Le modèle de l’entreprise libérée connaît un écho important en France en se positionnant comme « contre-modèle » du taylorisme. Ce phénomène de mode a permis que soit mis en débat cette question du modèle dominant, mais l’opposition binaire qui est proposée implicitement peut sembler quelque peu simpliste, voire manichéenne :
Il y aurait d’un coté l’entreprise libérée et de l’autre le modèle taylorien enfermant. Il semble que les choses soient moins simples qu’il n’y paraît. Cette perception binaire du modèle de l’entreprise mérite quelques nuances[1].
La principale caractéristique du modèle taylorien comme le montre Yves Clot est qu’il introduit une séparation entre l’acteur et son activité afin de pouvoir contrôler l’activité sans laisser à l’acteur la possibilité de s’autodéterminer dans la gestion de cette activité. Au fond si l’on y regarde bien, le seul intérêt d’un modèle de management qui dépossède l’acteur de la propriété de ses actes et de sa légitimité à s’autodéterminer, n’a de sens que dans les champs d’activité qu’on ne sait pas encore robotiser. L’OS aux gestes répétitifs a quasiment disparu. Même si les taches inintéressantes n’ont pas pour autant (encore) complètement disparues. Plus la possibilité d’automatiser les taches gagne en puissance, plus le champ des taches à forte prescription se réduit et donc moins le modèle taylorien se justifie. De la même manière que plus la production en masse d’un même objet se réduit, moins il est possible d’anticiper, organiser et planifier la production sans l’engagement actif des opérationnels et donc moins le modèle taylorien est efficace.
Si tant est que le modèle taylorien pur et dur puisse exister, il semble bien être largement battu en brèche par l’automatisation et la robotisation. En ce qui concerne l’entreprise en France, les opérationnels ne produisent plus vraiment de gestes répétitifs, mais semble plutôt devoir développer de l’adaptabilité et de la créativité pour ces nouvelles taches. Adaptabilité et créativité suppose de la part de l’acteur une certaine forme d’engagement. Et pour cela, le modèle taylorien a un inconvénient majeur : On ne peut pas demander à un acteur de l’entreprise de s’engager d’y mettre du sien, et en même temps le déposséder de la propriété de son activité.
Il est donc nécessaire de trouver des ruses pour pouvoir obtenir de l’engagement tout en continuant à déposséder l’acteur de son activité.
Le management intermédiaire des entreprises se trouve ainsi dans un paradoxe source de souffrance qui peut expliquer en partie par cette difficulté que l’on a inventer un modèle qui repose sur l’engagement des acteurs et donc leur réappropriation de leur activité, tout en permettant à l’entreprise d’exercer un contrôle et de continuer à s’approprier le travail et ses produits.
L’invention du management à la fin du siècle dernier est peut être un discours sur une tentative de résoudre ce paradoxe. Un discours sur la tentative intuitive de trouver une pratique de substitution à ce management directif et descendant de l’entreprise de l’ère industriel sans perdre le pouvoir.
On peut se demander au fond si le modèle de l’entreprise taylorienne ne tend pas à laisser la place à un modèle qu’on pourrait appeler « post taylorien » et qui est déjà largement répandu dans le management intermédiaire des grands groupes industriels : On laisse l’initiative au management intermédiaire et on le somme de prendre ses responsabilités pour résoudre les problèmes, tout en lui ôtant la possibilité d’exercer un pouvoir coercitif. Le management intermédiaire se trouve donc en situation de gérer ce paradoxe sans solution.
On a fini par inventer une entreprise post taylorienne qui fonde son pouvoir, non plus sur la coercition, mais sur la manipulation. On voit ainsi se développer dans l’entreprise des stratégies de manipulation plus ou moins subtile, avec plus ou moins d’enrobage sucré au bonheur, à la liberté, à l’autonomie.
Pour tenter d’obtenir de l’engagement le manager demande l’avis à l’équipe pour des décisions sur lesquels il n’a pas la main ou qu’il a déjà prise. On organise des « team building » pour définir ensemble des valeurs partagées qui ne sont en fait que des manières de donner des injonctions à être. On fait des enquêtes de bien être pour montrer qu’on fonde ses décisions sur des faits supposés avérées. On paye des armées de coach devenu les « casques bleus armé de coussins compassionnels » [2] sur le champ de bataille du travail en pleine reconfiguration.
Le manager tente ainsi d’obtenir d’une manière artificielle l’engagement de l’acteur que la démarche taylorienne a fini par assécher. Le voilà obligé de regonfler la motivation de l’acteur que l’organisation du travail à la rationalité limitée et limitante, a épuisé en dépossédant celui-ci de la propriété de son activité, de sa légitimité à la contrôler et à tirer des bénéfices qui pourrait en attendre comme juste retour de son effort.
En fait, il s’avère que l’exercice du management est toujours une forme d’exercice du pouvoir même s’il a changé de forme. Même si ce n’est plus l’expertise du chef et sa légitimité à exercer le pouvoir par la coercition, nous sommes toujours dans une dynamique de pouvoir. Le pouvoir sans l’autorité.
Hannah Arendt disait : S'il faut vraiment définir l'autorité, alors ce doit être en l'opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments[3].
Cette proposition nous permet d’identifier deux formes d’exercice de l’influence du manager ou du dirigeant:
Soit le pouvoir, soit l’autorité. Laissons de coté pour l’instant l’autorité[4] et examinons les deux facettes du pouvoir.
Le pouvoir s’exerce soit par la force, (la contrainte, la coercition) soit par la persuasion.
Le manager d’aujourd’hui est toujours dans l’exercice du pouvoir mais, dépossédé de la légitimité à l’exercer par la coercition, il ne lui reste que la persuasion.
Il a été possible au chef d’utiliser la contrainte dans la préhistoire de l’entreprise industrielle ou pour plusieurs raisons le détenteur du pouvoir était légitime pour asservir les ouvriers. L’histoire du monde industriel est remplie de récit sur la violence de cette période ou la rudesse du travail et l’absence de contre pouvoir laissait libre champ aux dirigeants pour utiliser la contrainte.
Si le mouvement taylorien se caractérise par l’usage de la contrainte, le management de l’entreprise post taylorienne que nous vivons actuellement, pris dans des problématiques de complexité, se caractérise par l’usage de la persuasion. N’ayant pas d’autorité conférée sur leurs équipes, les managers intermédiaire sont condamnés, s’ils veulent avoir une influence sur leurs équipes, à mettre en place des stratégies de manipulation (la manipulation pouvant être définie comme de l’influence en mode dégradé). La relation managériale reste une relation d’influence dans la mesure ou le rôle du manager est toujours d’obtenir de quelqu’un un comportement qu’il n’aurait pas produit sans son intervention, mais cette influence change de forme. De la contrainte utilisée dans le mode taylorien rationnalisant les procédures d’exécution et légitimant son pouvoir par une expertise technique, on passe à un management persuasif qui tente d’influencer les équipes sans en avoir l’autorité légitime que confère l’expertise technique, mais en usant de subterfuges de persuasion.
Mais que ce soit un pouvoir par la contrainte ou le pouvoir par la persuasion, la légitimité échappe toujours à celui qui est supposé exercer l’autorité.
La souffrance du management intermédiaire peut bien souvent s’expliquer par le fait qu’il est obligé d’utilise des subterfuges de persuasion pour obtenir des comportements attendus. Mais ces subterfuges ne fonctionnent que si les subordonnés acceptent ce jeu. Il arrive bien souvent que ces tentatives de manipulation se heurtent à la résistance de ceux qui n’ont pas intérêt à céder. C’est alors qu’apparaît l’évidence que le manager n’est pas dépositaire de l’autorité et ne peut ni sanctionner, ni contraindre. Dépossédé de son autorité, il négocie, tente de persuader et de s’adapter à la résistance des collaborateurs sans avoir la possibilité d’affirmer son autorité. Et lorsqu’il se retourne vers sa hiérarchie pour aller chercher la légitimité à exercer le pouvoir qui lui a été refusée, il se heurte souvent à la fuite de cette hiérarchie qui considère que c’est au manager d’exercer l’autorité. Mais ce que ne voit pas la hiérarchie c’est que si le manager n’exerce pas l’autorité ce n’est pas tant qu’il ne sait pas le faire, c’est qu’il en est dépossédé par l’organisation qui favorise la stratégie de persuasion sur l’exercice du pouvoir coercitif sans pour autant déléguer l’autorité.
Autrement dit, le manager est rendu incompétent à exercer l’autorité et s’épuise à développer des trésors de persuasion pour compenser l’absence d’autorité conférée et le refus de l’entreprise de le doter des moyens de la coercition.
La persuasion n’apparaît alors que comme une forme dégradée de l’exercice du pouvoir. Mais ce n’est pas encore de l’autorité.
Comme le dit Hannah Arendt : « L'autorité est incompatible avec la persuasion qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Là où on a recours à des arguments, l'autorité est laissée de côté. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion, se tient l'ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique »[5].
Un manager devant user de la persuasion est de fait tout autant dépossédé de son autorité qu’un manager devant utiliser la contrainte. Il est contrait à abandonner la juste distance, l’éloignement[6] qui caractérise sa position dans la relation hiérarchique.
Il semble bien que notre société, pensant sortir d’un modèle taylorien d’exercice du pouvoir par la coercition, n’ai su que passer à l’exercice du pouvoir par la persuasion. Au fond cela ne change pas fondamentalement le rapport au pouvoir.
Car le rapport à la propriété de l’activité reste fondamentalement inchangé.
Le management par la persuasion apparaît comme une sorte de compromis entre l’exercice d’un pouvoir coercitif qui n’est plus socialement admissible et une véritable libération des potentialités des acteurs qui ont pu se réapproprier leur légitimité à exercer leur autorité.
Au fond si un dirigeant ne fait pas confiance à son exécution c’est sans doute parce que cette défiance lui permet de justifier le fait qu’il n’abandonne pas ses stratégies de dépossession de l’activité. Ce n’est pas tant que : « je ne peux pas lui faire confiance alors je ne lui laisse pas être propriétaire de son activité »
Mais : « si je lui fait confiance je risque de perdre la main sur les produits de l’activité »
Au fond, mettre en place un management par la persuasion est un bon moyen de se donner l’impression d’être un dirigeant promoteur de l’autonomie de ses collaborateurs, tout en ne perdant pas le pouvoir.
Sauf que ce paradoxe est alors porté par les acteurs du management intermédiaires qui, pris dans des doubles contraintes constitutive au rôle qu’on veut leur faire jouer, en souffre énormément.
[1] On prête à De Gaulle l’aphorisme paradoxal suivant: il y a deux sortes de gens : ceux qui croient qu’il y a deux sortes de gens et les autres.
[2] Comme disait Yves clot dans une de ses conférences
[3] Hannah Arendt, La crise de la culture, « Qu’est-ce que l’autorité ? » essai folio 1999
[4] Mais on pourra trouver quelques réflexions sur le sujet dans l’article : le leadership en miette http://www.4tempsdumanagement.com/Le-leadership-en-miettes-_a6166.html?TOKEN_RETURN
[5] idem
[6] Comme disait De Gaulle : L'autorité ne va pas sans prestige et le prestige sans éloignement