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Billet de blog 23 mars 2014

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Le syndrome de Babel

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent.

Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !

La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier.

Ils dirent : Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !

Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties.

Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.

Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la face de la terre .

 - Genèse, chapitre XI (Bible de Jérusalem)

 Je suis frappé par la richesse de ce mythe, par la profondeur de ce qu'il dit de la nature humaine.

 Combien de "Tours"  l'homme s'est-il fantasmées  depuis son apparition sur Terre? Des grands empires du passé jusqu'à l'ONU, combien ont rêvé, sous une forme ou une autre, d'unir l'humanité toute entière dans une même communauté , motivés qu'ils aient pu être par un idéalisme noble ou par une ambition démesurée , que ce soit pour promouvoir la paix entre les peuples ou avec le rêve mégalo de se les soumettre.

 J'aime aussi ce mythe, parce qu'il ne s'encombre guère de "théologie" sophistiquée. C'est un des passages bibliques  (avec quelques autres de l'Ancien Testament) qui n'a pas été trop dé-mythologisé  par les réécritures successives du texte, au fur et à mesure que se construisait une conception transcendante et absolue de Dieu dans le judaïsme. Yahvé, dans cet épisode, n'est pas (encore) le Dieu Tout-Puissant qu'il deviendra par la suite, et il affiche sans trop de complexe son côté roublard , calculateur, et pas forcément bienveillant. Comme dans le (second) mythe de la création, où l'homme s'empare de la "connaissance" et s'approche dangereusement par elle du statut de "dieu", ce qui intéresse Yahvé, ici, c'est de protéger ses prérogatives : non, l'homme n'atteindra pas le ciel, qui reste Son domaine, nom de Lui!

Je me souviens, comme disait Perrec, qu'est apparu il y a quelques années le rêve d'un mondialisme à visage humain, au profit de tous, un mondialisme "alter" : une Tour était possible, un ciel à atteindre. Où est-il passé ce rêve? Sans doute aux oubliettes des Tours de Babel, où finirent avant lui les "Internationales" qui se sont succédées vainement les unes aux autres (il parait qu'une cinquième pourrait voir le jour?), parce que jamais ses bâtisseurs ne parvenaient à parler vraiment la même langue.

Reste que jamais auparavant, sans doute, notre bon vieux monde n'a été aussi prêt qu'aujourd'hui d'accomplir le rêve de Babel.

La langue commune de l'humanité s'appelle désormais "Commerce", et ses Tours FMI, OMC, G20…

Yahvé, à qui on ne la fait pas, a bien fait son boulot : je n'ai pas envie de parler cette langue-là non plus.

Est-il seulement souhaitable que l'humanité soit unie en une seule et même "langue", un seul et même projet sociétal? On était sans doute en droit d'en rêver, mais son semblant de concrétisation moderne nous oblige peut-être à réviser cette belle intention à la baisse. Et comme il n'y a plus de Yahvé pour nous en empêcher, il va nous falloir comprendre par nous-mêmes que non seulement nous n'atteindrons pas le ciel, mais nous ruinerons la Terre...

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