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Billet de blog 28 décembre 2025

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2. L'occasion de l'IA n'est pas celle qu'on croit

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L’occasion de l’IA n’est pas celle qu’on croit

Le numérique, de par sa capacité à tout encoder, nous est venu avec ce murmurant sophisme suggérant que tout s’équivaut, tout étant pareillement codable. L’IA en rajoute une couche en fabriquant des muscles bioniques faits sur mesure pour le mensonge  : « Regardez le vrai et le faux sont identiques! C’est fantastique! On dirait même que le vrai a l’air moins réussi… Vous ne trouvez pas? »

 Un outil, l’IA? Oui et non. Ni le marteau ni la scie ne décident de ce qui est à construire. Les outils de l’IA nous mettent automatiquement au service d’un système de commercialisation et de politisation des données auquel nous n’avons jamais réfléchi collectivement, ni souscrit, autrement que passivement. Ce système global est la dernière manifestation d’une violente radicalisation du capitalisme qui broie actuellement pays, peuples, cultures, habitats, faune, flore. Bref, la diversité.

 On parle ici d’un écosystème techno-économique qui a privatisé, sans qu’on lui fasse entraves, le nouvel espace public numérique par où passe l’immense majorité des transactions et une grande part de nos interactions entre citoyens, ainsi réduits à l’impotent statut politique d’individu. Et bientôt – je dévoie le mot de Deleuze -, de dividu, fantôme de données changeantes dans son propre sillage numérique. Alors si c’est un outil, admettons que c’est un outil qui nous instrumentalise.

 La banalisation du faux, en lui-même et comme recours rendu légitime, n’est pas non plus sans périls. Le pire de ceux-ci s’attaque à cette condition qui seule peut permettre de faire société. Ce qui rend possible la cohésion sociale et même l’amitié ou encore l’argent, c’est la confiance. Crédit est de même origine que credo. Un billet de banque ou un bitcoin n’est rien de plus qu’une reconnaissance de dette; sans la confiance, il ne vaut rien. Or, l’IA la tue, jour après jour, sous nos yeux.

 Nous confondons depuis longtemps progrès et technologie. Or, si la seconde peut favoriser le premier, elle est très loin de le garantir. Tout progrès technique ou technologique ne fait qu’augmenter l’efficacité d’un système donné; si ce système n’est pas porteur d’espoir, s’il ne vise pas le bien commun, sa technologie ne le fera pas non plus; tout continuera plus efficacement dans la même direction, fut-ce la pire.

 L’IA, comme de simples machines avant elle, ne se substituera pas à nos métiers pour alléger notre existence mais nos portefeuilles. Lorsque, grâce à l’IA, on nous vole notre capacité transactionnelle (argent, salaire, production, pouvoir d’achat et de choix), représente-t-elle un progrès? Nous savons déjà que les gains en productivité ainsi que l’argent libéré par ces abolitions de postes  ne seront pas réinjectés dans le tissu social ou le trésor public, tous deux déjà mis à mal par cette révolution. Ces bénéfices iront dans les poches du capital et le temps « sauvé » par l’IA, comme chaque fois, ne sera pas pour nous mais pour accélérer les cadences.

 Évidemment, ceci peut être faux si nous en décidons autrement. Mais nous semblons beaucoup trop occupés pour décider de quoi que ce soit qui demande du temps.

 Or, la rivalité entre l’homme et la machine aujourd’hui va plus loin.

L’identité de l’espèce, dans notre modernité, est étroitement liée à l’héritage des Lumières, époque où la science et la pensée européennes s’émancipent du religieux, certes, mais non sans en garder quelques séquelles idéalistes. Le brillant Je pense donc je suis, l’animal cette merveilleuse machine, tout ça a pavé la voie à un anthropocentrisme où l’identité humaine s’est construite principalement sur la prévalence de nos habilités en matière d’abstraction. Comment s’étonner que ce point de vue étroit nous ait mené au rêve du clonage des esprits et au transhumanisme, chers à nos amis de la Silicone Valley?

 À mon sens, l’IA constitue une occasion philosophique qui ne repasse pas deux fois dans l’histoire d’une espèce comme la nôtre.  Le Je pense donc je suis se retrouvera à brève échéance en face d’un exponentiel Ça pense donc c’est. Serait-ce le moment de s’émanciper d’une vision spécialisée de l’humain qui l’a séparé du reste du vivant avec les dégâts que l’on sait? Et, qui plus est, a minoré d’autres facettes importantes de son identité comme l’imagination, l’empathie, l’intuition? Réduire l’intelligence humaine à l’aptitude pour les mathématiques, c’est déjà en faire une intelligence artificielle! Et surtout très partielle.

Je pose comme hypothèse que les IA, un jour prochain, sauront même mimer la transcendance; mais pour ce qui est de l’immanence, elles pourront repasser! Elles auront beau nous essouffler, le souffle, elles ne l’auront jamais. J’ai l’intime conviction que c’est notre essence animale, notre souffle de vie, notre besoin de l’autre qui nous sauveront de la guerre cognitive qui s’en vient. Et sans vouloir vexer personne, je me dois de rappeler que le mot âme vient du latin anima. Ajoutez un L...

 Actuellement, le danger nous vient d’abord du fait que l’IA sait maintenant utiliser le langage humain comme interface. Or, le langage c’est le sésame de l’espèce; si ça nous parle, c’est quelqu’un. L’utilisation du langage par l’IA induit une sorte de continuité psychique avec nous. Ce qui est extrêmement dangereux car, oui, elles sont bluffantes. Mais elles ne nous parlent pas. Jamais. Ni ne pensent. Elles répondent à des commandes. Pourtant, on entend dire : « Je lui ai demandé... il m’a répondu… Il a trouvé ma question intéressante » » Et puis quoi encore?! Je vous en prie, utilisez le langage de la façon la plus machinale possible si vous vous servez de ces choses. Et ne les personnalisez jamais. C’est une hygiène de base.

 Notre mise à distance les uns des autres par le numérique (réseaux sociaux, travail à distance, réalité virtuelle) atomise déjà nos sociétés. Voici donc que plusieurs, engloutis par le faux, paradoxalement isolés par l’information, fréquenterons des Autres artificiels auxquels ils offriront émotion, rêve, identité. On déplore déjà des ruptures, psychoses ou suicide amoureux.

Notre intelligence est celle d’êtres nés d’une femme en douleur, celle d’êtres qui bercent leur enfant qui pleure, qui regardent sans raison des photos jaunies et qui rajoutent trop d’huile piquante sur leurs pizzas. Des êtres qui ont inventé les mots âme ou poésie comme pour dire à la rationalité et au langage eux-mêmes qu’il leur manquera toujours quelque chose.

Je suis ému donc je suis. Je rêve donc je suis. J’ai espoir donc je suis. Je raconte donc je suis. Je m’ennuie donc je suis. J’imagine donc je suis. Je refuse donc je suis. Je suis solidaire donc nous sommes... Nous avons plus d’une carte dans notre jeu, mon cher René!

Christian Vézina

Essayiste et homme de scène

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