LA TERREUR ET LA LETTRE
Il y a des évènements qui produisent du sens sans que l'on en connaisse la provenance, et que personne n'en maîtrise la destinée. Ils révèlent parfois les dessous d'un voile (voile désigne ici l'apparence, qui , si on ne la décrypte pas, aura tendance à perdurer, et à reproduire les mêmes effets) . L'évènement de l'agression des journalistes-dessinateurs de Charlie Hebdo le 7 01 15 ont suscité des commentaires qui font partie de cette apparence, relevons quelques -uns d'entre eux, subsumés par une catégorie :
1)Un énoncé contradictoire : "La liberté de parole est attaquée".
Qu'est ce que la liberté de parole. il me semble que la parole et la liberté ne font pas nécessairement bon ménage, car toute parole est une rupture du silence, un risque qu'elle soit acceptée ou refusée selon les contextes historiques. Dans un pays où l'on peut parler sans qu'une censure intervienne, elle n'a un poids que si l'on décide qu'elle en a un . Ultimement, elle est en prise direct avec le pouvoir. Parole de pouvoir ou parole contre le pouvoir. Seule la parole poétique échappe à ce protocole.
Le dessin de presse entre-t-il dans cette catégorie ? oui et non.
Oui si l'on considère qu'il véhicule un sens mais que ce sens est secondarisé par rapport à sa facture plastique, artistique.Non si l'on considère qu'il est un véhicule de sens uniquement.
La caricature tombe sous ces deux protocoles, et l'on ne peut s'étonner que certains choisissent l'une des catégories au détriment de l'autre. Comment peut-on dire, et on l'a entendu, que les dessins ici en cause sont simplement des dessins, et en même temps dire qu'on a la liberté de dire ce que l'on veut ? En somme on veut dire quelque chose au nom de la liberté , mais on veut que cela soit sans conséquence pour la liberté. Des dessins inoffensifs (au nom de la liberté) et en même temps signifiants (au nom du sens que l'on veut véhiculer).
On veut avoir du poids, mais on en refuse la gravité. On veut signifier quelque chose et on veut que cela soit insignifiant.On aura compris que cette contradiction n'est soluble qu'à l'intérieur d'une démocratie protégée comme un cercle est protégé par ses bords.On parle donc à des gens déjà convaincus des propos tenus, mais on provoque ceux de l'extérieur qui n'acceptent pas ces propos.Pour cela il faut évidemment tenir pour acquis l'inclusion et l'exclusion dans une communauté de pensée qui a aussi sa figure inversée. La mondialisation opère dans des régimes contradictoires.
2) Un énoncé inexact par amalgame :"C'est le 11 septembre français".
Du point de vue symbolique, le 11 septembre américain était une attaque contre le pouvoir de la finance internationale et ses conséquences pour la gestion du monde au profit de certains.Les mêmes disent que le 7 janvier , c'est la liberté tout court qui a été attaquée. Mise à part le différentiel macabre du carnage, le lien implicite ici exposé (inconsciemment) est donc que la liberté est liée au pouvoir financier. Que la liberté est celle de l'argent, ce qui est cyniquement vrai.Mais, les dessinateurs de Charlie hebdo n'auraient certainement pas acquiescé à cette lecture. Si ce ne sont pas des anarchistes, comme ils le disaient eux-même, ("nous utilisons la liberté dans la limite de la démocratie") c'est donc leur faire injure, à laquelle ils ne peuvent plus répondre, que d'associer ces deux évènements dans la même catégorie.A mon sens il faut prendre les dessinateurs de Charlie Hebdo réellement au mot. Ils prétendaient se marrer et nous faire marrer, il ont réussi. Leurs dessins sont tordants et réjouissants, rarement tristes, et toujours "déconnants" comme ils le revendiquaient.
3) un énoncé de détournement : "Cet attentat est le plus grave depuis 50 ans"
Quelque chose nous échappe. Quelques dates d'une liste non exhaustive :
-18 juin 1961, l'OAS fait exploser une bombe sur la ligne Strasbourg Paris. 28 morts. -29 mars une bombe explose dans le train Paris Toulouse. Attribué à Carlos, elle provoque 5 morts, 77 blessés.-15 juillet 1983, une bombe explose près des comptoirs d'enregistrement de la Turkish airlines à Orly. 8 morts et 54 blessés.
-25 juillet 1995, une bombe des islamistes algériens explose dans le RER à St Michel, 8 morts et 119 blessés.
-3 décembre 1996 une bombe dans la rame de métro explose à Port Royal, 4 morts et 91 blessés.
"Le plus grave" renvoie à cette gravité non assumée par ceux qui revendiquent la liberté et la sécurité. Moins de morts, plus de blessés? Une chose peut-être apparaît différente dans cette liste : presque tous sont provoqués par des bombes et non des agressions à main armée, spectaculaires parce qu'elle ressemblent (dit-on) à un acte de guerre. c'est d'ailleurs de guerre qu'on a parlé aussi bien le 11 septembre 2001 que le 7 janvier 2015.
A évoquer ainsi la guerre, on est pris d'effroi par la capacité des mots à provoquer un réel désastreux. La guerre d'Irak qui suit pour les USA, la guerre de Lybie, du Mali et celle contre Daesh qui précèdent pour la France. On voit donc que la guerre est mot le trait d'union, mot valise qui voyage dans le temps avant ou après les évènements, et qui n'a pas vocation à être discutée après une agression.
Pourtant une guerre a lieu entre deux états, deux nations, au moins deux tribus. Dans le cas des 2 ou 3 assassins de Charlie Hebdo, il s'agit bien de personnes de qui ont adhéré à l'Islam de manière "déculturée " pour détourner un terme d'Olivier Roy dans son essai "la Sainte Ignorance , c'est à dire de personnes dont la culture musulmane est faible ou disjointe de leur pratique religieuse également faible et récente. Ces attentats ne sont pas le fait de services secrets d'un pays tiers, même s'ils sont incités par l'idéologie d'un tiers (Etat). Les assaillants, que l'on peut assimiler à des délinquants, n'ont pas de logistique de guerre et leur fuite n'est pas couverte par un Etat.
Si "Libération", "Le Monde" ou même "Le Figaro" avaient été l'objet de la même agression, eut-on entendu , "je suis Le monde", "je suis Figaro" ?
J'en doute. Ou plutôt je n'en doute pas. C'est bien le statut de l'image, la puissance de la lettre joint à celle de la représentation, les fameux dessins, qui font l'objet d'un tel consensus. Puissance de l'image.
Plus encore, ici il s'agit d'image commentée (une caricature) c'est à dire la lettre joint au corps du dessin. C'est bien une concentration, une saturation de sens, dans toute la terreur de son apparition, un sens qu'on ne peut pas cacher, duquel on n'a pas le temps de se détourner, une fois qu'il est vu, entendu , perçu.
Le Dieu des juifs avait vu clair, pour inviter Moise dans le désert à recevoir les tables de la loi. Dieu lui brûle le visage pour l'avoir "vu" dans l'image du buisson. Il inscrit la loi en lettre de feu et sature la matière de son incandescence dans la pierre. Dieu est le premier terroriste et le premier anti-terroriste. Il se donne les moyens de la transmission de la lettre tout en connaissant le danger de son incarnation dans les corps, ou bien dit autrement, il prend le risque de la lettre et de son incarnation dans la matière en s'assurant du protocole de sa transmission.
Les assassins ont joué les apprentis sorciers. Les fous de Dieu ont perdu la tête (ils assassinent une rédaction et vont mourir sur le seuil d' une imprimerie !?), se sont trompés d'adresse en allant d'abord aux archives, ils ont pris les dessinateurs pour des dieux. Ils n'ont pas compris que, sans découpler le corps et la lettre, il ne fallait pas regarder ce qui leur brûlerait la cervelle. Ainsi ont-ils décidé de brûler celles des autres.
D.C.