
Le cadre n’est pas celui du cinéma : moins glamour, c’est un cadre médical. Et rédiger une plainte ne m’a pas du tout suffi : le carcan administratif fut bien trop étroit pour la dimension de ma colère.
Professeure de philosophie, je n’ai pas pu ne pas penser à mes chères élèves et à mes anciennes élèves depuis plus de vingt ans : elles qui se confient parfois et sont si souvent victimes de diverses violences sexistes et sexuelles, de la remarque déplacée au viol, tout un continuum qu’on expérimente et qu’on observe, jusqu’à ce que la coupe soit pleine.
Mon moi aussi est un nous aussi.
Il m’est devenu impossible de me contenter d’entendre “chaudasse”. C’est à hurler. Surtout en salle des profs. Surtout les concernant elles, qui me rappellent tant l’élève que j’ai pu être. Je voudrais que chacun puisse les voir comme je les regarde.
Elles cherchent souvent à se conformer à des exigences sociales concernant leur corps : le montrer, mais ne pas trop le montrer, et concernant leur attitude : être discrètes et ne pas trop la ramener, mais aussi être audacieuses et affirmées. Ces injonctions sont contradictoires : s’y conformer est donc rigoureusement impossible, c’est pour ça qu’elles souffrent et sont désorientées et décontenancées. C’est pour ça qu’elles ont besoin qu’on leur explique qu’il est temps de retourner le stigmate.
Je voudrais leur dire : hauts les cœurs, on va toutes garder la tête haute. Ensemble. Je voudrais le dire aussi aux amies, copines, collègues, aux amies de mes fils, aux inconnues croisées dans la rue : à toutes. À tous aussi. Donc pourquoi pas dans l’adelphité, accompagnées d’hommes qui savent réfléchir et qui sont capables de voir des sujets, des personnes derrière le mascara. Et non pas des proies.
Nous les chaudasses, maquillées et apprêtées comme Audrey Hepburn parce que “la vie est une fête”, nous retournons le stigmate. Life is a party. Dress for it, disait-elle.
D’abord pourquoi chaudasses ? Cet adjectif que le dissonant suffixe “asse” rend péjoratif peut paraître quelque peu obsolète : il est cependant encore utilisé de nos jours, y compris par des profs dans des salles des profs de lycées et y compris pour désigner des élèves. Des jeunes filles, des jeunes femmes, donc. Oui. Notamment dans un contexte de culpabilisation des femmes par des hommes qui se sentent attirés par elles car leurs vêtements, leur style, leur maquillage, leur manière de marcher ou leurs corps viennent attenter à leur pudeur, agresser leurs yeux. Les pauvres.
Quand même, l’uniforme, ça serait tellement mieux. Quelle bonne idée, on serait plus tranquilles.
Mais attendez, on s'arrête sur le suffixe “asse”, quid de “chaude” alors ? Chaude ne signifie pas que telle femme rencontre des difficultés au plan de l'homéostasie thermique, non. Chaude signifie qu’une femme éprouve du désir sexuel et c'est ce qu'on lui reproche. Pourquoi ? Parce qu'une femme devrait rester passive et attendre que le désir masculin se manifeste : tellement progressiste ! Ce n’est ni allumeuse ni salope, mais entre les deux et un peu des deux.
Le désir féminin, ça fait peur à certains hommes. Donc c'est condamnable. On peut alors traiter une femme de chaudasse : elle éprouve du désir sexuel, ce qui se manifeste par certaines apparences liées à la toilette et à l’allure. Mais d’où vient cette inférence ? De nulle part. On peut éventuellement repérer la dilatation des pupilles d’une personne excitée sexuellement, mais il est rare de pouvoir lire cela sur des chaussures ou sur un pantalon. Ou même sur un crop top. Pas sur un string non plus, désolée.
Les normes vestimentaires sont genrées, soumises aux diktats familiaux, sociaux et à ceux de la mode, entre autres. Et surtout, le choix vestimentaire manifeste une persona sociale construite par subjectivation : il participe d’une performance par laquelle chacun tisse devant les autres à travers diverses interactions une identité singulière qui peut aussi emprunter des éléments tirés d’identités collectives ou de modèles choisis et admirés.
Une jeune fille qui porte un décolleté et du vernis à ongles incarne à sa manière la féminité telle qu’elle l’interprète ; elle ne manifeste aucunement son désir sexuel. Comme souvent, ce désir sexuel féminin est projeté, y compris sur de très jeunes filles.
Il est important de comprendre que 1) le désir sexuel féminin n’a aucune raison d'être condamné et que 2) des vêtements dits sexy ne sont pas l’indice du désir sexuel. Tant d'erreurs, de condamnations sexistes et de bêtises en un seul mot. C'est pour cela que ce mot doit être retourné.
Cette catégorie des chaudasses permet de rejeter avec une mauvaise foi crasse toute responsabilité dans un regard malsain sur des jeunes filles qui se soucient de leur apparence dans le cadre d’un projet de coïncidence à soi. Elles tricotent leurs identités à tâtons devant nous et nous devons les soutenir avec bienveillance dans un lieu qui doit être une enceinte de protection pour leur conscience en devenir et pour leur identité en chantier.
Mais elles semblent écervelées : on va alors les traiter comme des idiotes, se moquer d’elles publiquement, c’est-à-dire, dans la salle de classe.
Elles en parlent plutôt à la fin de l’année, quand ça a cessé et que leurs excellentes notes leur redonnent une certaine légitimité. Je côtoie ces jeunes filles quotidiennement : elles attirent sur elles des remarques sexistes et désapprobatrices de la part de ceux qui ne peuvent se retenir de les regarder comme des objets sexuels. Et pourtant, on peut se retenir. On doit se retenir. La petite blague du collègue qui laisse traîner sa main caressante sur le trombinoscope à l'endroit du décolleté de l’une d’elle n’est pas acceptable.
Entendons-nous : ce n’est pas majoritaire, c’est parfois discret, sous forme de plaisanterie, de moquerie, ou à l’occasion de l’apologie de l’expérimentation sur l’uniforme à l’École. Et on laisse mollement faire et dire ; il y a peu de répondant, en général.
On est en 2024. L’heure du metoo français a sonné : en français ça donne moi aussi. J’étais moi aussi chaudasse au décolleté. Il y a plus de trente ans. J’ai aussi essuyé des remarques : dans un des plus prestigieux lycées publics de France, j’ai demandé à mes professeurs de remplir mes dossiers pour aller en Hypokhâgne ; mon prof de Français qui m'avait pourtant gratifiée d’excellentes notes précédemment s’est exclamé “Quelle idée, hypokhâgne : avec votre physique, vous serez secrétaire trilingue et tout ira bien !”. M. Seitz, pour ne pas le nommer - prétérition - n’était pas agrégé de Lettres.
En 2001, quand j’ai décroché l’agrégation de philosophie, j’ai certes pensé à lui, mais sans trop de ressentiment. J’en ai vu d’autres. Des gynécos qui s’écrient “oh mais quel bel utérus !” lors d’une première échographie d’une jeune fille de quatorze ans et en présence de sa mère. Chaudasse qui avorte. À cet âge en plus. On peut aller jusqu'à salope facilement et donc on peut tout se permettre. Sans oublier bien sûr les remarques des élèves garçons au début de ma carrière… pas facile pour asseoir son autorité, pas facile à oublier non plus. Même en pantalon et blazer j'ai eu le droit à voix haute, lancé dans la classe dès l'année de stage à “quelle belle croupe !” par exemple, au moment où je me tournais vers le tableau.
On te remet à ta place de chaudasse. De bétail. Animalisation. Mammiférisation. Les fesses, les seins. Les tétons. Il faut parler des tétons car c’est apparemment l’attribut des chaudasses : si les tétons pointent, c’est que la chaudasse est chaude. Ça peut pas être parce qu'elle a froid. Ou sans raison. Ou parce qu'elle est émue par la lecture de ce texte de Max Scheler qu’on est en train d'étudier.
J’ai mis quelques séances à comprendre pourquoi les gars chuchotaient fort “but” et griffonnaient un score sur une feuille régulièrement pendant le cours. C’étaient mes tétons qui pointaient et donnaient des points ! Et donc que faire ? Mettre des soutien-gorge à coques plus couvrants ? Ou plutôt commencer par en parler à une collègue ? Mauvaise idée : tu crois que tu as quelque chose de spécial ? De différent ? Tu te crois plus belle ? Tu penses que tes seins sont différents ? Les chaudasses ne bénéficient pas toujours de la solidarité sororale. Du moins ce n’était pas encore le cas au début de ce siècle. Ça a changé. Heureusement. La révolution est en cours, mais il y a tant à faire encore.
J’ai vu il y a longtemps un vieux prof de SES en conseil de classe rétorquer à une jeune fille annonçant vouloir travailler dans une banque ménager son effet en affirmant, que, oui, elle pourra travailler dans la banque, mais comme femme de ménage. Que pour trouver un mari, les prépa HEC étaient tout indiquées. Le même plaisantait sur le fait que les élèves d’une classe que nous avions en commun aimaient bien la philo : mais c’était sans doute “pour mes beaux yeux”. Le fameux compliment qui n’en est pas un. La plaisanterie qui n’est pas plaisante.
Ce ne serait plus possible, plus dicible aujourd'hui. Heureusement. Les temps changent, les chaudasses grandissent, vieillissent, elles travaillent, aiment, enseignent, elles ont des enfants. J’ai trois fils déjà grands qui sont élevés - bien sûr aussi grâce à leur père - de sorte qu’ils ne traitent jamais aucune fille de salope, de pute, de chaudasse. Ils ont lu La vie devant soi et savent donc grâce à Émile Ajar/Romain Gary que “fils de pute”, ça convient à Momo qui est plein de sollicitude et de gratitude envers Mme Rosa ; donc ça peut pas être une insulte.
Et on cesse bien sûr plus généralement de s’en prendre systématiquement à une femme quand on exprime son agressivité contre quelqu’un qui n’en est pas une. On se calme avec “nique ta mère”, même si Joey Starr s’est vu anobli par une reconnaissance quasi institutionnalisée. Ils entendent des insultes sexistes dans le rap qu’ils écoutent mais ça leur vrille les oreilles, ils sélectionnent davantage, ça les a même éloignés de Saez. L’éducation, ça fonctionne. Ça transforme profondément la société.
Mon fils ainé soutient courageusement ses amies victimes de viol ou de coercition sexuelle graduelle. Vous ne savez pas ce que c’est ? Lui, il sait. Renseignez-vous. Il en parle avec ses amis et avec ses amies. Ça change tout. Mes fils savent que n’importe qui peut être victime d’agression sexuelle. Chaudasse ou pas. Même leur mère. Ils l’ont appris à leurs dépens ; je n’ai pas voulu le leur cacher quand j'ai été victime d’abus de pouvoir et d’agression sexuelle de la part d’un soignant.
Ils étaient effondrés car trop de femmes proches autour d’eux étaient victimes de divers abus, violences sexuelles et sexistes. Il y en a trop. Même toi Maman, même à quelqu'un comme toi, qui réfléchis, qui es vigilante, ça peut arriver ? Oui mon fils, c’est exactement pour ça que je voulais te le raconter. Mais quand même, lui, le “soignant”, l’agresseur, il a dû penser, tiens, une blonde, une chaudasse, allez on va pouvoir rigoler un peu. Il n’a pas pu penser, ah une intellectuelle qui s’intéresse à l’éthique médicale et aux questions féministes, et à tant d’autres choses encore. Nan.
J’espère que ça te fait plaisir qu’on parle de toi. C’est presque trop d’honneur pour quelqu'un de si méprisable. J’espère que tu seras radié. J’espère que grâce à ma plainte, de potentielles victimes seront protégées. Nous les chaudasses, on continuera à s'habiller comme on veut, à se maquiller parce que la vie est une fête, ou à ne pas le faire les jours sans - ce qui est un acquis récent - à dénoncer les abus et à éduquer les hommes de tous âges qui en ont besoin afin qu’ils cessent de violer, d’agresser, d’humilier et de contraindre les femmes.