Le paléoconservatisme désigne un groupe d’intellectuels et d’entrepreneurs politiques inquiets de la direction prise par la droite américaine à la fin de la Guerre froide. Forgé par le philosophe Paul Gottfried, l’adjectif “paléoconservateur” a été conçu, avec une certaine malice, comme l’opposé de “néoconservateur”. Il exprimait l’idée que, pour ceux qui se reconnaissaient comme “paléo”, le danger le plus urgent menaçant les véritables conservateurs provenait de leur propre camp.
L’entourage de Gottfried comptait les journalistes Sam Francis et Joseph Sobran, le classiciste Thomas Fleming, et le professeur de littérature Mel Bradford. Au début des années 1990, ils font le pari de choisir Pat Buchanan comme chef de file de leur tentative de prise de pouvoir du Parti républicain. Au départ, pleins d’espoir, les paléoconservateurs sont progressivement déçus de la révolution conservatrice de Ronald Reagan. À leurs yeux, l’administration et l’establishment républicain ont tous deux succombé au gang néoconservateur. Ces derniers, disaient-ils, étaient au conservatisme authentique ce que les nouveaux riches sont à la richesse légitime : une vulgaire caricature.
Pour autant, les intellectuels paléoconservateurs comprenaient que la Vieille Droite (Old Right), qui avait déjà échoué à bloquer le New Deal à l’époque, était obsolète et ne pouvait être ressuscitée. Leur mission ne serait donc pas de restaurer un âge dépassé, mais d’entrer en rupture révolutionnaire avec ce qu’ils voyaient comme un continuum libéral-conservateur.
La classe dirigeante qu’ils cherchaient à renverser était omniprésente et hégémonique. Mais c’était aussi un ensemble hétéroclite allant de la gauche universitaire et des journalistes mainstream aux cadres des grandes entreprises et aux banquiers de Wall Street, en passant par les fonctionnaires d’agences fédérales. Tout en reconnaissant les vastes divergences idéologiques parmi ces différents groupes, les paléoconservateurs soutenaient qu’ils étaient surtout des mondialistes éduqués qui, en tant que tels, avaient plus d’affinités les uns avec les autres, et avec leurs homologues à l’international, qu’avec leurs compatriotes de l’Amérique profonde.
Le corollaire de ce cosmopolitisme arrogant, estimaient les paléoconservateurs, était que les différents groupes de la classe professionnelle dominante soutenaient tous l’immigration de masse : les ingénieurs sociaux de gauche défendaient les frontières ouvertes parce qu’ils saluaient le multiculturalisme et méprisaient les valeurs fondatrices des États-Unis ; les libéraux économiques faisaient de même parce qu’ils voyaient le libre mouvement des populations comme désirable au même titre que le libre mouvement des biens et du capital. Menés par des militants internationalistes ou des capitalistes sans racines, les États-Unis étaient donc voués à se dissoudre pour devenir une portion du globe sans frontières.
Pour Gottfried, Sobran et Francis, les néoconservateurs faisaient clairement partie de l'élite malfaisante au pouvoir. Le fait qu’ils se revendiquaient du conservatisme et utilisaient leur influence pour écarter leurs rivaux – Gottfried et Francis furent respectivement banni de The National Review et licencié du Washington Times – faisaient d’eux, sans aucun doute, le plus grand obstacle à un éveil conservateur véritable.
En substance, la critique du néoconservatisme formulée par les paléoconservateurs comportait trois volets.
D’abord, Irving Kristol, Sydney Hook, Norman Podhoretz et leur entourage étaient des progressistes réformés – des sociaux-démocrates, voire des trotskystes dans le cas du groupe dit des “New York Intellectuals”. Affirmant que leur virage à droite était le résultat d’une “agression par la réalité”, ils ne se considéraient pas moins comme les héritiers véritables du New Deal de Roosevelt, et rejetaient en son nom les “excès” de la Grande Société de Johnson. D’où leur insistance sur le recours à un universalisme aveugle à la race et au genre pour critiquer les programmes de discrimination positive, le féminisme radical et les droits des minorités. Pour les paléoconservateurs, il s’agissait davantage d’une dispute entre libéraux qu’un rejet du libéralisme formulé par des conservateurs.
Deuxièmement, en tant qu’anciens gauchistes anti-staliniens, les néoconservateurs étaient accusés de projeter sur les États-Unis les espérances qu’ils ne pouvaient plus placer dans l’URSS. En d’autres termes, ils comprenaient l’exceptionnalisme américain comme un mandat impérial pour diffuser les principes démocratiques du pays, et même la “American way of life”, sur tous les continents. Au contraire, les paléoconservateurs identifiaient le caractère exceptionnel des États-Unis à un mélange singulier de valeurs morales et de caractères ethnoculturels qui, à ce double titre, requérait une protection contre les intrusions étrangères mais aussi contre l’hubris impérialiste.
Enfin, étant majoritairement juifs et sionistes, les néoconservateurs qui agissaient en tant que conseillers en politique étrangère à la Maison Blanche étaient suspectés de cultiver une double allégeance, aux États-Unis mais aussi et surtout à Israël. C’est ainsi que les paléoconservateurs interprétaient les incessants appels à l’interventionnisme militaire de leurs ennemis néoconservateurs, de la guerre du Golfe à l’invasion de l’Irak. À propos de l’expédition au Koweït, Pat Buchanan déclarait en avril 1990 “[qu’]il n’y a que deux groupes qui battent les tambours de la guerre au Moyen-Orient – le ministère de la Défense israélien, et son “chœur de fidèles” aux États-Unis”. À propos du renversement de Saddam Hussein, treize ans plus tard, le même Buchanan était tout aussi explicite : “Nous accusons une cabale de polémistes et de responsables publics de chercher à entraîner notre pays dans une série de guerres qui ne sont pas dans les intérêts de l’Amérique”.
Outre les néoconservateurs et leur influence, le principal défi auquel étaient confrontés les paléoconservateurs consistait à identifier et mobiliser la base électorale capable de mener la véritable révolution conservatrice contre la tyrannie de la classe professionnelle. Pour Sam Francis, ces révolutionnaires existaient déjà : il les appelait les “Américains moyens radicalisés”. Ils avaient fait leurs premières apparitions pendant les campagnes de Barry Goldwater et de George Wallace, et l’appel de Richard Nixon à la “majorité silencieuse” – une expression forgée par Pat Buchanan, qui officiait alors comme plume de Richard Nixon – avait fait d’eux la base du Parti républicain. Il ne manquait plus qu’à leur donner les leaders qu’ils méritaient.
D’après la coterie paléoconservatrice entourant Buchanan au tournant des années 1990, et qui le pressait de se présenter contre George H. W. Bush, les Américains moyens radicalisés se sentaient déjà suffisamment aliénés et en colère pour devenir une classe révolutionnaire. Ils avaient juste besoin d’un ennemi clairement défini contre qui diriger leur ressentiment. La population métropolitaine diplômée des côtes Est et Ouest, correspondait plutôt bien à ce profil pour plusieurs raisons : ses membres semblaient à l’aise dans l’économie globale, leur style de vie supposé pouvait être interprété comme une insulte aux traditions américaines, et on aurait même pu les imaginer comploter pour remplacer les gens des petites villes et des communautés rurales par une sous-classe d’immigrants plus docile.
Une fois prêts à saisir leurs fourches, fantasmaient Francis, Sobran et Gottfried, les Américains moyens radicalisés ne se limiteraient pas à placer leur champion à la Maison Blanche. Une fois celui-ci au pouvoir, ils lui demanderaient de purger les universités, les médias, les agences fédérales et les conseils d’administration responsables d’avoir engendré des professionnels globalistes et de leur avoir permis de maintenir leur emprise sur les citoyens ordinaires. Comme John Ganz le raconte dans son exploration du moment paléoconservateur1, Buchanan et ses proches conseillers passaient leurs soirées à rêver de la destruction des institutions libérales pendant la campagne de l’ex-rédacteur de discours pour les primaires du Parti républicain de 1992. “Ce que des conservateurs sérieux devraient se demander, a déclaré Francis, c’est si l’échec de l’expérience Reagan signifie que les politiques conservatrices conventionnelles peuvent être mises en œuvre dans une démocratie de masse2”.
Bien qu’ayant réalisé quelques percées auprès des électeurs républicains, l’expérience paléoconservatrice s’est soldée par un échec cuisant. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi son préquel à la saga Trump n’avait pas réussi, Buchanan répondit simplement qu’il était trop en avance. “Ce qui est différent aujourd’hui, c’est que les résultats sont là, les conclusions sont connues. Maintenant tout le monde voit clair dans la désindustrialisation de l’Amérique, le coût en vies humaines et en ressources des guerres interminables en Afghanistan et en Irak, et la présence envahissante des immigrés illégaux. [...] La colère et l’aliénation qui montaient à l’époque ont maintenant atteint une masse critique… Pour être franc, la révolution est en marche3”.
L’explication de Buchanan est peut-être trop flatteuse pour lui. En effet, contrairement à l’équipe MAGA, les paléoconservateurs ont négligé l’énorme importance du sionisme pour les chrétiens évangéliques, qui représentent la plus grande section de l’électorat de droite. Pour clarifier, ce qui a nui à Buchanan, Francis et Sobran, ce n’était pas leur antisémitisme manifeste. Sur ce point, l’entourage du 47ème président les égale – de Steve Bannon à Marjorie Taylor-Greene et Elon Musk, aujourd’hui disgracié. En revanche, le soutien inconditionnel à Israël n’est pas négociable.
D’après l’eschatologie évangélique, Jésus ne reviendra pas tant que tous les juifs ne seront pas réunis dans la Palestine biblique. Une telle perspective n’est pas de bon augure pour les juifs eux-mêmes, car ce sera leur dernière chance de se convertir ; sinon, c’est l’enfer qui les attend. D’ici là cependant, critiquer Israël promet un échec assuré pour quiconque veut mener à bien une révolution conservatrice aux États-Unis.
1 John Ganz, When the Clock Broke: Con Men, Conspiracists, and How America Cracked Up in the Early 1990s, Farrar, Straus & Giroux Inc, 2024.
2 https://www.unpopularfront.news/p/good-old-pat
3 Drolet, J. F., & Williams, M. C. (2019). America first: paleoconservatism and the ideological struggle for the American right. Journal of Political Ideologies, 25(1), 28–50. https://doi.org/10.1080/135693...
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