Dans le silence de la nuit
D'ordinaire, j'ai une certaine tendresse pour les personnages qui s'invitent dans mes histoires. Mais, bon, là, le Pape, j'ai du mal...La prochaine fois, j'éviterai de laisser la clef sous le paillasson.
- Vous êtes sûr, Monseigneur ?
- Bien évidemment que non, je ne suis pas sûr ! Mais vous avez une meilleure idée, vous ?
La place Saint Pierre est noire de monde. Au QG sécurité, les responsables commencent même à s’affoler. Il a fallu fermer les accès routiers à la capitale dès sept heures le matin tant le réseau était à saturation. A trente kilomètres à la ronde, des files ininterrompues de voitures avancent au pas, pare-choc contre pare-choc, sous une chaleur écrasante. Ils sont venus de partout. De Modène, de Palerme, de Naples, de Venise, mais aussi d’Hambourg, Paris ou Grenade, des berges de la Tamise aux rivages du Bosphore. Les trains, les bateaux ont été pris d’assaut. On a même dû faire appel à l’armée pour contenir la foule qui afflue en masse compacte vers la place. Certains sont là depuis des jours, déjà, dormant à même le sol, pour être sûrs de ne rien manquer.
Le bouche à oreille a fonctionné, et c’est par villages entiers que les Chrétiens d’Italie ont pris le chemin de Rome. Il n’y a pas une paroisse qui n’ait affrété de bus spécialement pour l’occasion. Les étrangers ne sont pas en reste. On entend parler tchèque, moldave, français, anglais, québécois, russe, hindi, papou, bulgare. La place a des allures de Tour de Babel bariolée, où les complets amidonnés sortis pour l’occasion de la naphtaline côtoient les burnous, pagnes et gandouras. Pour tromper l’attente, on danse le jerk, le sirtaki, le tamouré, le kazatchok au son des balalaïkas, des cithares et du bandonéon. Un peu partout en ville ont été installés des écrans géants. Les télévisions du monde entier ont déployé autour de la place des forêts d’antennes satellite et les reporters ont beaucoup de mal à se faire entendre par-dessus le vacarme de la foule impatiente. Déjà, il a fallu évacuer plusieurs fidèles, victimes de malaise.
Pour un succès, c’est un succès.
L’apparition de Sa Sainteté et de sa suite au balcon, peu avant midi, est accueillie par un tonnerre d’applaudissements, de cris et de sifflets. Tous ont les yeux rivés sur la façade du palais pontifical, où le petit homme salue la foule d’une main tremblante.
Quand sa voix s’élève, répercutée par des enceintes hautes de dix mètres aux quatre coins de la place, tous se taisent. Les yeux écarquillés, pour certains la bouche ouverte, les pèlerins semblent tout à coup figés, comme frappés par la grâce. Là où régnait peu de temps auparavant un joyeux charivari, un silence religieux se fait, à peine troublé par des « Madre di Dio » murmurés.
Les femmes se signent et égrènent leur chapelet. Les hommes, le front trempé de sueur, joignent les mains, à s’en faire craquer les jointures.
D’une voix faible, Le Saint Père entame l’épître selon Saint Jean, devant une foule conquise.
Les visages tendus vers le balcon trahissent tous la même ferveur. Des milliers d’yeux regardant dans la même direction, comme l’expression d’une communauté habitée des mêmes rêves.
Il y a là quelque chose de magique, qui transcende les races, les cultures, les générations. Ces hommes qui, en d’autres temps, en d’autres lieux, se seraient ignorés, méprisés, haïs, massacrés, qui se seraient entretués pour une parcelle de terre aride, qui auraient brandi principes et convictions comme autant d’armes, ces mêmes hommes ne font plus qu’un, unis dans la passion.
Dans cette foule, il n’en est pas un qui accepterait d’échanger sa place, fût-ce pour tout l’or du monde.
La messe pourrait durer des heures encore, sans que l’on entende une mouche voler. Mais le Saint Père fatigue. Sa voix n’est plus qu’un murmure. Il s’embrouille, hésite. L’homélie s’achève dans un souffle.
Au prix d’un dernier effort, il lève la main pour bénir la foule recueillie et lentement, quitte le balcon, soutenu par ses cardinaux.
Dans un final éblouissant, les danseuses brésiliennes désormais totalement nues adressent un dernier salut à la foule et suivent le Saint Père dans l’ombre du palais épiscopal.