Une épreuve hautement discriminatoire
Archibald vient d’achever son grand oral : il a répondu à toutes les questions du jury avec une grande assurance, voire une aisance qui a incité un des membres du jury à poursuivre un peu la conversation au delà des 20 minutes réglementaires tout en donnant congé au jeune homme : Archibald précise un peu fier que c’est son “coach Parcoursup” qui l’a entraîné pour parvenir à ce degré d'éloquence malgré son jeune âge (il a un an d’avance). Le jury délibère : ils le trouvent certes irritant parce que suffisant, mais il coche toutes les cases du formulaire d’évaluation. Impossible de ne pas lui mettre 20.
Sophie, elle, est beaucoup plus réservée, mais comme elle a voulu parler dans son GO de la symbolique des tenues traditionnelles en Chine et de leur récent réinvestissement pour contrer le soft power américain, un professeur ose lui demander si elle a des origines chinoises. Certes plutôt introvertie, cet intérêt pour sa personne la pousse à préciser que sa connaissance de la langue chinoise lui a permis de rendre service à son père hospitalisé depuis quelques semaines : elle y a fait office de traductrice et cela lui a laissé peu de temps pour préparer son GO. En délibération, les membres du jury hésitent : ils sont touchés par cette jeune fille et sa détresse visible, mais décidément, cette voix hésitante, ces réponses peu assurées : tout cela ne peut guère aller au-delà de 12.
Ces histoires ne sont pas fictives : seuls les prénoms ont été changés.
Les professeurs de SES ne s’y sont pas trompés, eux qui avaient lancé en juin 2024 à travers leur association de professeurs une grève du GO.
L’absence d’horaire dédié
Les compétences oratoires ne sont pas innées : elles relèvent certes parfois du capital culturel hérité dans certains milieux, mais elles peuvent heureusement s’apprendre en classe, notamment lorsque des effectifs allégés permettent aux élèves de participer, de présenter des exposés, de s’exprimer verbalement dans le cadre de divers dispositifs que les professeurs que nous sommes expérimentons avec entrain, mais dans les limites des moyens qui nous sont donnés.
Les moyens, pour les professeurs, ce sont des moyens horaires : ce sont des heures. Des heures de cours.
Nous n’avons aucune heure de cours dédiée au grand oral.
Comment, dans ces circonstances, espérer pouvoir préparer nos élèves à cet exercice ? C’est impossible.
Il faut d’abord les aider à préciser le problème qu’ils souhaitent soulever : cela prend du temps, car un questionnement pertinent se mûrit au fil du temps et de la découverte des programmes. Ensuite, il faut leur indiquer une bibliographie adaptée, puis leur laisser le temps de LIRE, de s'informer, de réfléchir. Enfin, ils pourront travailler à la structure de leur intervention, ce qui se fait par essais et erreurs, que nous corrigerons, rectifierons. Il y a des vertus à la lenteur dans certains domaines, comme celui de la recherche à laquelle sont ici initiés les élèves.
Pour finir les programmes : une préparation bâclée ou inexistante
Notre métier de professeur consiste à leur faire étudier un programme en vue de l’examen écrit qui se déroule en juin, dans la foulée de l’épreuve de philosophie : ces programmes sont ambitieux et il est rigoureusement impossible, quelle que soit la discipline, de les maîtriser sans utiliser jusqu’au bout les 36 semaines qui nous sont imparties.
Dans de nombreux lycées, des GO blancs ont pu être organisés fin mai un peu in extremis, mais dans mon lycée, les élèves passent de nombreuses épreuves cruciales dès cette période en raison d’options spécifiques, et ceci y est donc rigoureusement impossible. Les seules sessions organisées le sont - à coup d’heures supplémentaires dont le paiement reste hypothétique, au bon vouloir du rectorat - entre les écrits et le grand oral, et de nombreux professeurs sont alors occupés par leurs missions de correction, ce qui rend leur participation auxdites sessions impossible, on y reviendra. Encore une rupture d’égalité entre certains candidats “chanceux” et les autres.
Ces sessions in extremis sont-elles d’ailleurs vraiment souhaitables ? Elles peuvent être formatrices, cependant les élèves peu aguerris à l’oral peuvent le vivre comme une expérience d’échec impossible à corriger ensuite avant l’examen final.
Pouvons-nous nous contenter de bricoler sur notre temps libre pour former nos élèves ?
De nombreux professeurs souffrent sincèrement de n’avoir pas pu préparer correctement leurs élèves. Pensons aux collègues qui ont plusieurs groupes de spécialité avec des effectifs pléthoriques, remplis à ras bord avec 35 élèves. Ces élèves sont nécessairement livrés à eux-mêmes pour une épreuve pour le moins déconcertante et leurs professeurs craignent évidemment d’envoyer leurs élèves au casse-pipe. Certains renoncent désormais à enseigner une spécialité en Terminale pour cette raison. Certes, les professeurs qui ont de bonnes conditions pédagogiques, avec de petits groupes de spécialités notamment, parviennent à les entraîner ; mais cela n’exhibe-t-il pas encore une fois les inégalités criantes que nous dénonçons ? Les élèves moins chanceux doivent-ils en faire les frais ?
Les candidats au bac sont donc contraints de produire très rapidement un “contenu”, “vite fait”, car ils ne peuvent bien souvent formaliser leur GO qu’une fois les épreuves de philosophie et de spécialités passées. Les professeurs qu’ils sollicitent alors sont pour la plupart occupés par leurs missions de correction du bac, charge particulièrement lourde, avec des délais extrêmement courts ; les profs “bricolent” donc sur leur temps libre, qui s’amenuise considérablement car une troisième mission vient alors se superposer aux deux autres. Autrement dit, beaucoup de professeurs doivent en même temps corriger d’importants lots de copies, sur un temps écourté car ils doivent aussi et simultanément - simultanément, j’y insiste - être examinateurs des grands oraux…et donc également aider leurs élèves à finaliser leur “production rapide”. Trois missions simultanées, c’est mission impossible.
Doit-on renoncer à la qualité de l’évaluation de l’écrit - en partie collégiale, ce qui nécessite des réunions d’entente et de suivi - pour promouvoir une culture de la production rapide, du baratin et de la “performance” ? Car il s’agit bien d’une performance dans la présente version du GO, bien que les candidats puissent désormais présenter leur “grand” oral durant 10 minutes (contre seulement 5 minutes dans la première version vivement critiquée) et ne soient heureusement plus soumis à l’injonction du mini ego-trip final de 5 min. Désormais, et à la suite de nos protestations, le GO simplifié se compose de 10 minutes de présentation suivies de 10 minutes d’entretien sur une des deux questions préparées, choisie par le jury.
L’aberration des jurys naïfs
En plus d’être souvent envoyés devant le jury sans préparation digne de ce nom, ils doivent aussi s'adresser à des “jurys naïfs” qui constituent une complète aberration : les jurys naïfs sont des professeurs de diverses disciplines qui sont disponibles aux dates des GO mais ne sont pas nécessairement spécialisés dans le domaine où les élèves “performent”. Un professeur d’arts plastiques peut ainsi tout à fait co-évaluer un GO de maths et posera sans doute des questions très intéressantes à l'élève, mais qui risquent de le décontenancer quelque peu. Les jurys naïfs sont légion concernant les élèves spécialisés en Humanités (HLP), puisque les professeurs de Français et de Philosophie qui l’enseignent corrigent les épreuves écrites, puis orales, pendant le déroulement du GO. Il y a deux ans, par exemple, Galadriel qui avait courageusement lu le Maître ignorant de Jacques Rancière pour nourrir son GO sur le rôle de l’Etat dans l’éducation n’a obtenu que 13 de la part de collègues non spécialistes ; il avait pourtant été très éloquent lors de la préparation (qui fut encore possible avec les épreuves en mars) et manifestait une connaissance approfondie dudit texte.
Une fausse innovation : bullshit au carré
La saison n’est manifestement pas aux dotations horaires généreuses permettant de créer un suivi hebdomadaire durant l’année tel qu’il a pu exister pendant de longues années concernant les TPE. Rappelons que les Travaux Personnels Encadrés étaient bien des ancêtres du grand oral, mais qui, eux, étaient financés en termes de dotation horaire et encadrés par deux, voire trois professeurs si l’on compte les professeurs documentalistes qui y collaboraient souvent.
Faire du GO une création innovante est donc de l’ordre du bullshit, ce même bullshit qui est censé devenir symbole du baccalauréat français à travers cette épreuve-vitrine défendue bec et ongles par ceux qui décident sans aucune considération du terrain.
Avec des grilles d’évaluation où la forme compte plus que le fond, comment attendre autre chose que du baratin ?
Avec une épreuve affectée d’un coefficient 10, comment faire autrement pour accélérer le mouvement et atteindre un objectif en réalité inatteignable vu les conditions que de se faire aider par des proches s’ils en ont les compétences, par un coach rémunéré pour les plus aisés ou par les outils numériques à disposition ?
Avec le peu de temps qu’il reste aux élèves entre la fin des épreuves de spécialité et leur GO, comment en vouloir à ceux qui s’inspireront de GO glanés sur internet ou qui feront tout simplement confiance à ChatGPT ? Les jurys qui croient voir s’exprimer des élèves ne voient parfois que des perroquets qui répètent un contenu qu’un agent conversationnel supposé artificiellement “intelligent” a concocté à leur place. Et ils font malgré eux la promotion d’imposteurs qui ont tout simplement la tchatche. Accepterons-nous vraiment de favoriser une pseudo-culture de l’animation coup de poing digne des cabinets de conseil ou des procédés en usage chez les experts en communication ? Nous formons des citoyens, pas des baratineurs.
Il faut donc supprimer le grand oral qui - répétons-le - est une épreuve-poudre aux yeux faussement innovante, pour laquelle nous ne disposons ni du temps ni des moyens pour former correctement et équitablement nos élèves et qui risque par son caractère discriminatoire de creuser encore les inégalités sociales contre lesquelles l'Ecole de la République est censée lutter.
Annulons la dimension certificative du GO, symbole vide de toute substance.
Pour rendre notre protestation visible en juin 2026, nous pourrons évaluer les élèves exclusivement à l’aide de quatre notes possibles, de 17 à 20. Nous ferons donc notre travail en écoutant attentivement les élèves, nous les évaluerons simplement selon une échelle plus restreinte.
Il s’agit ici de pirater de manière malicieuse, bienveillante et non numérique un système de notation du baccalauréat que nous contestons. Ne pouvant supprimer par nous-mêmes le Grand Oral, nous pouvons en revanche annuler ainsi sa dimension certificative si de nombreux collègues acceptent de se joindre au mouvement. Non, les candidats n’obtiennent pas déjà automatiquement de telles notes, et j’ai pu le constater très récemment en participant aux jurys de délibération du bac : de nombreux candidats reçoivent des 5 et des 6, c’est un fait. Il est certain que ceux-ci n’ont pas été suffisamment préparés en classe ni aidés par des proches ayant les compétences pour ce faire ; avec un coefficient de 10, et même s’il descend à 8 l’an prochain (car une nouvelle épreuve de maths voit le jour en Première et fait mécaniquement baisser certains coeffs), cela a évidemment un impact sur l’obtention du bac des plus défavorisés.
Annulons la dimension certificative du GO, symbole vide de toute substance.