Tel un mauvais djinn, un désir d’apartheid – le rêve pathogène d’une communauté homogène – possède Mayotte : une île asphyxiée par sa propre frontière où schizophrénie et paranoïa vont de pair, et où l’on chasse l’étranger, village après village, au plus profond de soi-même. Cette chasse à l’homme n’épargne pas nos établissements scolaires où du jour au lendemain, sans prévenir, des élèves disparaissent. On les retrouve parfois sur la place de la République de Mamoudzou, dormant à même le sol avec leur famille, sans même un bout de toile pour les protéger des intempéries et des regards agglutinés aux grilles de ce camp sans nom. Ce ne sont pas des réfugiés mais les expulsés de la République : les bannis du « vivre ensemble ». Dans l’école de ma fille, un nouveau jeu est à la mode, une répétition de ce qui se passe au dehors : « les gendarmes et les Anjouanais »… Plus que jamais, « Mdzuani » (« Anjouanais ») cingle l’air comme une insulte et laisse des traces indélébiles dans l’âme et le cœur vulnérables des enfants de Mayotte perçus comme tels, des « enfants maudits » (Didier Eribon). « Être nommer ceci ou cela, c’est être condamné à être ceci ou cela, et à n’être que ceci ou cela. » (1) « Comorien » est devenu un terme cancérigène, un synonyme d’« étranger » et donc de « délinquant » : on ne le prononce plus, on le crache, surtout sur les ondes ! Et l’on s’étonne un jour de voir des milices sillonner nos rues et des pogroms se produire… Au shungu (2) – une institution millénaire à l’origine des formes de sociabilité de l’archipel des Comores – a succédé une « politique de l’inimitié » dont Achille Mbembe, dans son dernier livre, dresse minutieusement le portrait.
« Mayotte asphyxiée »
De l’autre côté du miroir, par-delà les mirages du « migrant » et la soif d’exotisme du « mzungu » (« métropolitain »), les luxuriantes collines de Mayotte renferment une vaste garenne – une chasse à l’homme s’y déroule en permanence à ciel ouvert. L’humain(e) poursuivi(e) est le frère, le cousin, la grand-mère du « Mahorais » : il vient des autres îles de l’archipel des Comores. « Je cherche effectivement, déclare le lieutenant-colonel Guillemot, à mettre les étrangers en situation irrégulière dans un climat d’insécurité. Ils doivent savoir qu’on peut les contrôler à tout moment. Ils doivent le craindre. C’est aux personnes en situation irrégulière de se sentir en insécurité. Cette insécurité est nécessaire ». (3) À l’opinion ressassée ad nauseam par les médias et hommes politiques que l’immigration est source d’insécurité, l’officier de gendarmerie substitue l’idée que le maintien de la paix exige une pédagogie de la terreur vis-à-vis des « clandestins ».
Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que la police partage désormais son monopole de la traque légitime avec des collectifs d’habitants aussi anonymes que les tracts nauséabonds que ces derniers propagent sur les réseaux et les murs du 101e département. « Mayotte asphyxiée », tel est le titre du tract téléchargeable depuis le 28 avril 2016 sur le site web du groupe Kwezi (4) (radio/télévision/quotidien). À sa lecture, je suis resté sans voix : « Une manifestation et une action d’expulsion pacifiques contre l’immigration clandestine aura lieu le dimanche 15 mai 2016. Point de départ : au plateau de Boueni, à 6 h, pour le tour de la commune. Suivi d’un grand Voulé [un barbecue festif]. » Qu’une opération de ce type ait pu avoir lieu, bien qu’elle ait été annoncée près de trois semaines à l’avance, en dit long sur la banalisation d’une certaine xénophobie et sur la complicité des médias, des élus, des autorités locales dans la prolifération, sur une grande partie de l’île, des exactions commises à l’égard des « Comoriens » : harcèlements, insultes, ratonnades, pillages et incendies d’habitations, menaces et intrusions chez des personnes hébergeant des « décasés », etc.
Micro-fascisme tropical
Suite sur : http://www.jeuneafrique.com/333052/societe/mayotte-peau-comorienne-masques-francais/
Le blog de mon essai philosophique et littéraire consacré au marronnage (fuites et résistances créatrices des esclaves), Fugitif, où cours-tu ?, publié aux Presses Universitaires de France (2016): https://fugitifoucourstu.com/a-propos/