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Quelques lignes d’Un Porteur de nom juif.
Polémique concernant les textes d’Alain Badiou réunis sous le terme de Circonstance 3, incluant le texte de Cécile Winter en fin de volume.
Je constate comme d’habitude que la lumineuse et inventive rationalité d’Alain Badiou engage des penseurs complices à prolonger son système de pensée qui aboutit souvent à des formulations retorses et redoutables, sans doute parce qu’elles semblent opposer à l’opinion courante des formes de rationalité issues d’axiomes philosophiques consommés et les contours pertinents de l’opération créative de concepts. Cependant, le miroir des termes employés déploie d’étranges persistances. La manipulation du maître sur sa victime lui fait dire, à la victime, tout ce que le maître dit en filigrane avec les gardes-‐fous de l’utopie, à savoir l’effacement d’une singularité, la dénégation du prédicat dont son nom (à elle) est porteur.
Peu de risque pour Badiou qui maîtrise le langage du « bord » du vide qu’il convoque et explicite toujours son cadre de pensée tout en avançant ses pions (la pédagogie de son système). Désastre pour ceux qui s’en servent.
Je m ‘explique :Le texte de Cécile Winter à la fin du volume fait écho à la pensée de Badiou, notamment l’introduction récapitulative et le 1è texte.
Si l’on mesure dans le corps de ces textes, le 1er et le second, la place que prend le mot « juif », on y décèle quelques inexactitudes et surtout on voit comment s’y noue deux termes qui ne se recouvrent pas totalement, et qui posent le cœur du questionnement, à savoir « juif » (et Juif), et Israel.1) Dans le 2è texte, « la destruction des juifs d’Europe et la question du mal », Badiou nous dit p. 40 que « le nom de « juif » est une création politique nazie qui n’a aucun référent préexistant ». Si les juifs s’étaient appelés ou étaient appelés Israélites jusqu’en 1933, puis juifs depuis, ce serait envisageable.
Mais qui peut croire ce bobard ? .Le terme de juif, judaïsme apparaît déjà dans le 2è livre des Maccabées sous sa forme grec « ioudaismos ». Quel goy ne sait pas que le royaume de « Juda » est le produit d’une scission des 12 tribus, dont 2 constituent ce royaume du sud, en opposition au royaume d’Israel créé par les 10 tribus restantes qui firent sécession après la mort du Roi Salomon.Que dire des innombrables occurrences du mot « juif » au cours des multiples expulsions d’Europe, dont la première eut lieu en France au XIVe siècle, bien avant la date de 1492 qui est celle d’Espagne.
Si « Juda » et ses multiples déclinaisons dans l’histoire ne constituent pas un « référent préexistant », qu’est ce qu’un référent ?2) La place du mot « Israel » est plus simple et moins équivoque. Serait-‐ce que l’antécédent du nom du royaume , donc de la légitimité de la puissance sur une terre, ne souffre pas la manipulation. Il eut été plus pratique que les juifs de l’Israel antique se nomment Israélites et qu’ils se fussent dissous dans les nations, comme les Ottomans, bien plus tard, se sont dissous dans la nation turque. Il faut croire que l’histoire des « juifs » est plus complexe, a duré plus longtemps, et curieusement a persévéré.
Au terme de « Israel » est associé un autre, celui d’Universalité. C’est la part noble que l’on accorde, avec laquelle on se gargarise, qui absout son locuteur de tout péché d’antisémitisme. Ce qui permet de dire que « le nom des juifs est mis en péril par l’Etat juif ’ »(Israel, le pays du monde où il y a le moins de juifs, p. 26) ou bien « L’Etat d’Israel est la plus grande menace qui puisse peser sur le nom des juifs », forme extérieure, de nature coloniale, qu’a pris la sacralisation du nom des juifs, idem p. 25). Plus intelligemment, le personnage de Fumer, dans « Dialogue entre un juif venu de Darzie et un arabe venu d’Epire », dit : « il y a le paradoxe de l’universel sous un nom héréditaire »...... « Nul n’est élu sinon tous » (p. 50) ; ou encore « le juif ne saurait être l’universel, qui n’a justement pas d’être. Il est celui qui, singulièrement, déclare l’universel ». Sublime formulation qui fait de tout être pensant occidental un héritier singulier et paradoxal d’Israel, l’Etat qui devrait « être le plus universel de tous ’ »(entretien dans le journal Haaretz, p. 90)
En somme on demande à l’Etat d’Israel moderne d’être porteur de l’héritage que le nom de juif , singulier, mais qui déclare l’universel, est censé supporter ; c’est-‐à-‐dire d’être porteur de l’héritage de l’Occident. Mieux, porteur de ce que l’Occident n’a pas pu réaliser sans dégâts « collatéraux » que sont les conquêtes nationales, les guerres, massacres, exclusions et autres génocides. On lui demande, à cet Etat d’Israel, de
réaliser le rêve occidental dans ce qu’il a de non réalisé en Occident, on lui demande d’incarner nos projets et si ces projets ont échoué, d’incarner nos manquements, nos fautes, nos culpabilités.
St Paul, Paul de Tarse, vient à la rescousse, sceller ce réquisit, lui, l’universaliste, dont « la bénévolence à l’égard des coutumes et des opinions se présente comme une indifférence tolérante aux différences..» (St Paul et les juifs, p. 59), lui « à la recherche de nouvelles particularités où exposer l’universel.. ». Lui, le juif d’Asie, fonde une nouvelle alliance, plus universelle ), que la première, ou bien sa projection améliorée.
À partir de là, on comprend mieux les déclinaisons innombrables de ce décor. Un apartheid en Afrique du sud est horriblement circonscrit, clair et limité dans le temps puisque Mandela y aurait mis fin. Un mur de séparation en Israel-‐ Palestine est une honte illimitée qui réactive la culpabilité occidentale. Le bien réel massacre à la machette au Rwanda est un crime affreux, « le projet d’un génocide des Palestiniens », p. 26, est un doublon insupportable de la Shoah. Des millions de balles tirées dans le monde n’arriveront pas la hauteur d’une seule balle Israélienne, qui porte en elle la honte de l’Occident.
On lit p. 11 « L’imposition (on impose) progressive (petit à petit comme si le film de Lanzmann n’avait trouver son titre que progressivement) du mot Shoah pour désigner ce que son historien Raul Hilberg nommait... la destruction des juifs d’Europe, peut être considérée comme une étape verbale de cette sacralisation victimaire ».
Manière douce d’annoncer le programme qui n’est autre que le caractère synonyme des mots
« extermination » et « élection », attribué aux « sacralisateurs du nom juif » (dont on ne nous dit pas qui ils sont , diffus dans l’ère démocratique sans doute).
Cette disposition rend possible la bien connue inversion des places, celle du bourreau et celle de la victime. Pour cette maipulation maintenant bien installée dans le tissu des opinions toutes faites (Badiou joue très bien des opinions sans les qualifier d’opinions, généralement en omettant de signaler où elles apparaissent) , il est nécessaire d’utiliser cet effet miroir afin que la conscience occidentale en tire double profit : s’absoudre du poid des mouvements coloniaux du xixè siècle, s’absoudre de la complicité de l’occident dans la Shoah. Le prédicat juif (que l’on congédie) laisse place à celui de « arabe ». P . 26/27
« Faudra-‐t-‐il que le nom des juifs etc.. Et que « palestinien » soit le nouveau des vrais juifs ? » . Le décor est planté, on rejoint , sous forme d’un questionnement afin de pas s’impliquer trop visiblement, le régime des « opinions » que Badiou stigmatise si souvent.On croisera comme toujours la question des camps palestiniens, et notamment l’Oradour du Moyen-‐ Orient, la pierre angulaire de l’inversion mimétique arabe, qui devient le juif que stigmatise Cécile Winter, j’ai nommé Sabra et Chatila et son symbole, Ariel Sharon. Comme le documente si clairement Eric Marty dans « Bref séjour à Jérusalem, Jean Genet à Chatila p.179, Infini, édit. Gallimard », « Ariel Sharon, pour avoir été absent-‐présent à Sabra et Chatila (il n’y a pas de salut dans ce scénario) est définitivement coupable pour « faits de passivité face aux crimes perpétrés par des chrétiens libanais » , et par conséquent responsable du massacre exécuté par le chef de la milice chrétienne Eric Hobeika.
(Cf la citation par Mouna Haim dans le Monde du 2 janvier 2002 du juriste Chebli Mallat chargé d’inculper A. Sharon pour crimes l’humanité repris par E. Marty note 136).
« Israel est-‐il « gardien de ses ennemis ?», questionne Marty.
L’Israélien Sharon, dépositaire de force de l’exigence morale occidentale, démissionne de son poste de ministre de la défense.
L’auteur du massacre, le décideur et l’exécutant sera élu député du Parlement libanais puis ministre de divers gouvernements pro-‐syriens de 1991 à 1998.Enfin, Cécile Winter, juive de « négation » dit Badiou selon le glossaire de Jean-‐Claude Milner, commence son article par quelque outrance, comme cette Shoah qu’elle identifie aux « victimes offertes en sacrifice » (p ;105) alors que le terme correspondant à sacrifice serait « Holocauste ». « Shoah » signifie « rupture », « catastrophe » et n’a pas la connotation victimaire qu’elle lui prête. Il me semble que victime, elle l’est, dans sa trop grande confiance dans les termes d’un décor suggéré par A. Badiou, victime de cette rationalité lumineuse qui prône « un autre lieu », une expérience dont « la fidélité à l’événement initial ne se fera qu’en en séparant les composantes » entretien dans le journal Haaretz, p. 90), entendons les composantes raciales, religieuses, politiques. Qui ne serait d’accord avec ces projets à première vue ?
Les faits historiques relatés par Cécile Winter sont interprétés comme un gigantesque hold-‐up des réparations anticipées par les fondateurs de l’Etat d’Israel aux dépens de l’Allemagne, ceci dès 1942 par « l’intermédiaire d’une organisation privée appelée Justicia » installée à Tel-‐Aviv ». (cf note 6p. 112) . On
notera le style flou des allusions nauséabondes de l’auteur (« Apparemment cette idée semble avoir été évoquée dès le début de la guerre » ibid. p.112). On comprend vite que Cécile Winter a été envoyée sur le front de la dénégation , ou dans le « tiroir étiqueté « dénégation » que décrit Jean-‐ Claude Milner dans « Les penchants criminels de l’Europe démocratique , p. 79).
Je crains que la clé d’un serrurier plus farceur qu’antisémite n’ait refermeé ce tiroir.
Maintenant , et pour parler « en mon nom propre » comme l’indique Badiou pour ouvrir son ouvrage, mon nom est porteur tour à tour des catégories d’affirmation , d’interrogation, de négation que décrit Jean-‐ Claude Milner, à ceci prêt que je pense qu’il s’agit de catégories référentielles et non d’états fixés une fois pour toute . Celui qui est porteur de ce nom passe par ces étapes dans le désordre et ne s’y arrête pas . C’est dire le mouvement incessant qui peut en animer le sujet.
Eh bien ce sujet demande pourquoi la nation nommée Israel est convoquée constamment pour régler les comptes de l’Europe. Le texte que l’on vient d’évoquer résonne comme une farce à mes oreilles, dans laquelle la couleur de l’interrogation est remplaçée par la sinistre prescription des notables figurants de la philosophie.
Denis Cohen
Billet de blog 29 juillet 2014
Porteur de Nom....
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