Les élèves, ces fins sociologues

Aujourd'hui, j'ai accompagné mes élèves en sortie scolaire.

La sortie scolaire, pour moi, c'est la grosse angoisse de perdre un élève. Je les compte avant de partir, je les recompte après avoir passé le portail de l'établissement, je les rererecompte à l'arrêt de bus, dans le bus, à la descente du bus etc., etc. Parfois, un.e élève m'assiste : « c'est bon Madame, l'élève X est par ici, l'élève Y est par là. »

Et puis, durant le trajet, il y a ces petits moments précieux, comme en dehors du temps, où le fait d'être en dehors des murs de l'établissement libère la parole des élèves et celle du prof. Pour le dire autrement, les deux se lâchent un peu. Dans ces moments-là, entre l'arrêt de bus et le lieu de destination, je ne suis plus vraiment la prof mais l'accompagnatrice. Quant aux élèves, en dehors d'essayer de m'embrouiller pour me perdre et nous faire tous descendre du bus un ou deux arrêts plus loin que l'arrêt prévu, ils me posent toutes sortes de questions parmi lesquelles celle qui les tarabuste depuis le début de l'année : « la prof c'est une quoi ?». Et donc, cette fois-ci la question m'a été posée de manière tout à fait originale :

« -Madaaame, vous êtes maghrébienne ? »

 Je surjoue la colère et l'incompréhension :

 « - pardooon ?! Je suis quoi ?!

 -   Euh maghrébine, madame, je voulais dire maghrébine.

 -   Ah d'accord, ça me va un peu mieux même si je préfère quand même que tu me demandes si je suis algérienne, marocaine ou tunisienne comme tu l'as fait jusqu'à présent.

 -  D'accord madame, alors... Vous êtes quoi ?! Égyptienne peut-être ?

-   Je n'ai pas envie de te le dire.

-   Mais madame ! Pourquoi les profs qui ont une origine ne veulent pas nous la dire ? On voit bien quand même !

-   Je ne sais pas pourquoi les autres profs ne vous répondent pas. Personnellement, je ne te réponds pas surtout pour t'embêter et garder un peu de mystère.

-   Mouais… d'accord madame, mais de toutes façons, nous on vous a analysée.

-   Ah bon ? Et quand ça ?

-   Bah en cours ! On vous a analysée madame, vos gestes, votre façon de parler, de vous énerver... Vous êtes algérienne.

-   Ah bon ?! Mais ça veut dire que vous m'analysez au lieu de travailler ?

-   Euh.............. »

Mes élèves se révèlent être de fins sociologues. Je devrais leur demander de tenir un journal et d'y noter leurs observations sur les coLLègues et moi-même.

Elles et ils savent bien de quoi elles et ils parlent. Les élèves se désignent tous les jours avec leurs mots, que l'on ne peut pas réduire, comme on le fait souvent, au « langage des jeunes » dont on devrait se débarrasser à l'école de la république. Ce sont des mots simples, avec lesquels elles et ils cherchent aussi à désigner les profs. Certain.e.s profs utilisent ces mêmes mots dans leur quotidien pour s'autodésigner mais pour certain.e.s, il est plus difficile de pouvoir être pleinement elles/eux-mêmes dans une salle de classe et je ne parle même pas de la salle des profs...