colonie de Cap negriti, rentrèrent dans leur demeure, après s’être donné rendez-vous pour le lendemain afin d’entendre la récitation du « Petit système de Monde ».

4. Où l’on relate la croisière de Sarkominus sur une galère d’apparat.


A des centaines de kilomètres de là, sur une galère d’apparat prêtée par le ploutocrate Bolloréus Maximus, César Sarkominus voguait sur la Mare Nostrum.
La nuit tombait. Il ressentait une sensation inhabituelle qui l’inquiétait. Au début, il cru à un mal de mer. Mais c’était plus étrange. Il ressentait confusément une sorte de vide angoissant. Pourtant, le bercement puissant que les flots imprimaient sur la coque du navire faisait mugir la charpente, la nuit étoilée et la masse des eaux sombres griffées d’écumes se compénétraient, tandis que le souffle des vents chargés d’iode faisait échos aux brisants des vagues… Ce crépuscule enivrant et murmurant appelait la quiétude, et d’ailleurs le corps nu de Messaline (11), l’épouse de Sarkominus, sur des coussins étalés sur le pont du navire, s’abandonnait lascif à la douceur de ces instants.  
Pour vaincre le vide qui le tenaillait, Sarkominus grimpa à la proue du navire et, cramponné à la balustrade, il hurla : « Il y a, à mes pieds, l’immensité de la mer ! Et, il y a, en moi, ma volonté de faire la Loi ! » Le rire cristallin de Messaline retentit aussitôt, ce qui le fit sursauter. Narquoise, elle lui demanda, en ondulant les doigts dans sa direction comme si elle lui passait la main dans les cheveux : « Et le ciel, mon petit Sarkominus, le ciel ! Tu l’oublies ? Ne compte-t-il pour rien, le ciel ? » Le ciel ! Il l’avait oublié celui-là ! Il resta perplexe quelques instants. Puis, illuminé par une puissante intuition, il descendit en courant dans les cales du navire pour en ramener un portrait de lui-même. Il retourna à la proue du navire, leva le portrait au-dessus de lui, et l’agita vigoureusement dans les airs avant de prononcer : « A mes pieds, il y a l’immensité de la mer! En moi, il y a ma volonté de faire la Loi ! Et au-dessus de moi, il y a le ciel rempli de mes eidôlon ! » Messaline eu un rire moqueur, qui se mua en fou rire, car les regards haineux que lui lançait Sarkominus, lui donnaient un air d’enfant blessé.
Alors que le rire de Messaline se muait en un gloussement aussi doux et qu’incessant, Sarkominus retrouva son pénible sentiment du vide. Il avait été la foule, il avait fait un avec la foule, qu’il avait galvanisé et dont il avait ressentit intimement toutes les émotions. Il avait inoculé la colère et reçu la colère de la foule. Il avait éveillé la peur et compris les peurs qui traversaient la foule. Et, maintenant, il était seul, un « un tout seul », un orphelin de l’âme de la foule.
« Peut-être faudrait-il que je change ?, se demanda Sarkominus. J’ai dis que j’avais changé (12). C’était bien sûr pour convaincre quelques récalcitrants de voter pour moi, mais peut-être faudrait-il que je change pour de vrai. » Il regarda la mer et rêva qu’il deviendrait le grand pacificateur de la Mare Nostrum. Il imagina une « Union de la Mare Nostrum » (13), une confédération de peuples unis pacifiquement et le reconnaissant comme chef suprême (après tout, il n’y avait pas de raison que seul le pays de Droite profite du bonheur de l’avoir pour souverain).
Ce rêve n’était pas tout à fait neuf. Il l’avait formé, quelques jours plus tôt, lors d’une soirée organisée chez le tavernier Fouquetus, le soir même de son élection. Etaient présents, Bouygus Junior, Lagarderus Junior, Dassaultus Junior, Leclerus Junior, Bolloréus Maximus, Arnaultus Magnus, ainsi que la vieille Betancouria. Les sept ploutocrates lui avaient rappelé l’argent qu’ils avaient dépensé pour acheter des voix et financer sa campagne, et c’est tout juste s’ils avaient eu le tact de ne pas lui rappeler qu’il était leur obligé. Les écoutants, Sarkominus avait ressentit une haine sourde monter en lui et, un instant, il s’était vu en imagination jeter les sept ploutocrates dans la fosse lions. Mais, il leur avait humblement répondu : « Merci. Je suis votre serviteur. »
C’est plus tard, au cours du repas, qu’il eut l’idée d’écraser les ploutocrates sous le poids d’un don sans pareil, un don auquel ils leurs seraient impossible de répliquer et qui ferait d’eux ses éternels obligés. Il imagina leur offrir une Union de la Mare Nostrum, un gigantesque marché captif composé d’Etats pauvres, que le pays de Droite dominerait, et où les ploutocrates pourraient écouler la camelote qu’ils fabriquaient encore. Sarkominus n’ignorait rien de la fragilité de ses « parrains » qui ne fabriquaient presque plus rien, sinon des armes et des babioles de luxe. Les ploutocrates s’enrichissaient en spéculant ou en achetant des « offices » : par exemple, l’un avait éliminé les petites échoppes pour créer des grands magasins, obligeant ainsi producteurs et acheteurs à lui verser une sorte de cotisation pour effectuer des transactions, transactions que ceux-ci auraient pu faire à des prix bien plus avantageux, s’ils avaient pu les faire sans intermédiaires ; un autre possédait des routes, des viaducs et des ponts, ce qui lui permettait de taxer les communications d’une ville à l’autre. Faire que chaque sujet du pays de Droite soit obligé de leur payer quelque chose pour accomplir le moindre des actes quotidiens de la vie (tels que boire de l’eau, déposer de l’argent dans une banque, aller d’une ville à l’autre, commercer, etc.), était, pour ces ploutocrates, une sorte d’horizon idéal.
Mais, au final, le pays de Droite devenait un pays où l’on ne fabriquait presque plus rien. Les voisins Teutons riaient de rafler si facilement les marchés abandonnés par les ploutocrates du Pays de Droite. Avec leur sens de l’humour proverbial, ils narguaient les gardes-frontières en leur disant : « comme vous ne produisez plus rien, nous vous livrons nos marchandises ; si vous avez des messages à transmettre à vos épouses, n’hésitez pas à nous les confier, nous en prendrons soin ! » Quand aux marchands venus de l’empire des Shins, on ne comprenait pas ce qu’ils disaient, mais d’après le contexte et les expressions, on saisissait que c’était désopilant. Grâce à l’Union de la Mare Nostrum, les ploutocrates du pays de Droite trouveraient donc un espace vide de Teutons et de Shins où ils pourraient commercer sans concurrence et écouler les quelques camelotes qu’ils fabriquaient encore. S’il leur obtenait cela, les ploutocrates lui seraient forcément redevables, à jamais.
« Je dois changer, afin de réaliser la paix entre les nations et édifier l’Union de la Mare Nostrum, songea-t-il. Je dois devenir Sarkominus le Doux, le Pacifique, le Généreux, celui qui… comment dit-on déjà ? Celui qui pardonne ! Il y a un meilleur mot… le clément. Sarkominus le Clément, ça me va comme un gant ! Oui, à partir de ce soir, je serais un autre homme. » Messaline s’était endormie, nue, désirable. Il la regarda longuement. « Et en plus, je vais me réconcilier avec Messaline !, résolut-il. D’ailleurs cette croisière, à l’origine, c’était pour qu’on se réconcilie. »
Sarkominus se sentait soulagé. Mais, cet état de bien-être s’altérait déjà à cause du retour d’une sensation de vide. Le monde, peu à peu, lui paru hideux : la mer stupide faisait « flop-flop », le ciel était un gigantesque fouillis d’étoiles, les vents devenaient irritants. « Il faut être idiot comme un Bolloréus pour aimer les croisières en galère d’apparat, enragea-t-il. Ah ! Merci, vraiment ! A moins que… ces fourbes… n’auraient-ils pas voulu m’éloigner… afin de comploter ? Voilà, je suis clément une minute, et ces traîtres en profitent ! Peuple du pays de Droite lève toi ! »
Sarkominus aperçu un petit voilier qui s’approchait puis qui aborda la galère. Un centurion grimpa à bord pour lui remettre un message. C’était une missive de César Chiracus, encore en poste jusqu’à la cérémonie de transmission des faisceaux. Chiracus lui intimait « l’ordre » d’être présent, le lendemain, à la fête des Affranchis. Cet « ordre » mit Sarkominus hors de lui, mais, étrangement, sa colère tomba très vite et se mua en un sentiment de gratitude sincère envers le vieux tyran. « Le vieux a mille fois raison : il convient de fêter dignement les affranchis !, songea-t-il. Car le véritable objet de haine, ce n’est pas l’affranchi ; c’est l’esclave ! Et parmi tous les esclaves, ce sont ceux qui se sont rendu esclave de leurs convictions qui méritent une haine souveraine ! Car n’est-ce pas à cause de leurs convictions que certains complotent encore contre moi ? » Il réveilla aussitôt le navire. On fouetta les esclaves pour qu’ils rament à bonne vitesse, et au petit matin, la galère d’apparat entra dans le port de Taurentum (14), accueillie par une foule en liesse chantant la venue de Sarkominus.

Notes :

(1) Démocrite, fragment B V1, Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 7
(2) Démocrite, fragment A, 1, Diogène Laërce, Vies, IX, 45
(3) Instrument qui comme le tamis est constitué essentiellement d'une surface plane percée de nombreux petits trous et servant à séparer des solides de différentes grosseurs.
(4) Démocrite, fragment B, CLXIV, Sectus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 117.
(5) Démocrite, fragment A, XCVIII, Sénèque, Questions naturelles, VI, 20, 1
(6) Démocrite, fragment A, XCIII, Aétius, Opinions, III, III, 11.
(7) Hypnos est le dieu du sommeil, fils de Nyx, la Nuit ; il est aussi selon l’Iliade le frère jumeau de Thanatos, la Mort
(8) Démocrite, fragment A, LXXVII, Plutarque, Propos de table, VIII, X, a 734F
(9) Voir, Démocrite, fragment A LXXVII, Plutarque, Propos de table, VIII, x, 2, 734 F
(10) Nice
(11) Le fait que l’épouse de Sarkominus porte le même prénom que celui de l’impératrice Messaline, qui cocufia abondamment l’empereur Claude, est évidemment une coïncidence fortuite.
(12) "J'ai changé parce que le pouvoir m'a changé. Parce qu'il m'a fait ressentir l'écrasante responsabilité morale de la politique. Le mot "morale" ne me fait pas peur.", Nicolas Sarkozy, discours au Congrès de l'UMP, le 14/01/07.
(13) Le projet d'Union de la méditerranée est assez révélateur de l'esprit chimérique de Nicolas Sarkozy. Il présentera son projet dans son Discours de Toulon (07/02/07). Ce projet préconise la coopération entre les pays des deux rives sur des domaines comme « l'immigration choisie », l'eau, l'environnement, l'énergie ou encore les transports. « Un système de sécurité collective lui permettrait de garantir la paix autrement que par la course aux armements et l'intimidation », ajoute t-il. Le projet rencontre hostilité de l'Allemagne et de nombre de pays européens qui soupçonne Sarkozy de vouloir « siphonner » les fonds européens au bénéfice de la Méditerranée, perçue comme une zone d'influence de la France. D'où une révision du projet à la baisse et dans le cadre du processus dit « de Barcelone », instance de concertation entre l'Union européenne et les pays riverains de la Méditerranée (« Processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », officialisé le 13 juillet 2008).
(14) Toulon

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