Les conduites à risque des jeunes sont définies dans cet à propos comme l’ensemble des comportements et consommations susceptibles de mettre en jeu leur intégrité, tant physique que psychologique. Elles sont plurielles, souvent associées : vols, rackets, violences physiques, psychologiques, ivresses, toxicomanies… Paradoxalement, ces conduites, source de danger pour les jeunes eux-mêmes et d’inquiétude pour leur entourage, contribuent à leur épanouissement. À travers elles, les jeunes éprouvent les limites. Cette épreuve des bordures les aide à structurer le développement de leur personnalité. Fondatrices de sens et expérience de leur environnement, les conduites à risque des jeunes apparaissent alors comme autant de témoins de leur engagement résolu dans le monde.
Mais quelles limites ? Quelles frontières ? Toutes les expériences sont-elles bonnes à faire ?
Dans le quotidien, les difficultés pédagogiques sont de taille pour savoir comment intervenir et agir sur les contextes afin que l’adolescent ou le jeune adulte puisse se confronter au risque sans se mettre en péril.
Le respect de la liberté, de la dignité et de l’intégrité tant physique que psychologique des autres comme de soi peut nous apparaître « naturellement » comme un point de repère solide : noyau dur du respect de soi et des autres. Mais le caractère naturel ou allant de soi des principes qui fondent ces frontières est une bévue que nous devons à notre immersion dans une culture donnée. Les composants concrets des concepts de liberté, de dignité et d’intégrité ne sont pas des données naturelles, mais le résultat d’une construction sociale et culturelle. Ils sont historiquement déterminés. En conséquence, l’évaluation d’une conduite à risque ne peut-être, elle aussi, qu’une construction sociale. C’est d’ailleurs une première source de difficultés à laquelle est confronté le développement de la prévention en situation interculturelle, car le risque, son évaluation et sa charge de violence potentielle, sont perçus différemment d’un collectif à l’autre, d’un groupe social à l’autre.
Le jeu avec la règle est une des réponses pratiques inventées dans les ajustements mutuels qui assurent la cohésion des mondes sociaux. Cette approche peut-elle nous aider à définir les principes d’une éducation au risque ?
Du côté des jeunes, l’épreuve des limites, des bordures, du contenant… définit un cadre structurant. Du côté des adultes, l’aménagement de la règle quand les principes qui la fondent ne sont pas remis en question ouvre un d’espace de jeu qui en garantit l’usage pratique et son effectivité. C’est par exemple le cas quand l’équipe de surveillants d’un établissement scolaire tolère que dans tel coin de l’établissement, à l’abri des regards, les plus grands fument en cachette. Mais, pas question de fumer ailleurs. C’est strictement interdit. Pas question non plus de faire n’importe quoi dans cet espace « hors règle » ; il est discrètement surveillé. Mais, à tout prendre, l’équipe pédagogique peut préférer que les plus grands fument « en cachette » au sein de l’établissement plutôt qu’à l’extérieur où aucune surveillance n’est possible et quand, à proximité, rôdent des dealers. Dans cet exemple, la dialectique de la tolérance et de la fermeté est au fondement de l’efficacité pratique de la règle.
Sans fermeté, sans définition d’un ensemble de limites, la tolérance n’aurait aucun sens, courant toujours le risque de la démagogie. Sur l’autre versant, une rigueur stricte à l’exclusion de toute tolérance ne serait qu'un dressage, un conditionnement, qui n’aurait plus guère de rapport avec l’éducation.
Dans tous les cas et, quelle que soit la méthode, l’éducation au risque est une affaire bien délicate pour être confiée aux seuls ajustements des pratiques. En opposant la « raison vaillante » au « jugement prudent » tout en insistant sur leur nécessaire complémentarité, le philosophe Michel SERRES nous aide dans Le contrat naturel (1) à en fonder les principes.
- La « raison vaillante » est le fruit de l’instruction. Rien ou presque ne résiste à l’entraînement. Le corps peut faire plus qu’on ne croit, à tout s’adapte l’intelligence. Éveiller la soif intarissable de l’apprentissage, pour vivre le plus possible de l’expérience humaine intégrale et des beautés du monde, et poursuivre, quelquefois, par l’invention, voilà le sens de l’appareillage (…), mais le philosophe souligne aussi le risque de la (…) finitude étroite d’une instruction qui produit des spécialistes obéissants ou des ignorants pleins d’arrogance ; infinité du désir, droguant à mort de petites larves molles. (…)
- D’où la nécessaire éducation du « jugement prudent » : (…) Nous devons apprendre notre finitude : toucher aux limites d’un être non infini. Nécessairement, nous aurons à souffrir, de maladies, d’accidents imprévisibles ou de manques, nous devons fixer un terme à nos désirs, ambitions, volontés, libertés. Nous devons préparer notre solitude face aux grandes décisions, aux responsabilités, à la fragilité des choses et des proches à protéger, au bonheur, au malheur, à la mort.
1- Publié aux éditions François Bourrin en 1990.