Périodiquement, on nous dit la Libye au bord du chaos, fragilisée par des milices indisciplinées et surarmées. Vraiment ?
Un pays qui à la fin janvier, soit 3 mois à peine après la mort de Mouammar Kadhafi, a pratiquement retrouvé sa production pétrolière d’avant la guerre civile serait au bord du gouffre (soit environ 1,3 millions de barils/jours) ? Quoi ? Un pays qui dispose de plus de 150 milliards de $ d’avoirs placés à l’étranger - aujourd’hui « dégelé » avec la levée des sanctions de l’ONU et de l’UE -, des réserves d’or estimée à 115 milliards $ et un ratio de la dette sur le PIB (avant la guerre) de 3,3 %, pourrait être au bord de l’effondrement ? Certes, les banques vermoulues par la crise traînent à restituer l’argent gelé en inventant des difficultés administratives – seuls 20 milliards ont été effectivement restituée à la date du 10 janvier. Parfois le déblocage des fonds est soumis à des conditions curieuses ; par exemple, l’Italie a dégelé 375 millions d'euros... pour permettre à la banque centrale libyenne de recapitaliser la banque italienne UniCredit en pleine déconfiture. La Libye, pilier du système financier international, serait au bord de la catastrophe ? The Economist qui promet dans son édition du 4 janvier une croissance de 22% du PIB de la Libye ne semble pas beaucoup le croire.

Et pourtant, la population vit dans une inquiétude légitime. Aucun processus politique pouvant conduire au désarmement des milices n’est engagé et la vie quotidienne se dégrade, par le renchérissement des prix, le non versement des salaires des fonctionnaires et des soldes tandis que le chômage qui ne cesse de s’aggraver. Le désarmement des milices ne peut être réalisé que par des processus politiques qui octroierait au peuple des droits politiques, aux minorités la reconnaissance de leurs revendications culturelles (langue amazigh pour les berbères), à la jeunesse, frappée massivement par le chômage, une politique de développement créatrice d’emploi, et pour la population, la garantie des droits sociaux instaurés sous Kadhafi (santé et éducation gratuite, aides sociales, bourses pour étudiants, etc.). La population, dans des manifestations, demande des épurations pour éviter le retour d’une oligarchie qui capterait la rente pétrolière. Elle demande la transparence – comme par exemple connaître - au moins - le CV des membres du CNT qui sont pour la plupart des inconnus pour la population. Mustapha AbdelJalil, le président du CNT, est visé personnellement lors de manifestations, des portraits de lui ont pu être brûlés dans la rue, des grenades artisanales ont été jetées sur le siège du CNT à Benghazi avant que des centaines de manifestants ne l'envahissent et ne mettent le feu à sa façade. Réaction minoritaire, mais qui témoigne de l'impatience grandissante de la population et qui a conduit le CNT a accepter la démission Abdelhafidh Ghoga, vice-président du CNT, sous la pression d’une foule qui pointait son passé kadhafiste.
Le CNT a, dans un premier temps, opté pour une réponse répressive, en sous-estimant la détermination des thowars de ne pas lâcher leurs armes avant d’avoir obtenu des concessions politiques substantielles. Après une campagne idéologique dénonçant les désordres et les menaces de guerre civile créés par les thowars et organisé des manifestations - avec l’aimable soutien du Qatar qui dépêcha Youssef Karadhaoui, consultant religieux d’Al-Jazira et président de Union Internationale des Savants Musulmans (oulémas), pour demander aux miliciens de désarmer, le CNT passa à la manière forte. Le 10 décembre la deuxième brigade d'infanterie de l'armée nationale libyenne, commandée par Khalifa Belqasim Haftar, chef d’Etat major, a tenté de reprendre le contrôle de l’aéroport de Tripoli, occupé par des thowars de la ville de Zenten. Les soldats se replièrent devant la résistance des thowars qui, quelques jours plus tard, enlevèrent les deux fils du chef d’Etat major pour le contraindre à démissionner. Le CNT invoqua un regrettable malentendu et nomma un nouveau Chef d’Etat major en se concertant avec différents groupes de thowars.
Le CNT décide laisse, depuis lors, pourrir la situation.

Question : qui garde les puits de pétrole et les pipelines qui ont un si bon rendement ? Qui garde les stocks de gaz moutarde non déclaré de Kadhafi et les stocks d’uranium ? Les troupes du CNT qui ne peuvent protéger les habitants ? Afrik.com rapporte divers rumeurs sur ce point : « D’après Cynthia McKinney [membre du Congrès américain], les rebelles de Misrata, traditionnels alliés de l’OTAN, auraient été la cible d’hélicoptères Apache de leurs "alliés" alors qu’ils essayaient de prendre le contrôle des plateformes pétrolières de Brega. Plus encore, des sources libyennes lui auraient confirmé la présence de campements italiens dans le désert et l’envoi prochain de troupes françaises. « Un docteur libyen devenu journaliste, membre de la résistance, a rapporté jeudi 12 janvier 2012 que les champs pétrolifères étaient occupés par l’OTAN et que des navires de guerre stationnaient dans les ports libyens. » Si le citoyen libyen n’a pas accès au CV de ses dirigeants, comment le citoyen français pourrait avoir des réponses a de telles questions ?

En attendant que fait le CNT ? Il « renégocie » les contrats avec les sociétés occidentales. Soucis louables des « révolutionnaires » du CNT de rompre avec la corruption de la clique de Kadhafi ou premiers témoignages de l’émergence d’une « nouvelle » oligarchie libyenne, dans un monde des affaires où il n’est pas de frontière nette entre le licite et l’illicite et où toutes les corruptions sont possibles ? En avril dernier, Mustapha Abdeljalil, le président du CNT, avait lui-même reconnu qu’il y avait eu des magouilles et des détournements d’argent de la part de certains nouveaux responsables. Mais depuis, c’est le silence radio.

Que fait le CNT ? Il construit patiemment les outils de puissance de l’Etat, au plan symbolique et matériel. Symbolique : il met en circulation de nouveaux billets fabriqué par la France et la Grande Bretagne, de 1, 5 et 10 dinars, frappée en arabe et en anglais, pour remplacer ceux à l’effigie de Kaddafi. Il diffuse de nouveaux manuels scolaires « no khadafi » qui sortent des presses tunisiennes et égyptiennes. Il a passé un accord avec la Jordanie pour lui envoyer 10.000 combattants qu’elle se chargera de former.

Que fait le CNT ? Il poursuit sa campagne idéologique contre les thowars. Il est indéniable que, ça et là, ont lieux des micros affrontements entre milices rivales, qui font quelques morts. Les soldes n’étant pas payées, les plus puissantes des milices se payent grâce à des « droits de douanes » prélevés dans les ports, les moins puissantes installent un check point et rackettent les camions de marchandises et parfois les automobilistes. C’est une sorte de guerre des gangs, mais en beaucoup moins sanglantes que celles qui se produisent aux USA, par exemple. Ce sont des affrontements qui marquent des territoires entre des fractions qui relèvent de « tribus » différentes, qui sont généralement régulés par des médiations entre chefs de tribus. Par exemple, début janvier, affrontement à Tripoli entre des thowars de Misrata et des thowars du "Conseil militaire local de l'avenue Zaouia" de Tripoli (quatre morts et cinq blessés) ; mi janvier, affrontement à Gariane entre thowars de cette ville et ceux d'Assabia (deux morts et 36 blessés) ; fin janvier affrontement à Beni Walid entre thowars de la Brigade de Wadi Dinar et ceux de la Brigade du 28 mai (destruction de quelques véhicules de la Brigade du 28 mai). Ces violences sont inquiétantes sans doute, mais on est loin de la guerre civile. Dans ces violences, la population n’est pas visée. Pourquoi le serait-elle ?
Que fait le CNT ? En lien avec le Qatar, il tente de promouvoir l’islamisme « bon teint ». Deux partis islamistes sont déjà créés (Parti de la réforme et du développement, Rassemblement national pour la liberté la justice et le développement). Mohammed Belhaj, « gouverneur militaire » de Tripoli, fondateur du Groupe islamique combattant en Libye et autrefois proche d'Al-Qaida, se dote d’une troupe au service du CNT. Le Dr Abdul Nabi Abu Ghonia, directeur du service des programmes au ministère de l'Education promet la restauration d'un enseignement religieux généralisé dans les écoles. Le coeur du débat sur la prochaine constitution porte sur la question de la charria.

En attendant, il y a des victimes des violences qui attendent des secours et qui n’en reçoivent pas. Les veuves et orphelins des combattants et les proches des victimes civiles de cette guerre ne reçoivent pas de secours du gouvernement. Leur nombre reste indéterminé. Pourtant cette guerre a fait des victimes. Selon une enquête du New York Times publiée le 17/12/11, « au moins 40 et peut-être plus de 70 civils » ont été tués lors de 25 raids aériens de l’Otan sur lesquels ils ont pu enquêter. Or l'OTAN a revendiqué 9650 attaques aériennes. Les combats au sol entre libyens ont fait d’autres victimes. Et après la guerre il y a encore des victimes. Georg Charpentier, coordonnateur humanitaire des Nations Unies, a protesté contre l’absence de financement pour mener des actions humanitaires en Libye, notamment pour mener à bien des déminages : « Le résultat, c’est que des enfants perdent leurs bras en ramassant des munitions non explosées à Syrte, Bani Walid ou autre part, parce que nous ne pouvons pas accélérer les opérations [de déminage]. » Les Tawergha, minorité à la peau foncée – d’anciens esclaves amenés en Libye aux 18 et 19è siècles – ont été accusés d’avoir tué et violé les habitants de Misrata, à la demande de l’ancien leader Mouanmar Kadhafi et leur ville a été mise à sac et la population contrainte à fuir en masse. Les camps de déplacés tawergha s’étendent de jour en jour, au fur et à mesure que les gens de Tawergha sortent de la clandestinité. Selon le HCR, quelque 20 000 Tawergha sont enregistrés dans les camps gérés par LibAid à Tripoli, Benghazi, Tarhouna et d’autres villes plus petites dans le reste du pays. Un autre groupe d’environ 7,000 personnes a été découvert récemment dans le sud du pays, près de la ville de Sebha. Mais la population tawergha s’élevait initialement à quelque 35 000 personnes. Où sont-elles ?

Et puis il y a les meurtres et les tortures dans les geôles du CNT. Les délégués d’Amnesty International se sont entretenus en Libye avec des prisonniers incarcérés à Tripoli et aux alentours, à Misratah et à Gheryan. Ils présentaient des marques visibles indiquant qu’ils avaient subi des actes de torture au cours des derniers jours et des dernières semaines, notamment des blessures ouvertes sur le crâne, les bras et les jambes, le dos et d’autres parties du corps. Des meurtres ont eu lieu. L'organisation humanitaire Médecins sans frontières (MSF) a annoncé de son côté jeudi la suspension de ses activités dans les centres de détention de Misrata, à 215 km à l'est de Tripoli, en raison de "la torture sur les détenus et l'impossibilité de leur fournir des soins médicaux d'urgence". Ces actes de torture sont infligés par des entités militaires et des services de sécurité officiellement reconnus et lié au CNT, ainsi que par un grand nombre de milices armées opérant en dehors de tout cadre légal.
Quelques liens :
26.11.12. Blog Democrypte. Libye : après la stratégie du choc, la stratégie du chaos artificiel ?
13.12.11. Blog Democrypte. La lutte des classes et l'interventionnisme en Libye
17.12.11. New York Times. In Strikes on Libya by NATO, an Unspoken Civilian Toll
20.12.11. RFI. Libye: la contestation enfle à Benghazi
29.12.11. RFI. Libye: les anciens rebelles en grève pour réclamer le paiement de leur solde
03.01.12. France24. La contestation monte contre le "gouvernement non démocratique" du CNT
04.01.12. Le Monde "En Libye, les milices gardent les armes pour peser sur les choix politiques"
04.01.12. The Economist. La Libye connaîtra la plus forte croissance mondiale en 2012
05.01.12. realpolitik.tv. Libye : la guerre des milices
23.01.12. Donnetonavis. Libye : Chômage et cherté de la vie inquiètent les Libyens
26.01.12. AFP. Libye: accusations de pratique "généralisée" de la torture sur les détenus
27.01.12. Amnestie. Libye : morts de détenus dans un contexte de torture généralisée