Ce jour est spécial. Nous nous apprêtons à corriger les copies de baccalauréat de nos élèves, aboutissement en quelque sorte d’une année de travail. Ensuite, nous pourrons penser à nos vacances, partir et enfin déconnecter jusqu’à la prochaine rentrée. Il en va ainsi chaque année et rien – sauf événement exceptionnel – ne semble pouvoir et devoir perturber ce rythme. Dans ces dix dernières années, deux événements de ce type ont pourtant marqué cette profession : la grève des correcteurs de la session 2019 en raison de la réforme du lycée, et l’épidémie de Covid-19. Or, l’actualité place aujourd’hui et depuis maintenant 20 mois sous nos yeux une situation inédite : celle du peuple palestinien. Bien qu’il n’y ait en un sens pas de mots pour parler de telles horreurs, il nous faut cependant en dire quelque chose pour au moins les dénoncer. Car nous assistons à l’une des plus terribles humiliations qu’un peuple ait eu à subir depuis la fin de la seconde guerre mondiale et, de façon très générale – en exceptant un certain nombre d’étudiants, de militants et d’individus se sentant plus concernés –, en France comme ailleurs, nous restons inactifs, c’est-à-dire que nous poursuivons quotidiennement le cours normal de nos existences que rien ne vient interrompre. Or, il semble que pour tenter de changer le cours de cet horrible moment, il faille une action d’envergure, quelque chose qui donne à voir qu’il existe une conscience à la hauteur des enjeux de ce qui se produit, de sorte que l’on comprenne ici et là – partout – que nous ne sommes pas prêts à laisser de telles exactions se perpétrer. On peut dès lors se poser trois questions : pourquoi faudrait-il mettre un terme à ce qui se produit ? De tels événements nous concernent-ils, et si oui, en quoi nous concernent-ils ? Est-il en notre pouvoir d’agir sur eux ?
À la première question, il faut répondre que selon les estimations ou recensions les plus largement partagées, depuis le mois d’octobre 2023, l’armée israélienne aurait tué plus de 50 000 Palestiniens et Palestiniennes, enfants, femmes et hommes confondu.es. Cette recension doit cependant être repensée à l’aune d’un article du journal The Lancet daté de juillet 2024, dans lequel des chercheurs tentaient d’établir un calcul basé non seulement sur les morts répertoriés, mais aussi sur les corps potentiellement ensevelis sous les décombres et tous les décès indirects, liés à l’absence généralisée de soin, de matériel médical, ou de tous les manques qu’une telle situation ne manquait déjà pas de créer. L’estimation portait ainsi à 186 000 le nombre possible de morts, c’est-à-dire entre 7 et 9 pourcents de la population de la bande de Gaza, telle que recensée en 2022. Il est inutile de rappeler ici que ces morts ne peuvent en aucune façon être justifiées par le fait que l’État israélien ou son peuple seraient en danger. Les choses sont donc claires et, même à en vouloir à ce peuple pour une raison ou une autre, cette situation doit cesser au plus tôt.
Ensuite, il ne fait aucun doute que ce qui se joue là-bas nous concerne toutes et tous très directement. D’abord, il faut rappeler que les États français et israélien continuent de faire du commerce d’armes, ce qui d’une façon ou d’une autre implique la France dans ce qui se joue dans cette région. On peut toujours dire que l’État ne fait finalement que commercer ou, mieux, que nous ne sommes pas responsables de ce qu’il fait. Si la première idée est naïve, la seconde paraît plus profonde, même s’il n’est pas nécessaire de se sentir directement responsable pour s’opposer et lutter contre ce que fait un État. Il faut par ailleurs se rappeler que, selon le mot de Gilles Deleuze, les Palestiniens sont seuls. En effet, non seulement aucun État n’aide ce peuple, mais tous laissent libre cours à l’armée israélienne de faire ce qui lui plaît. Ces derniers jours, le G7 a résolu de demander un « cessez-le-feu à Gaza », après 20 mois de bombardements quotidiens intensifs, la destruction totale ou presque de certaines villes, la disparition de dizaines de milliers de personnes, l’organisation délibérée d’une situation de famine, et cette résolution n’a rien de contraignant. Ainsi, la question qui se pose est la suivante : dans ce grand mouvement de cynisme généralisé qui, sinon les peuples eux-mêmes, feront quelque chose pour les Palestiniens ? Notre absence de réaction, sans faire de nous les complices de cette horreur, ne peut cependant que nous situer dans une forme de non-assistance à personne en danger.
En outre, on est en droit de se demander si, en abîmant ainsi le peuple palestinien, ce n’est pas, d’une façon ou d’une autre, l’idée même de peuple et tous les peuples qui se trouvent abîmés. Qu’ont les palestiniens de plus ou de moins que les autres peuples ? Leur massacre ne doit-il pas nous renvoyer à la possibilité qu’une chose aussi terrible nous arrive un jour ? N’est-ce pas d’ailleurs que, à cet égard, ce qui se dessine est pour nous aussi inquiétant, étant donnée la recrudescence des tensions entre superpuissances aujourd’hui : la guerre en Ukraine, la montée de l’extrême droite et le « réarmement » de l’Europe, la mise au pas de Hong Kong, l’élection de Trump et tout son lot de déclarations et de décisions unilatérales ? Ce que l’on appelle habituellement « peuple » semble ainsi laisser place aux affrontements entre États, comme si notre avis était devenu marginal ou malvenu, que notre voix ne devait pas ou plus compter. Comme si nous étions destinés à n’être que des corps travaillant et reproduisant les moyens de fonctionnement dont ont besoin ces machines que sont devenues les sociétés dites « modernes ». Par exemple, pourquoi tant de pressions en France autour de cette question, comme si en parler seulement était l’annonce de quelque péril ? Comment se fait-il qu’il ait fallu 18 mois pour que des voix commencent à percer ? Comment se fait-il que l’on puisse aujourd’hui être inquiété parce qu’on dénonce ce qui se fait en Palestine, que notre collègue de Sens ait été poursuivie pour avoir accepté de faire une minute de silence pour les enfants de Gaza ? Ce qui se joue à Gaza nous concerne directement.
Enfin, la question du pouvoir et de l’efficacité : sommes-nous en capacité de faire quelque chose pour le peuple palestinien ? La réponse est évidemment positive, bien qu’on ne puisse pas s’assurer du résultat obtenu. Il n’est cependant pas douteux que devant une pression suffisante, les États qui se disent encore aujourd’hui neutres ne se sentent poussés à quelque démarche contraignante à l’encontre de l’État israélien.
Il faut imaginer l’ouverture historique, l’insoupçonnable puissance d’être parvenus à imposer à un État une prise de position directe et une action en faveur de la survie et de la liberté d’un peuple tout entier. Dans le cas contraire, si l’on refuse de faire la démonstration politique de notre opposition en faisant de la cause palestinienne quelque chose qui nous appartienne, alors nous risquons de nous abîmer dans l’action de l’État israélien, au sens même où notre inaction nous questionnera toujours, sachant que nous avions à ce moment la chance de ne pas nous trouver dans la même situation que les enfants, les femmes et les hommes de Palestine. Et, au-delà même de cet aspect moral mineur, cette inaction pourrait prolonger l’ombre portée sur les peuples aujourd’hui, poursuivant cette progressive dégringolade dans laquelle ils sont enferrés depuis plusieurs années. L’idée de démocratie et les réalités qui lui correspondent ne se défendent pas sans croyance ni engagement.
Signataires :
Toufik Boubegtiten
Sarah Hazim-Terrasse
Nadia Cattazzo
Guillaume Dreidemie
Raphaël Charles-Pablo
Adama Thiero
Évelyne Zwolan-Gottfreund
Clarisse Leseigneur
Pierre Vienand
Olivier Maret
Augustin Bernard
Antoine Martin
Christophe Libaude
Legnimaud Zouzoua
Adeline Houncheringer
Dominique Neveux
Nil Clar
Rémy Brunet
Cédric Eyssette
Yan Rischette
Kader Mokaddem
Adrien Behar
Cécile De Vareilles
Géraud Manhes
Cyniaque Darakdjian
Jérémy Romero
Patrick Samzun
Magali Langrand-Escure
Aldo Bisceglia
Benjamin Brugere
Céline Devillard
Mahjouba Mounaïm
Florent Lemen
Rosa Roumec
Estelle Oghdayan
Nadia Guichard
Benjamin Douplat
Benoit Degroote
PF Verger
Quentin Perez
Romain Mozzanega
Nicolas Kemoun
Hugo Dorgère