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Billet de blog 9 avril 2013

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La crêpe banane-chocolat

Dans quel film ? "Je suis venu te voir, parce que quand on réalise qu’on veut passer le reste de sa vie avec quelqu’un, on veut que le reste de sa vie commence le plus tôt possible."

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Dans quel film ? "Je suis venu te voir, parce que quand on réalise qu’on veut passer le reste de sa vie avec quelqu’un, on veut que le reste de sa vie commence le plus tôt possible."

Arrivés un peu en retard dans une crêperie aussi réputée que bondée ce samedi soir de compétition, je me retrouve comme Altman avec trois femmes, la mienne et deux copines de ligne d'eau, à une table contre celle d'un touchant jeune couple venu là peut-être pour se dire quelque chose ou faire un point.
Mamieniz qui avait réservé et nous attendait pendant nos tentatives de garer dans un quartier de la cathédrale aussi médiéval que perclus de travaux, les avait repérés en noyant son attente dans un apéritif mérité et observateur.
La pénurie de casiers avait conduit à se caser le matin dans les gradins sous les projecteurs en tenue de ville, donc faute de prévision de chemise dans les bagages du week-end j'avais dû me rabattre sur le T-shirt du championnat précédent, ce qui dos à la salle ne pouvait qu'attirer la conversation du patron, mais nos voisins avaient saisi dans nos discussions le but de nos pérégrinations de fin de semaine, et c'est souvent une ouverture plus appréciée que de parler boulot ou chiffons.
C'est Mamieniz qui les a attaqués après quelques regards complices en s'adressant à la jeune femme qui semblait sourire "je voudrais tant que tu comprennes" alors qu'il s'occupait surtout de la crêpe dans son assiette:
- Rendez-vous compte qu'il peut vous pourrir la vie pendant les 80 prochaines années, réfléchissez avant de dire oui. C'est vrai, ça commence par une question anodine:
"- Tu fais quoi les 80 prochaines années au fait? Je les passerais bien avec toi; quand tu auras fini ta crêpe bien sûr?"

J'essaie d'arrêter Mamieniz:
- et au fait tu en es à combien d'années avec Gégé?

- 28 mais je n'ai jamais renoncé à ma liberté, et puis il a mis 8 ans avant de signer!
- le temps de lui faire comprendre qu'on pouvait se marier sans sacrifier sa liberté?
- exactement! Écoutez ça les jeunes, voilà un connaisseur, combien d'années?
- 34!

Et il rétorque un peu maladroitement à la grande déception de son vis-à-vis qui visait sans doute une discussion moins arithmétique:
- C'est beaucoup quand même 80 ans, ça m'en ferait 107...
- Comme pour bâtir la cathédrale Notre-Dame ? (J'essaie de le ramener dans le droit chemin en lui rappelant qu'il faudrait commencer à bâtir quelque chose...)
- Ah bon ça vient de là les 107 ans ? C'est vraiment beaucoup...
Chacun finit sa crêpe et les jeunes un peu en avance sur les retardataires bavards que nous sommes en sont à finir leur crêpe dessert. Il avait choisi une banane chocolat et avant qu'il soit trop tard et qu'il en finisse les derniers morceaux, elle avoue que finalement elle y goûterait bien.
- Vous voyez comme elle est, tout à l'heure elle n'en voulait pas, et maintenant elle réclame !
Je tente :
- Il était temps, encore un peu et c'était trop tard...
J'avais pensé à la vieille rengaine machiste "quand une femme dit non, c'st qu'elle n'a pas encore dit oui", mais c'était vraiment trop dur (comme on disait au siècle précédent elle n'avait sans doute plus grand-chose à lui refuser) mais surtout c'était à côté de la plaque, parce que visiblement elle ne pensait pas qu'aux crêpes, et elle saisissait l'occasion d'un renouement symbolique du dialogue sans que la motivation en soit une faim particulière de banane ou de chocolat.
J'ai cru deviner qu'elle avait envie de dire oui à la question que lui malgré les efforts de Mamieniz n'avait pas encore compris qu'il devrait poser. C'est comme ça, même chez les jeunes ou les libérés, c'est quand même pas à la fille de faire les questions, et pour revenir à une position plus symétrique, la réponse "avec plaisir" de l'un doit correspondre à une envie de l'autre : s'il faut faire les questions et les réponses, autant rester seul !
Alors se raccrochant d'une fulgurance instinctive à la question anodine qu'il avait posée sans trop y réfléchir faute de deviner celle qu'il fallait pousser, comme un peuple en colère répond à un référendum à côté de la question, comme Harry déclare enfin à Sally 12 ans trop tard :
    J'adore que tu aies le nez qui coule quand il fait 22°,
    j'adore que tu mettes une heure et demie pour commander un sandwich,
    j'adore la petite ride que tu as là quand tu me regardes comme si j'étais un dingue.
    J'adore qu'après avoir passé la journée avec toi j'aie les vêtements tout parfumés par ton odeur et
    j'adore que tu sois la dernière personne à laquelle j'ai envie de parler avant de me mettre au lit.
    Et ce n'est pas parce que je suis seul et que c'est la Saint-Sylvestre.
    Si je suis là moi ce soir, c'est parce que quand on se rend compte qu'on veut passer le reste de ses jours avec une femme, faut pas traîner les pieds, il faut se lancer aussitôt que possible.
elle se lance en rougissant et lui tend les lèvres et le reste par-dessus la table pour qu'il dépose dans sa bouche offerte le symbole d'offrande au bout de sa fourchette.

Et ça voulait dire
Oui j'en veux de cette banane toute éclaboussée de de chocolat
Oui avant qu'il soit trop tard j'ai envie que tu me regardes enfin même si c'est pour mater dans l'angle de mon pull en V
La symbolique n'échappe pas à la table voisine : la banane, la Chantilly et le chocolat qui dégouline c'est vraiment trop: "Ah quand même !"
60 ans c'est mon dernier prix, mais ça te dirait de goûter ma crêpe la semaine prochaine et les suivantes ?
Il n'y a pas de péché, il n'y a que des fautes de goût
Paul Géraldy

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