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Ou un coupable bouc émissaire
La souffrance au travail est un sujet de préoccupation récurrent en entreprise. Il arrive que les souffrances s’actualisent sous la forme de comportements dramatiques parfois définitifs comme par exemple les suicides à France télécom, ou les nombreux « burn out » dont la presse se fait écho régulièrement. Soumis à la pression d’une hiérarchie directe sommée de rationaliser les coûts salariaux, les collaborateurs finissent par ne plus pouvoir collaborer.
Les explications psychologiques ne manquent pas et la réponse de l’institution est souvent l’envoi de « casques bleus du travail munis d’un coussin compassionnel[1] » chargés comme les infirmiers de la croix rouge de réparer les blessés ou d’évacuer les morts sur le champ de bataille pour pouvoir reprendre le combat. Ces catastrophes donnent lieu à la recherche de coupables ou à des stigmatisations qui au fond n’empêchent pas que celles-ci se reproduisent.
Une des façons d’éclairer ce processus peut être d’utiliser le concept d’ « agentification » élaboré par Milgram[2] à la fin de la guerre pour tenter de comprendre comment, enrôlés dans le combat hitlérien, des individus apparemment normaux, normalement névrosés à défaut d’être complètement sains d’esprit avaient pu commettre de tels crimes au nom d’une idéologie.
L’expérience de Milgram tendait à montrer qu’un individu peut aller très loin dans la torture d’un autre individu à partir du moment ou la commande est faite par une autorité qu’il reconnaît comme légitime. Cela constitue à ses yeux une justification suffisante et lui offre ainsi une protection morale.
Milgram avait élaboré une expérience scientifique assez effrayante montrant qu’une majorité (62,5%) d’individus mis en situation de torturer une autre personne s’acquitte de cette mission s’il elle est sous la responsabilité supposée d’un scientifique en blouse blanche représentant une autorité, et sous le prétexte d’une expérimentation scientifique.
Il existe une variante de cette expérience qui a été élaborée sous la forme d’un jeu télévisé[3] dans lequel, sous couvert de faire gagner de l’argent aux participants, il s’agissait d’envoyer des chocs électriques extrêmement violents à une personne pouvant aller jusqu’à provoquer sa mort. Comme dans l’expérience de Milgram tout était mis en scène mais le cobaye chargé d’envoyer les décharges ne le savait pas. Dans cette version « jeu télévisée », le pourcentage de ceux qui s’autorisaient à aller au delà d’une souffrance acceptable dépassait largement les 62,5 % du protocole de Milgram pour atteindre 81%.
Pour Milgram, ce phénomène d’ « agentification » explique comment, lorsque les justifications l’y autorisent et qu’il reconnaît l’autorité de celui qui représente l’institution, un humain peut produire des comportements répréhensibles.
Dans les situations de burn out, ou dans les situations de suicides tels qu’on a pu les voir dans certaines entreprises, c’est ce même phénomène d’agentification qui se joue.
Le triangle dramatique à l’œuvre met en scène un manager de proximité (bourreau) qui, comme le sujet de notre expérience met sous pression un salarié, le salarié qui, comme le comédien de l’expérience, subit la torture (sauf que dans ce cas ce n’est pas un jeu), et la direction de l’entreprise qui incarne l’autorité légitime derrière laquelle se cache le manager agentifié et qui le protège. Contrairement au triangle dramatique de Karpman[4] il n’y a pas ici de sauveur et le bourreau est tout seul à décider quand il doit arrêter le massacre.
Le jeu télévisé proposé met en lumière un acteur supplémentaire dans ce triangle dramatique : le public. Ce n’est plus un triangle, mais une scène à plusieurs acteurs. Dans le jeu télévisé il n’y a pas que le torturant qui est naïf. Le public est aussi naïf car il n’a pas l’information qu’il fait partie d’une expérience.
On assiste à la réaction du public qui, comme au match de foot applaudit l’exécutant pour l’encourager, le pousse à aller plus loin quand il voit qu’il doute. Dans le jeu proposé, le cobaye exécutant va plus loin que dans l’expérience de Milgram et ce, pour deux raisons : d’une part comme dans l’expérience de Milgram, il est protégé par la légitimité du cadre et l’autorité de l’animateur, et d’autre part il est poussé par la complicité des participants. Complicité active de ceux qui l’ont encouragé ou complicité passive de ceux qui ne se sont pas dressés pour manifester leur réprobation. Ce qui peut expliquer que le pourcentage de personnes développant un comportement criminel soit plus élevé. Un effet de foule comme les phénomènes de bande ou dans les tournantes, conduit certains, qui tout seuls ne seraient pas allés aussi loin, à dépasser leur seuil de tolérance éthique.
Quel lien avec les suicides et les burn out ?
Au fond si l’on regarde bien, l’environnement direct du salarié victime du harcèlement manifeste rarement activement sa réprobation face à celui-ci. Souvent les victimes de harcèlement expriment leur sentiment de solitude, leur sensation d’être abandonnées.
Que ce soit passivement ou activement, l’environnement du salarié contribue à l’accomplissement du crime. Face à l’absence de réaction manifeste de l’environnement, le manager se sent autorisé à aller plus loin pour accomplir sa mission. Il sait que ce n’est pas bien, mais c’est un mal nécessaire. Il est protégé par la direction qui lui assigne cette mission et l’environnement direct ne le menace pas.
Ainsi les phénomènes de suicide au travail, de harcèlement ou de pression conduisant au burn out, ne sont pas seulement une affaire de responsabilité des directions ou des managers ayant exercé une action mortifère. Sans demander la condamnation de l’environnement direct de la victime, on peut se poser la question de la responsabilité collective. Cela donne une information intéressante sur l’entreprise. Si dans une entreprise l’environnement professionnel n’est pas autorisé à confronter la hiérarchie sans se mettre en danger, c’est qu’on est dans un système tyrannique, une entreprise non démocratique ou il y a peu de chance que les salariés puissent s’épanouir. C’est par ailleurs l’indicateur que dans l’idéologie de l’entreprise, un comportement managérial déviant n’est pas considéré comme une faute professionnelle. J’ai souvent eu l’occasion d’accompagner des entreprises dans lesquelles certains managers avaient des comportements qu’on peut sans exagérer qualifier de criminels, mais qu’on acceptait malgré tout parce que c’était « de grands professionnels ».
Il y a dans beaucoup d’entreprises la croyance partagée par tous, activement ou passivement, que la compétence technique a plus d’importance que la qualité relationnelle. Si un manager n’est pas compétent techniquement on a une bonne raison de se séparer de lui, même si manifestement il ne sait pas engendrer des relations de qualité. Par contre un comportement destructeur des relations et des individus n’est pas en soi un cas de licenciement dans beaucoup d’entreprises. C’est cette croyance partagée qui créer l’espace rendant possible le harcèlement.
En fait on peut considérer la victime comme un symptôme d’une entreprise ou les relations dysfonctionnent. Chercher des coupables peut paraître utile à court terme ou pour ce cas particulier. Mais cela ne fera qu’évacuer un problème qui se reposera sous une autre forme à un autre moment.
Comme dans le cas des harcèlements sexuels dont on parle tant avec l’affaire Weinstein on voit se jouer une nouvelle scène du triangle dramatique.
Weinstein est coupable sans aucun doute. Mais c’est un bouc émissaire. Un coupable bouc émissaire c’est plutôt inédit. Généralement le bouc émissaire est une victime !
En réalité l’affaire Weinstein a été le révélateur d’une complicité passive du collectif. Cette complicité passive se manifestait sous diverses formes silencieuses de la part des personnes de l’environnement qui n’ont pas osé réagir pour diverses raisons, et qui disent s’en vouloir par la suite. Cette complicité se manifestait aussi d’une manière active de la part de certains dépositaires de l’autorité. Pour mémoire cette personne victime d’un viol qui allant déposer plainte au commissariat a vu l’agent refuser de prendre sa plainte sous le prétexte que « cela allait détruire la vie de ce garçon ». Tout en étant coupable il est une victime expiatoire conduite au pilori par une foule collectivement coupable de non assistance à personne en danger.
Parce qu’il est passé à l’acte, H.Weinstein, comme le manager harceleur, est le seul coupable mais seulement co-responsable. Il a occupé un espace laissé libre par la règle implicite commune que le harcèlement était acceptable.
En mettant sur la place publique ces drames, le collectif s’offre l’occasion de traiter de sa co-responsabilité, de sa complicité passive. Par contre, en se contentant de mettre au pilori le coupable, il y a des chances que cela ne solde pas le problème général mais seulement la question du bouc émissaire coupable. Il sert alors d’abcès de fixation à une problématique qui ressurgira un jour ou l’autre sous une autre forme.
Ce que l’on a vu se mettre en place dans le monde du spectacle d’une manière intuitive autour des mouvements « balance ton porc » était la revendication des femmes d’une nouvelle règle ou plus exactement la fin d’une croyance non-consciente et partagée qu’on ne pouvait rien dire. On peut penser que le monde de l’entreprise aurait aussi intérêt à mettre en place un tel rituel de fin de croyance non-consciente et partagée que la compétence du manager est rédhibitoirement plus importante que sa capacité à élaborer des relations constructives et fructueuses avec ses collaborateurs.
[1] Comme le disait Yves Clot dans une conférence
[2] Stanley Milgram, La Soumission à l'autorité, 1974.
[3] Le jeu de la mort https://www.youtube.com/watch?v=6w_nlgekIzw
[4] Le triangle de karpman est un des jeux psychologiques favoris des acteurs de l’entreprise, décrit par l’Analyse Transactionnel et qui met en scène un bourreau une victime et un sauveur.