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Billet de blog 28 août 2025

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Thea Riofrancos - Extractivisme, vert et brun 2/2

Les travaux de la politiste Thea Riofrancos portent sur l’extractivisme comme régime politique et économique au Nord comme au Sud. Cet article est extrait du dossier documentaire qui accompagne notre conversation avec Thea Riofrancos. Il nourrit le chapitre 4/10 : "Capitalisme vert".

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Chaque entretien Diagram[me]s est chapitré et accompagné d’une chronologie et d’un dossier documentaire destinés à introduire les discussions, à les étayer et à les relier entre elles :

  • Biographie de l’invité
  • Repères historiques
  • Synthèses des événements mentionnés
  • Définitions des concepts clés
  • Portraits des figures citées
THEA RIOFRANCOS - Capitalisme vert © Diagram[me]s

Pour accompagner notre entretien avec Thea Riofrancos, nous vous proposons de découvrir l'élément de dossier : "Géopolitique et stagnation séculaire" développé dans le chapitre 4.

GÉOPOLITIQUE ET STAGNATION SÉCULAIRE

Inventé par l’économiste et historien Edward N. Luttwak en 1990, le terme géoéconomie désigne l’idée d’une "guerre par d’autres moyens". Il la définit comme "la logique du conflit dans la grammaire du commerce¹". Selon Luttwak, l’investissement privé et l’innovation guidés par l’État deviennent l’"équivalent de la puissance de tir" et l’"équivalent de l’innovation militaire", tandis que "la pénétration des marchés soutenue par l’État remplace les bases militaires, les garnisons sur sol étranger et l’influence diplomatique". Richard Nixon exprimait une idée analogue : "Certains soutiennent qu’avec le déclin de la guerre froide, la puissance économique et la “géoéconomie” ont surpassé la puissance militaire et la géopolitique traditionnelle. Selon eux, l’Amérique ne doit pas transformer ses épées en charrues, mais en microprocesseurs²".

L’analyse géoéconomique articule les impératifs de sécurité de l’État avec les impératifs de profit des entreprises privées. Si la logique sécuritaire étatique et les stratégies de maximisation du profit du capital transnational ne s’opposent pas, une littérature critique croissante soutient que les rivalités géopolitiques doivent être appréhendées comme une contradiction interne de l’accumulation du capital à l’ère de la "stagnation séculaire".

Le concept de stagnation séculaire, forgé en 1938 par l’économiste keynésien Alvin Hansen, est aujourd’hui souvent associé à l’analyse de Robert Brenner sur le "long déclin" de l’économie mondiale depuis la fin des Trente Glorieuses. Développée initialement dans The Economics of Global Turbulence, la thèse de Brenner met l’accent sur la surcapacité industrielle mondiale après la Seconde Guerre mondiale. Sous la menace du communisme en Europe et en Asie orientale, les États-Unis ont favorisé le transfert de technologies vers l’Allemagne et le Japon. Mais l’expansion rapide de la capacité manufacturière a conduit à une surproduction durable, déclenchant ce que Brenner nomme un "long déclin" de la croissance industrielle. L’intensification de la concurrence internationale a comprimé les taux de profit, inaugurant une phase prolongée de stagnation³"

Entre 1950 et 1973, la production manufacturière des États-Unis croissait de 4,4 % par an, et le PIB de 4,0 %, illustrant l’essor d’après-guerre. De 1974 à 2000, ces taux tombent à 3,1 % pour l’industrie et 3,2 % pour le PIB. De 2001 à 2017, la croissance industrielle s’effondre à 1,2 % et celle du PIB à 1,9 %⁴. Malgré la montée industrielle de la Chine, les analystes proches de Brenner y voient une exception qui confirme la règle : le pays est lui-même entré dans une phase de désindustrialisation dès 2014⁵.

À l’échelle mondiale — y compris en Chine —, ces tendances reproduisent celles des pays à hauts revenus. Dans les années 1950-60, la valeur ajoutée manufacturière (VAM) et le PIB mondiaux augmentaient respectivement de 7,1 % et 5,0 % par an, la VAM croissant plus vite que le PIB. Depuis les années 1970, les taux de croissance des deux indicateurs ralentissent nettement, tout en conservant un léger avantage pour la VAM. Entre 2008 et 2014, leur croissance annuelle moyenne tombe à 1,6 % seulement.

Dans ce contexte de stagnation séculaire globale, où l’économie tend à devenir un jeu à somme nulle, l’économiste Jamie Merchant soutient que la montée des rivalités géopolitiques doit être comprise comme une contradiction immanente au capitalisme lui-même : "Le retour des politiques industrielles et l’apparition d’une désindustrialisation prématurée sont les deux faces d’une même dynamique historique : baisse de la rentabilité mondiale, concentration croissante du capital et expansion d’une population humaine excédentaire que les gouvernements redoutent mais que les économies nationales ne peuvent absorber. Dans ce cadre, mener une ‘politique industrielle’, comme le font les États-Unis, revient simplement à détruire ses concurrents, même si cela implique de déclencher une Troisième Guerre mondiale. Du moins ces mesures s’accompagnent-elles d’homélies rassurantes sur le caractère sacré de l’ordre international fondé sur des règles." Merchant ajoute qu’"dans un monde où la croissance se fait rare et les idées plus rares encore", la politique industrielle n’est pas "une voie vers une social-démocratie égalitaire post-carbone", mais plutôt "une stratégie à laquelle les États capitalistes sont contraints pour se vaincre mutuellement sur le théâtre mouvant de la compétition mondiale⁶".

Les formes nationales de ce tournant géoéconomique — Bidenomics aux États-Unis, Industrie strategie 2030 en Allemagne, Made in China 2025Make in India, etc. — s’inscrivent toutes dans une dynamique globale de compétition exacerbée dans un monde à somme nulle. Si la montée des tensions géopolitiques traduit une économie mondiale stagnante, où le gâteau de la croissance rétrécit, alors le tournant géoéconomique n’offre guère de réponse durable à la crise de rentabilité sous-jacente.


1Edward N. Luttwak, « From Geopolitics to Geo-Economics: Logic of Conflict, Grammar of Commerce », The National Interest, Summer 1990.

2Richard Nixon, Seize the Moment: America's Challenge in a One-Superpower World, New York, Simon & Schuster, 1992, p. 23.

3Robert Brenner, The Economics of Global Turbulence: The Advanced Capitalist Economies from Long Boom to Long Downturn, 1945–2005, Londres, Verso, 2006.

4The Conference Board, International Comparisons of Productivity and Unit Labour Costs, juillet 2018.

5Aaron Benanav, Automation and the Future of Work, Londres, Verso, 2020.

6 Jamie Merchant, « The Economic Consequences of Neo-Keynesianism », The Brooklyn Rail, juillet 2023. En ligne : https://brooklynrail.org/2023/07/field-notes/The-Economic-Consequences-of-Neo-Keynesianism/


Découvrez en libre accès l'entretien complet de Thea Riofrancos

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