Lettre à un ami français, juif, athée
Cher ami,
Comme je te l’ai dit au téléphone mon propos est d’éveiller les consciences sur la question de l’extermination des Palestiniens par les Israéliens à un moment où toute solution politique me semble frappée d’obsolescence. Il me semble que c’est justement ce que mes parents m’ont transmis de leur rapport au monde qui est à l’origine de sentiment de révolte qui m’anime et de mon besoin de le faire connaître. Or cette vision du monde, incontestablement était basée sur un héritage spirituel venant des communautés juives au sein desquelles ils ont vécu quand ils étaient enfants, mon père à Vienne, ma mère au Caire. Mes parents avaient renoncé au judaïsme mais gardé le sentiment d’une identité juive. Sans doute restait-il quelque chose de l’éducation religieuse qu’ils avaient reçue : Ma mère avec son frère et sa sœur ont décidé de faire une inhumation religieuse à ma grand’mère (alors que mon oncle était incapable de réciter le kaddish, et que ma grand’mère était furieusement antireligieuse) et je découvrirai, avec surprise, quelques jours avant sa mort qu’elle (ma mère) lisait sans problème le judéo-espagnol en caractères hébraïques. Mon père, quelques temps avant sa propre mort, se livra devant moi à une diatribe contre Dieu qui m’a beaucoup surpris. Ce n’est pas le choix qu’ils ont fait pour nous, leurs enfants. Nous avons été élevés dans une profonde conviction que Dieu n’existait pas. Ni mon frère ni moi n’avons été circoncis (et m’a sœur s’est opposée à la circoncision de son fils), nous n’avons jamais observé le casher, ni bien sûr aucun rite religieux. Mes parents, en faisant ce choix, ont décidé d’être fidèles à une pensée universaliste héritée du siècle des Lumières. C’est un choix que beaucoup ont fait au lendemain de la guerre. D’autres ont décidé de convertir leurs enfants au christianisme catholique ou protestant. Ils pensaient ainsi échapper à un risque d’une nouvelle Shoa. Cependant, au contraire de ceux qui optent pour la conversion chrétienne, en choisissant l’athéisme et l’universalisme, mes parents faisaient un choix qui leur permettaient de ne pas renier leur judéité. Mieux encore : le choix de l’universalité était pour eux un moyen de rester fidèles à la pensée juive.
Je reste totalement athée mais je revendique non pas mon judaïsme mais ma judéité. Je porte le prénom de mon grand’père paternel arrêté en 1943 à Brides-les-Bains en tant que juif autrichien, déporté avec son épouse, ma grand’mère, et gazé à Auschwitz à la descente du train. C’est parce que je revendique d’être issu de cette histoire que je suis abonné à la revue « Après Auschwitz, revue de l’union des déportés d’Auschwitz ». C’est très clair pour moi que je suis juif pour des raisons évidentes, liées aux humiliations, aux persécutions, à l’extermination ayant eu lieu pendant la seconde guerre mondiale. Il est impossible de se désolidariser de l’histoire de la Shoah quand celle-ci a frappé de plein fouet sa propre famille. Pour autant je ne suis pas UN juif. Être juif est pour moi un adjectif qualificatif, pas un substantif.
Je ne sais pas ce que ça voudrait dire d’être substantiellement un juif. Je ne pense pas qu’il existe une « race juive ». (Même les nazis ne sont pas vraiment à la définir). C’est pour moi une invention que certains penseurs ont pensé attribuer à des gens qui non seulement revendiquaient une identité communautaire mais continuaient à la revendiquer alors même que l’identité religieuse allait s’amenuisant et que la Science remplaçait la Religion comme dogme porteur d’une vérité absolue. Outre que le concept d’identité raciale peut être discuté, comment penser une identité raciale chez des gens physiquement aussi différents physiquement que Kirk Douglas, Charles Bronson, Paul Newman ou Charles Chaplin pour ne citer que les figures les plus connues ? Pourtant quelque chose unit ces communautés au-delà de la religion, et ce quelque chose c’est le vécu de persécution collective (et non pas individuelle).
Disons-le clairement : ce qui cimente l’identité juive, c’est l’antisémitisme. Qu’est-ce qui provoque l’antisémitisme ? C’est le fait d’oser prétendre à exister dans la différence. C’est cela qui est insupportable pour ceux qui constituent, qui revendiquent d’avoir une identité majoritaire. Contrairement à ce que dit Hannah Arendt, l’antisémitisme n’est pas d’une essence différente de l’antijudaïsme. Il en est la continuité lorsque la science remplace la religion comme phare de la Vérité. Ce mouvement de trouver la différence inadmissible est évident puisque c’est justement cela qui permet de distinguer le vrai du faux. C’est ce mouvement qui permet de reconnaître l’objet, de le différencier du reste. L’identique est le support de l’identité. D’autres l’ont dit avant moi. Par ailleurs reconnaître la différence, accepter la différenciation, permet de se faire un avis sur l’objet. Est-ce un bon objet ou un mauvais objet ? En termes de vie collective, de vie sociale, avoir un mauvais objet est très utile pour le souverain pour faire l’unité l’identitaire autour de lui. C’est très utile aussi pour le quidam ordinaire de disposer d’un mauvais objet car ça le rassure sur le fait de sa propre valeur puisqu’il y a pire que lui. On trouve classiquement des réflexes racistes au sein des personnes les plus défavorisées. La haine de l’autre, du différent, est un facteur de cohésion sociale. L’antisémitisme a ceci de particulier qu’il doit sa spécificité à sa pérennité.
Ce n’est pas un hasard si les pogromes sont apparus au moment des croisades, cause unitaire de l’occident chrétien. Ce n’est pas un hasard si l’antisémitisme a remplacé l’antijudaïsme avec l’ère industrielle qui a permis le développement d’un colonialisme justifié par la suprématie de la race blanche et de la culture occidentale. La deuxième moitié du XIXè siècle ne va pas voir seulement le remplacement de la puissance foncière par la puissance capitaliste et la révolution industrielle, mais aussi le remplacement de la puissance régalienne par le pouvoir aristocratique voire la parole populaire. Les derniers empires unifiés par la présence de l’empereur, l’empire ottoman et l’empire autrichien disparaîtront au début du siècle suivant. Dans le même temps émerge et se développe l’idée de nation. Non seulement le territoire mais aussi la langue, la culture communes sont les facteurs de cette notion qui devient vite une valeur. L’unité nationale fleurit avec l’unité allemande et l’unité italienne. C’est à cette époque qu’apparaît le sionisme, comme un nationalisme commun. L’intérêt alors n’est pas d’opposer universalisme et nationalisme, mais de montrer comment le nationalisme devient rapidement une valeur. Quand on dit de quelque chose qu’il a de la valeur ce n’est pas pour dire qu’il vaut quelque chose en soi mais qu’il a une valeur importante. La revendication nationaliste n’est pas une simple affaire d’identité nationale. C’est au nom de la grandeur de l’Allemagne qu’a été affirmée la supériorité de la race aryenne et décidée l’extermination des « sous-hommes », des juifs. Pour en revenir à la question du sionisme, j’affirme ici avec force que la revendication nationaliste israélienne n’a rien à voir avec la revendication de judéité et que confondre les deux est préjudiciable à tous ceux qui se reconnaissent comme étant juifs.
Ces propos mettent-ils en cause l’existence de l’Etat d’Israël ? Cette question est pour moi incongrue et nécessite que je revienne à mon histoire personnelle[1]. J’ai été en Israël à 4 reprises. J’ai été sioniste à l’adolescence dans les années 60 puis désillusionné du sionisme après la guerre des 6 jours en 1967, guerre offensive présentée à l’époque comme une guerre défensive. On ne peut nier qu’Israël soit un fait colonial, mais l’existence de l’Etat d’Israël est un fait établi sur lequel il est aujourd’hui impossible de revenir. Pour autant cela permet-il de justifier les exactions auxquelles se livrent les Israéliens ?
Pour reprendre l’histoire de la création de l’Etat d’Israël, il est utile de relire l’article de Maxime Rodinson publié par la revue de Jean-Paul Sartre « Les Temps Modernes » en 1967[2] qui fit sensation. On met souvent en exergue que c’est à l’occasion de l’Affaire Dreyfus que Théodore Herzl prit conscience de la nécessité de trouver une solution à l’antisémitisme et qu’il lui paru alors évident que cette solution résidait dans la création d’un état juif où les juifs seraient enfin chez eux au lieu d’être considérés comme des parias dans l’ensemble des pays où ils représentaient une minorité sociale. Le fait que les pays envisagés soient des pays habités n’était pas, pour Herzl un obstacle. Herzl vit à une époque où le colonialisme est connoté positivement. Herzl nait à Buda (quartier de Budapest) en 1860. Il a 25 ans lorsque le roi des Belges annexe le Congo, 16 ans lors de la bataille de Little Big Horn et 30 ans lorsque le massacre de Wounded Knee met fin à la conquête de l’Ouest. La France et l’Angleterre manquent de s’entretuer pour le partage de l’Afrique à Fachoda en 1898. L’Etat Juif, le livre de Herzl, est paru en 1896. Comment ne pas comprendre que, pour Herzl comme pour tous ceux de sa génération, l’asservissement des autochtones par des européens soit une chose naturelle, voire même bénéfique pour l’humanité. Rodinson explique : « Et Herzl de faire miroiter les avantages que pourrait apporter le nouvel Etat à ceux qui lui cèderaient un territoire et aux puissances qui favoriseraient cette cession. Au cas où la Palestine serait le territoire choisi, voici les perspectives qu’il entrevoit : « Si Sa Majesté le Sultan nous donnait la Palestine, nous pourrions nous faire forts de régler complètement les finances de la Turquie. Pour l’Europe, nous constituerions là-bas un morceau de rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie. Nous demeurerions, comme Etat neutre, en rapport constant avec toute l’Europe qui devrait garantir notre existence » »[3] Rodinson précise : « L’européanité des sionistes pouvait leur permettre de présenter leur projet comme se rattachant au même mouvement d’expansion européenne que chaque puissance développait pour son compte. De là de nombreuses déclarations sur l’intérêt général de l’Europe ou de la civilisation (c’était la même chose) ou encore sur l’intérêt particulier de telle ou telle puissance à appuyer le mouvement sioniste. C’était parfaitement naturel dans l’atmosphère de l’époque »[4]. Dans son article dans l’ Encyclopædia Universalis écrit en 1972 Rodinson écrit :« Le sionisme est un cas très particulier de nationalisme. Si une critique de type purement nationaliste est désarmée devant lui, par contre une critique universaliste est intellectuellement plus fondée. Par définition, elle ne peut se borner à mettre en balance les avantages et les inconvénients du sionisme pour les Juifs. » Rodinson était juif mais pas sioniste. Son article de 1967 est une analyse historique du phénomène très rigoureuse et il est très intéressant de rapprocher ses propos de ceux d’un des acteurs de l’époque, et moins des moindres puisqu’il s’agit de Martin Buber que je tiens pour un très grand philosophe. Martin Buber était juif et sioniste. Il a participé à la création de l’Agence Juive. Pourtant il s’est opposé toute sa vie à la création d’un état juif suprémaciste qui ne reposerait pas sur une égalité parfaite des juifs et des arabes au sein d’un état commun et porterait atteinte à ces derniers en les mettant en infériorité numérique. Buber est parti vivre en Palestine en 1938 et il est resté sioniste, désillusionné du combat politique cependant toujours sioniste, menant un combat idéologique jusqu’à sa mort en 1965. Il sera intéressant de décrire son cheminement, ne serait-ce que pour comprendre pourquoi il était sioniste.
Comment taire la colère qui m’étreint face à la situation actuelle, devant les exactions auxquelles se livrent les Israéliens à Gaza ?[5] J’ai évoqué cette situation lors d’une réunion avec des amis qui ont reconnu son aspect catastrophique à l’égal de tout ce qui se passe actuellement dans le monde (la guerre en Ukraine, le comportement de Trump, etc.). Pourtant, si je suis catastrophé et très anxieux par rapport à cette évolution de notre monde, c’est la révolte et la colère que je ressens à propos de la Palestine. Je ne peux les faire taire, les dominer justement parce je suis juif. Il est très douloureux pour moi d’être témoin du comportement des Israéliens à l’égard des Palestiniens. Il est très douloureux pour moi de voir comment le lobby juif et la plupart des médias français couvrent Israël en approuvant ou en faisant peu de cas de cette question quand les arguments revendiqués par les israéliens ressemblent à ceux des nazis. Certes, les évènements du 7 Octobre sont horribles, atroces, inadmissibles. Il convient de le dire. Mais comment ne pas comparer la place faite dans les médias à l’inhumation de la mère et des enfants Bibas au peu de place accordée aux assassinats commis non seulement par les colons (non poursuivis pour cela) mais par l’armée israélienne en Cisjordanie, notamment à Jenin. Ceux-ci sont présentés comme des mesures de préventions contre des mesures terroristes alors que ce sont des opérations visant à l’annexion de la Cisjordanie. Certes, les évènements du 7 Octobre sont inadmissibles, est-ce pour autant qu’il faut admettre les massacres qui ont eu lieu dans la Bande de Gaza ? Certes les évènements du 7 Octobre sont inadmissibles mais comment ne pas se souvenir qu’ils ont été provoqués ? Comment ne pas se souvenir que, après l’assassinat d’Izrak Rabin qui recherchait une solution négociée les gouvernements israéliens ont systématiquement favorisé le Hamas qu’ils savaient maximaliste au détriment de l’autorité palestinienne qui militait pour un compromis ? Qu’un soutien sans réserve à l’implantation de colonies juives en Cisjordanie a été un fait accompagné par des difficultés incessantes de circulation pour les palestiniens ? Comment ne pas voir que les ministres du gouvernement actuel Itamar Ben Vir et Bezalel Smotrich, qui tiennent des discours pour la poursuite de la guerre, l’élimination des palestiniens et l’annexion des territoires occupés sont, à l’heure actuelle, approuvés par Netanyahou et par une majorité des israéliens[6] ?
Un soir, je me suis retrouvé assis dans le train à côté d’un homme doté d’une longue barbe, d’une kippa et de livres en hébreu. Était-il rabbin ? Je ne lui ai pas demandé. Par contre je lui ai demandé ce qu’il pensait de la situation actuelle en Palestine et il m’a sorti tellement de sornettes sur ce qu’il appelait l’inculture des arabes et leur fainéantise (propos que l’on pouvait entendre couramment au début du siècle précédent) que notre échange a tourné court. Il n’avait d’ailleurs jamais entendu parler de Martin Buber.[7] « Ce qui m’intéresse, m’a-t-il dit, c’est la lecture de la Bible. Avez-vous lu la Bible ? ». Ce n’était sans doute pas un intégriste, mais surement un homme très borné sur son pré-carré. Comment pouvait-il trouver un rapport à l’autre reposant sur un échange authentique ? C’est un mystère.
ADDENDA
ADDENDUM N°1
J’ai été quatre fois en Israël : trois fois dans les années 60 et une fois en 1996. En 1963, j’avais 17 ans et je faisais du scoutisme. J’hésitais alors entre participer à un jamboree en Grèce ou aller en Israël. Un groupe d’éclaireurs ainés, animé par un jeune allemand vivant dans le quartier, y organisait un séjour dans un kibboutz où ils avaient été l’année précédente. Mon père m’a convaincu que c’était plus important que le jamboree et nous nous sommes retrouvés, 60 garçons et filles à cueillir des fruits dans ce kibboutz, d’obédience Mapam, (c’est-à-dire socialiste de gauche) essentiellement francophone près de la frontière libanaise. L’accueil des israéliens fut remarquable, l’ambiance était tellement chaleureuse et dynamique que nous sommes rentrés en France enthousiasmés. Nous étions tous convaincus du bien-fondé du sionisme. J’y suis retourné deux ans après, à la demande d’un petit groupe d’amis, mais j’ai fait le choix, pour changer, d’un kibboutz dans la vallée du Houlé et d’obédience Mapaï (socialiste de droite). L’ambiance n’était pas la même, le contact avec les kibboutznikim inexistant. Nous étions de la main d’œuvre gratuite. J’ai fini mon séjour en retournant dans le premier kibboutz où je retrouvais avec plaisir les amis que je m’étais fait. Deux ans plus tard, j’envisageais de visiter le Brésil quand la guerre des 6 jours éclata. La presse racontait les manifestations des palestiniens au Caire et les désirs bellicistes de Nasser. Je me suis dit que je devais aller soutenir ce petit pays attaqué par tous ces arabes, même s’il était sorti vainqueur. Je suis évidemment arrivé dans ce premier kibboutz francophone et toujours aussi amicalement reçu par mes amis, notamment Shlomo, responsable de la basse-cour avait qui je partageais des soirées en discutant marxisme, léninisme et trotskisme. Certes dans la salle à manger, j’étais gêné par la manière dont des jeunes décrivaient leur conquête de Jérusalem-Est, mais enfin, ça pouvait se comprendre, ils revenaient du front. Je suis parti visiter le pays. J’étais écœuré par la manière dont de vieilles américaines dorlotaient les soldats et dont se manifestait le mépris pour les arabes. A Gaza-ville, je rencontrais un jeune étudiant palestinien qui m’expliqua, sur un ton posé sa version des faits. A la radio (une radio israélienne diffusant une émission en français), on vous expliquait que le pont Allenby qui permet de traverser le Jourdain était coupé pour les palestiniens ayant fui pendant la guerre en Cisjordanie et souhaitant rentrer chez eux. Ce fait m’a révolté en pensant à l’exode en France, en 1940, les français qui avaient fui la guerre et avaient pu rentrer chez eux après l’armistice. Cette impossibilité, pour les palestiniens de rentrer chez eux était ignorée en France. Je rentrai en France convaincu de la justesse de l’article de Maxime Rodinson dans Les Temps Modernes : « Israël, fait colonial ». Quelques temps après, au lendemain de Mai 68, j’écrivais une lettre à mon ami Shlomo lui expliquant sur un ton très docte qu’il faisait fausse route. Je passais des années rongé de remords. « Même si tu avais raison d’un point de vue théorique, me disais-je, qu’avais-tu besoin de le culpabiliser, d’intervenir si brutalement dans son existence ? » J’ai retrouvé Shlomo en France en 2003. Il avait quitté Israël et était marié à une française. Il était assez d’accord avec moi et critiquait clairement le fait israélien.
Je suis retourné en Israël vingt ans plus tard avec ma fille qui venait de finir ses études. Au kibboutz que j’aimais, tous mes amis étaient partis. Ne restait que Suzanne qui m’a dit : » Nous sommes arrivés par la force, nous resterons par la force ». Les vergers avaient été quasiment supplantés par des activités industrielles. Le jardin d’enfants était désaffecté et la salle à manger collective peu fréquentée. L’idéal du kibboutz avait disparu. Je visitais le pays sans anxiété car nous étions au lendemain des accord d’Oslo. Je suis rentré avec le sentiment qu’Israël était devenu un 51è état des Etats Unis d’Amérique.
ADDENDUM N°2
Aujourd’hui on voit, à la lumière du lâchage de l’Ukraine par les Etats Unis d’Amérique, que l’alliance réalisée entre Donald Trump et Vladimir Poutine est celle d’un partage du monde entre les grandes puissances à l’égal de celui réalisé à Yalta entre Staline et Churchill avec l’assentiment de Roosevelt. Rappelons les faits : Le Gouvernement polonais en exil était à Londres et de nombreux résistants polonais l’avaient rejoint, notamment des aviateurs mais pas qu’eux. En Grèce, la résistance communiste était majoritaire et les communistes prendront le pouvoir dans les états voisins, en Yougoslavie et en Albanie. Churchill tenait à la Grèce qui était la porte européenne de la Méditerrané face à l’Egypte et le Canal de Suez, voie d’accès à l’Inde. Staline abandonna les communistes grecs en échange de la Pologne, pays voisin du sien. Aujourd’hui, quels sont les termes du marché. Trump abandonne l’Ukraine à Poutine. Ce n’est pas du délire. C’est un calcul de grande puissance. Tiens, tiens. Poutine a lâché Bachar El-Assad.[8] On peut penser que cela modifie sérieusement la situation au Proche-Orient. On peut penser que le troc est : Europe de l’Est contre Moyen-Orient. Les Etats arabes ont élaboré un plan pour la reconstruction de Gaza dont Trump n’a rien à faire. La réponse des pays arabes à ce refus fut limitée. La majorité des pays arabes sont aujourd’hui acquis à la puissance américaine. Or, ce qui intéresse Trump c’est la suprématie territoriale d’Israël dans cette région du monde. Pourquoi ? La réponse qui vient logiquement à l’esprit c’est parce qu’Israël est la base militaire des Etats Unis dans cette région. Le Moyen-Orient est la porte de l’Orient. Trump néglige le risque de suprématie russe car ce qui l’obsède, c’est le risque de suprématie chinoise.
ADDENDUM N°3
Qu’aurait pensé Martin Buber de cette situation. Aurait-il continué à être sioniste ?
Celui-ci écrit en 1958, soit 10 ans après la création de l’Etat d’Israël : « La plus nuisible des hérésies, celle qui veut que le cours de l’Histoire soit strictement déterminé par le pouvoir, s’insinua partout dans la pensée des peuples et de leurs gouvernements, ce qui n’empêcha pas qu’on conservât la croyance en l’esprit comme une phrase creuse. L’expérience que nous faisons aujourd’hui d’une accumulation de possibilités de destruction contraire à tout impératif de l’esprit n’a été rendue possible que par cette corruption interne...Et ici, à l’intérieur du judaïsme, elle représente d’une manière très particulière l’infidélité par excellence. C’est par l’esprit que ce peuple, bravant le plus hostile des destins, s’est maintenu durant des siècles »[9].
Cet article est l’un des derniers du recueil des articles de Martin Buber qui toute sa vie s’est opposé à une démarche sioniste qui porterait préjudice aux arabes palestiniens. Buber a dénoncé dès le départ les manœuvres qui, sous prétexte d’approuver le sionisme relevaient d’une entreprise colonialiste et ses propos confirment, à partir des écrits de quelqu’un qui a participé à ces évènements, les analyses de Rodinson. Il écrit en 1919 dans une revue qu’il a fondé le texte « Avant la décision » dans lequel on peut lire : « Après avoir été pendant de si longues années, pour l’essentiel le ressortissant d’un peuple opprimé et écrasé auquel il ne restait qu’à subir son sort, comment ne pourrais-je pas aujourd’hui me réjouir que ce peuple puisse enfin relever la tête et retrouver son foyer et bâtir sa propre vie ? Mais quand je me penche sur ce qui nous a été octroyé, à mon peuple et à moi, quand j’analyse attentivement les circonstances dans lesquelles tout cela s’est produit, il vient se mêler une ombre à ma joie... Le jour où les soi-disant représentants des nations s’accordent mutuellement des pouvoirs indus, ce jour est mal choisi pour l’introspection car il marque le début de nouveaux problèmes peut-être encore plus profonds. ». L’année suivante il écrit : « Quand les représentants des puissances victorieuses se réunirent à Versailles, il n’existait pas un mouvement nationaliste de grande envergure parmi les arabes palestiniens. Cette tendance ne s’est amplifiée qu’à Versailles, Paris et Londres au spectacle évident pour tous d’une curée qui transforma les négociations sur les possessions turques en une interminable entreprise...Rien ne fut fait en Europe pour consolider l’entente entre Arabes et Juifs dans l’intérêt du futur foyer national. Mais en Palestine même tout fut fait pour troubler cette entente » Buber sera, toute sa vie durant, un artisan d’une collaboration étroite entre juifs et arabes en Palestine et il est convaincu que la proclamation d’un Etat Juif ne peut que nuire à cette alliance, pour lui indispensable. Il s’opposera à la création d’un Etat Juif et militera pour la création d’un Etat binational où les droits des Juifs et ceux des Arabes seront totalement égaux. Suivons son cheminement : En 1921, au XIIè congrès sioniste de Karlsbad il prend parti : « Il s’agit de se démarquer clairement d’une forme corrompue de nationalisme qui a commencé à se répandre, ces derniers temps, jusque dans le judaïsme...Une théorie nationaliste « formelle » a fourni au nationalisme juif l’idéologie qui le fait s’égarer ». Homme de son époque, Buber ne condamne pas le nationalisme à ce moment-là. Il oppose « l’idéologie nationale », « le mystère qui rêve au sein du peuple, s’éveille au sein de la nation, se reconnaît dans le nationalisme authentique », au « faux nationalisme ». « Dès que l’idéologie nationale fait de la nation une fin en soi, elle abolit son propre droit à la vie : elle devient stérile », dit-il. Avec le recul on voit bien ce que cette position contient de contradiction et pourquoi Buber sera toujours minoritaire au sein du mouvement sioniste. Mais alors : pourquoi Buber est-il sioniste ? Pour Buber, le peuple juif a une mission à remplir. « Le judaïsme n’est pas une nation tout simplement. Il est une nation, mais il est davantage, car il possède en plus un lien particulier avec une structure religieuse... Le judaïsme est devenu un peuple à un moment décisif de son histoire au cours duquel un grand évènement lui a donné forme : la sortie d’Egypte ... Ce n’est pas une scission définitive entre le peuple et la structure religieuse qui peut apporter guérison et salut à Israël, mais un nouveau statut de ces deux instance, renouvelé de l’intérieur. La guérison passe par l’établissement d’une communauté juive en Palestine. » De quelle maladie Buber parle-t-il ? Il s’agit de l’affaiblissement d’une sécurité interne à partir de la Révolution française, du déracinement de la religion juive. C’est très étonnant pour ceux, dont je suis, pour qui la Révolution française marque effectivement une étape importante non pas d’un affaiblissement mais au contraire d’une appropriation de capacité avec la sortie du monde de l’exclusion par la reconnaissance de la citoyenneté pour les juifs au-delà de toute différenciation religieuse, et même si « l’Etre suprême » remplace Dieu. La dimension religieuse est toujours présente chez Buber, mais à quel titre ? Pour lui, ce qui compte, c’est la notion d’« esprit » que porte la religion. « C’est, dira-t-il en 1958, avec les seules ressources de l’esprit que le mouvement sioniste a établi sa position en Palestine et a obtenu ses premiers titres de nature politique pour la fonder ». Ici on s’interroge. De quoi parle Buber ? Qu’est-ce qui est fondé ? Sans doute l’Etat d’Israël et c’est là que cette phrase porte la marque de la position paradoxale de Buber. Certes, en 1929, il est ébranlé par le départ de son ami Hans Kohn qui quittera alors le mouvement : « Moi-même et un groupe d’amis voyions (au passé) dans le sionisme un mouvement moral et spirituel au sein duquel il était possible de réaliser nos convictions humaines, notre pacifisme, notre libéralisme, notre humanisme...Mais pendant douze ans, nous avons fait comme si les arabes n’existaient pas et nous étions bien contents que rien ne nous rappelle leur existence ». Les deux canons moraux de Buber, sont la vérité et la justice. Or il tient la vérité pour un don de Dieu, ce qui ne manque pas de nous paraître étrange. : « Nous sommes tous capables de recevoir la forme prise par la vérité – car tous nous avons été « créés à l’image de Dieu », dignes de devenir des images de l’Etre divin »[10]. Cette phrase nous semblerait frappée d’intégrisme si elle n’était compétée par la phrase qui suit : « Bien sûr nous ne possédons pas la vérité ; nous ne dépendons pas seulement d’idéologies ou d’instincts à l’état pur, car à chacun de nous s’offre la possibilité d’établir un rapport réel et authentique avec la vérité ». C’est au nom de la réalité que Buber acceptera l’évolution du sionisme en nationalisme. Mais c’est au nom de la justice qu’il s’opposera résolument à toutes les mesures visant à la suprématie des Juifs sur les Arabes. Il est intéressant de lire que le vrai et le juste sont les valeurs majeures de Buber. C’est aussi ces valeurs qui seront revendiquées, plus tard par Germaine Tillion. Gardons aussi en mémoire ce que lui écrit Gandhi en 1938 : « Ce qui se passe aujourd’hui en Palestine ne peut être justifié par aucune loi morale »[11]
[1] Voir addendum n°1
[2] Rappelons que cet article a été écrit avant la guerre des 6 jours. En 1972, il rédige l’article « Sionisme » pour l’Encyclopædia Universalis, qu'il conclut ainsi :« Le sionisme est un cas très particulier de nationalisme. Si une critique de type purement nationaliste est désarmée devant lui, par contre une critique universaliste est intellectuellement plus fondée. Par définition, elle ne peut se borner à mettre en balance les avantages et les inconvénients du sionisme pour les Juifs. Elle soulignerait surtout, en dehors des conséquences générales de la définition nationaliste de l’ensemble juif, le tort considérable fait au monde arabe par le projet réalisé du sionisme politique centré sur la Palestine : aliénation d’un territoire arabe, cycle de conséquences conduisant à la subordination et à l’expulsion d’une partie très importante de la population palestinienne ».
[3] Rodinson M. Israël, fait colonial ? in Les temps Modernes n° 253bis 1967 Le conflit israélo-arabe p32
[4] Ibid p35
[5] Voir Addendum N°2
[6] Voir le documentaire d’Arte : Israël, les ministres du chaos
[7] Philosophe. Auteur (entre autres) de l’admirable « Je et Tu ». Aubier 1969. Sur le sionisme de Buber voir Addendum N°3
[8] Pourtant il l’avait soutenu avec son aviation dans une période beaucoup plus difficile pour lui. Et Obama n’avait pas tenu sa parole d’intervenir en cas de dépassement de la « ligne-rouge », et ceci permettait de penser que ces bombardements mettaient fin à ce qu’on a appelé le « printemps arabe », mouvement populaire et démocratique qui échappait à toute autorité instituée
[9] Buber M. Israël et l’impératif de l’esprit (1958) in Buber. M. Une terre et deux peuples. Ed Lieu Commun 1983
[10] Buber M. Quand donc (1932) in Buber. M. Une terre et deux peuples. p138 Ed Lieu Commun 1983
[11] Mahatma Gandhi : La situation des juifs en Allemagne et en Palestine. (1938) in Buber. M. Une terre et deux peuples. p145 Ed Lieu Commun