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Billet de blog 5 mars 2009

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De l'autre côté de la page, le banquier est en larmes

De l’autre côté de la page, il y a un lecteur. Fourbu, abruti de chiffres, il fait, en sortant de la banque dans laquelle il exerce la profession de guichetier, un crochet par une petite librairie à la devanture bleu orage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

De l’autre côté de la page, il y a un lecteur. Fourbu, abruti de chiffres, il fait, en sortant de la banque dans laquelle il exerce la profession de guichetier, un crochet par une petite librairie à la devanture bleu orage. Quand il pousse la porte, une cloche retentit, qui fait à peine frémir le commerçant absorbé dans son grand registre aux pages jaunies. Le long des rayonnages, dans l’odeur de poussière et de salpêtre, notre ami lecteur laisse courir son doigt le long du dos des livres, à la recherche de l’ouvrage qui lui fera oublier, l’espace d’une soirée, les turpitudes de sa morne vie d’employé. Il veut rêver, le guichetier, s’échapper. La mer, la montagne, les corsaires, une lavandière aux gros seins, peu importe, pourvu qu’il ait l’ivresse. De temps en temps, l’index s’arrête un instant, les yeux déchiffrent, l’esprit soupèse, mais l’homme soupire et le doigt repart. C’est que notre homme n’a pas toute la vie pour s’évader, à peine quelques heures, entre le souper et le coucher. Demain, obligations et comptes à terme l’attendent.

Voilà que le doigt s’arrête, que l’esprit soupèse et que le guichetier ne soupire pas. Un fin volume, tout juste un opuscule. Parfait pour une soirée. « La chambre des Glycines », ont lu les yeux. L’esprit a dit parfum suave des grappes mauves dans la moiteur des soirs d’été, lianes vigoureuses, campagne et crinoline. L’homme a vu un jardin au crépuscule, entendu les grillons et savouré d’avance l’évasion que le titre lui promet. Deux billets et trois piécettes, l’affaire est entendue. Le livre sous le bras, d’un pas plus guilleret, notre bon banquier s’en retourne en son logis. Sitôt les souliers enlevés et les mules chaussées, il sait que les glycines tiendront à distance la mine revêche du comptable en chef et les tracas des bilans de fin de mois.

FOUTAISES !

Le commerçant est fourbe et malhonnête. Il aurait pu détromper son unique client de la journée. Il ne l’a pas fait. Il le laisse repartir, son petit sachet plein à craquer de rêves d’ailleurs meilleurs. Car il le sait, lui, que l’histoire est sordide et le décor glauque.

L’histoire d’un homme sans le sou, de passage à Verdun pour régler une affaire de succession. Le soir qui tombe, les hôtels complets ou trop chers pour celui qui n’a pas encore hérité. Dans une rue mal éclairée, encombrée de poubelles où des chats pouilleux font bombance, un garni misérable, au premier étage d’une baraque étroite. Sur la porte d’entrée, punaisée de guingois, une feuille grossièrement arrachée à un cahier d’écolier, annonce, en lettres passées, « à loué, chanbre confortab ».

Notre ami le guichetier est un peu dépité. Ce n’est pas à cela qu’il s’attendait. Carré dans son fauteuil, devant une bonne flambée, il lui tarde de voir l’auteur évoquer les grappes mauves et odorantes. Il poursuit sa lecture, bien décidé à passer une bonne soirée.

Un couloir comme un boyau, au fond duquel on devine, à travers les vitres colorées d’une porte basse, la lueur vacillante d’une ampoule fatiguée. A gauche, un escalier dont la rampe graisseuse à force d’avoir été agrippée, porte en son extrémité, une boule de verre travaillée. Les facettes qui renvoient mille fois le visage déformé, grimaçant du héros jusqu’ici mal embarqué. Des voix indistinctes derrière la porte vitrée, qui se taisent quand notre homme- nommons-le le Pauvre pour plus de commodité- frappe. Une chaise que l’on traîne, le grincement des gonds et la silhouette d’une femme sans âge. Les boutons de sa blouse rayée et crasseuse souffrent sous la tension d’une poitrine disproportionnée et totalement affaissée.

Le banquier voulait du sein, mais il le rêvait altier, pointant sous la dentelle et le taffetas. Le nylon du tablier de la logeuse n’excite en rien ses sens et son appétit. Comme il lui tarde de se prélasser, au coin du feu, sous les frondaisons parme des lianes exubérantes. De par sa profession, notre homme a l’honnêteté chevillée au corps. Pas un instant, il ne peut imaginer qu’on lui ait vendu un livre intitulé « La chambre des glycines », sans qu’au détour d’une page, il ne soit question de glycine, de chambre et des ébats que tout cela sous-tend. Confiant en la probité de l’humanité et de l’auteur, il continue sa quête d’un univers de douceur.

Le Pauvre a dû se dépouiller de ses derniers billets pour obtenir la clef. « La chambre des glycines » marmonne la logeuse.

« Ah, ah ! Nous y voilà ». Le guichetier revigoré se redresse dans son fauteuil.

Le Pauvre ne saurait dire si la femme sourit quand, du doigt, elle désigne l’escalier. Sa bouche est tordue en une grimace hideuse, comme si, au bout de son index tendu, pendait un rat crevé. Sans un regard pour son nouveau locataire, elle s’en retourne à sa soupe et claque la porte derrière elle. Le cliquetis de la cuillère contre l’assiette rythme la montée de l’escalier. Tic… , tic…, tic… Quatre portes entourent un palier plongé dans l’obscurité. Sur chacune, une page arrachée. « Bleués », « Roses », « Mugé ». La Chambre des Glissines est la première, en haut de l’escalier.

« Oh, oh, oh !!! Le préambule était un peu longuet, sans doute que le reste en vaudra le coup ! » Le petit banquier pose le livre à cheval sur l’accoudoir de son fauteuil. Il a décidé de faire durer le plaisir. Rajustant son gilet sur sa bedaine, il trottine jusqu’à la cuisine. Dans le buffet, sur la planche réservée à la vaisselle du dimanche, il prend son gobelet à whisky préféré. Un coup de torchon pour le dépoussiérer. Le bourbon glougloute gaiement tandis qu’il remplit le verre à moitié. Le whisky dans une main, un tabouret au bout de l’autre bras, il revient à petits pas pressés jusqu’au fumoir. Avec précaution, il pose son verre sur un guéridon volanté. Il remet une bûche dans l’âtre et tisonne les braises. Avec un soupir, il se laisse tomber dans le fauteuil. Le cuir s’enfonce et épouse les courbes de son corps. Du bout du pied, il approche le tabouret à distance idéale pour y poser ses mollets. Na ! Parfait ! Du bout du doigt, il caresse la couverture glacée du roman, suivant les contours flous des glycines en grappes. Le reflet de la lampe l’empêche de discerner la nature exacte de cette tache claire, dans le coin de l’image, là, en bas à droite. « De la chair, je pense… Un bras sans doute…

A moins que… Une cuisse peut-être ? ». N’y tenant plus, le guichetier reprend là où il en était.

La Chambre des Glycines est la première, en haut de l’escalier. Le Pauvre pousse la porte. Une odeur de poussière, de draps humides et de chou. Un lit de bois sombre, recouvert d’une courtepointe jaunie. Des draps rêches et auréolés. Et l’oreiller, qui porte encore la marque de la dernière tête à s’y être posée. Une couche d’extrême onction, où se sont relayées, le Pauvre en est sûr, des cohortes de vieilles édentées, des mourantes dont il a fallu s’approcher, lors de la veillée, pour entendre ce que leurs lèvres fripées tentaient, dans un dernier souffle d’exhaler. Des vieilles qui se sont oubliées, qui ont craché, bavé. Le lavabo zébré de traînées jaunâtres, où les proches ont humecté, sans doute, les linges pour rafraîchir leur aïeule. Sur la table de chevet, dans un gobelet décoré d’une branche de glycine, un dentier oublié…

Dans une gerbe d’étincelles, le livre atterrit dans les flammes.

Le banquier est en rage, d’avoir été, d’une bonne soirée, ainsi dépossédé.

Le banquier est en larmes. Sur ses épaules, toute la misère de l’humanité.

De l’autre côté de la page, le banquier est en rage, le banquier est en larmes.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.