« Et la lutte des classes dans tout ça ? »
Des luttes de classes battent leur plein.
La plus importante à notre époque, mais la moins énoncée, me paraît celle qui oppose le capitalisme industriel à son rejeton parricide, la finance.On peut discuter s’il s’agit réellement de deux classes distinctes au sens marxiste*, mais il me semble que c’est le cas au regard de plusieurs caractéristiques :
- la finance ne s’embarrasse pas de la production ni de la consommation. Ce qui l’intéresse est seulement le rendement financier. Lorsque celui-ci est obtenu par la destruction (boursière) d’une usine ou la fusion/destruction d’une entreprise, le financier s’oppose à l’industriel.
- la finance ne s’embarrasse pas du salarié ni du citoyen qui n’existe pas dans son monde hors-sol et hors-humanité. Quand bien même elle s’appuie sur une entreprise comme lieu de placement, elle n’a besoin que du mécanisme qui transforme directement du capital en capital. L’industriel, quant à lui, a besoin de salariés pour transformer son capital en marchandise et il a besoin de consommateurs pour transformer la marchandise en plus de capital. L’entreprise est pour la finance un zombie qui ne fait qu’héberger provisoirement une promesse de rendement financier. Leurs intérêts sont alors divergents. C’est encore plus évident dans des mécanismes de finance totalement hors-sol comme le trading à haute fréquence.
- si l’abolition des barrières tarifaires profite à l’industriel, l’essentiel de la mondialisation se trouve dans la libre circulation des capitaux et la protection des investissements. Celle-ci est la principale arme de pouvoir de la finance sur l’industrie (au sens large : manufacturière, agricole ou de services non-financiers). Une part de la pression exercée par la finance profite à l’industrie en lui permettant d’exploiter au maximum ses salariés, mais c’est pour l’industrie moderne une victoire à la Pyrrhus en ce qu’elle diminue les débouchés qui faisaient sa richesse dans la société de consommation. C’est la finance bien plus que l’industrie qui profite de la vague néo-libérale des années 80 qui marque la fin des trente glorieuses.
- cette lutte de classes est masquée par le fait que des industriels sont devenus des financiers. Mais il faut distinguer l’industriel qui, pour pérenniser son entreprise et en tirer une plus-value substantielle, a besoin d’outils financiers, et le financier qui, pour maximiser le rendement de son capital, a besoin de le placer dans des entreprises mais n’hésite pas à les fragiliser ou les détruire lorsque le support ne lui convient plus.
La prise de pouvoir de la finance sur l’industrie ne signifie pas la destruction rapide de l’industrie et du salariat, de même que le capitalisme n’a pas détruit en un jour l’aristocratie et la paysannerie. Il s’agit de Pouvoir, non d’existence. Mais axer la lutte sociale sur la défense du salariat contre l’industriel est à présent une impasse en ce qu’elle ne s’attaque plus à la classe réellement dominante.
Ce parallèle avec la situation décrite par Marx, celle du capitalisme prenant le pouvoir sur l’aristocratie et créant sa classe antagoniste, le prolétariat, amène à se poser la question essentielle : quelle est la classe antagoniste que crée la finance ?
Selon le mouvement « occupy », il s’agirait des 99 %. Je préfère me référer à ce qu’écrit Piketty : dans nos pays développés, 90% des « gens » sont ou se sentent en voie de déclassement et de paupérisation. C’est selon moi ces 90 % qui forment la classe que l’on nomme « citoyens » dans l’acception moderne de ce terme. Dans cette acception, il ne s’agit pas de droit de vote (« aux urnes, citoyens ») mais de rapport à la mondialisation financière et à ses effets.
Ainsi, le citoyen serait celui qui subit la mondialisation et le déni de la catastrophe écologique (l’enjeu central de la poursuite d’activités polluantes en ce temps de prise de conscience est bien l’exigence des actionnaires, et non les « nécessités » de la production. L’industriel attaché à son entreprise est, lui, rarement opposé à une amélioration écologique de ses process de production).
Pour que la grande masse des citoyens se constitue en "classe", en ce temps de démassification et d’individualisation, il faut un cadre politique où apparaisse ce qui en fait un collectif d’intérêt et d’idéologie. Contrairement à ce que visait le communisme, ce collectif restera disparate, multiple, aux intérêts « secondaires » divergents, au moins dans un premier temps. Ce cadre me parait être celui de la Transition :
- organiser l’évolution vers une économie déconnectée de la finance mondialisée, relocalisée, tournée vers la sauvegarde de l’environnement, le développement de biens communs, la justice sociale, la coopération mondiale
- promouvoir la solidarité et la coopération en abaissant les niveaux de concurrence entre personnes, entre entreprises, entre régions, entre nations
- développer une production artisanale, industrielle et agricole écologique
- élargir la démocratie en expérimentant de nouvelles formes plus directes à tous niveaux, y compris dans les entreprises.
Ce cadre permettrait à chacun de se situer par rapport au changement de société que provoque l’hégémonie de la finance, afin d’y mettre fin au profit d’un changement vers une société humaniste, écologique, démocratique et sociale. Et ce cadre peut rassembler de ce fait l'ensemble des progressistes, organisés ou non, dans une majorité électorale victorieuse...
*Rappelons ce que dit Marx dans le Manifeste : « … oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte ». (C’est moi qui souligne). Ne sommes-nous pas effectivement à ce stade ou la finance détruit le capitalisme industriel ET le prolétariat ?