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Billet de blog 30 avril 2013

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Le vieux cahier

Jamais personne n'a douté que les femmes ont une âme, mais je rêve qu'on reconnaisse dans un futur lointain que les cahiers peuvent en avoir une et même de la sensibilité.

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Jamais personne n'a douté que les femmes ont une âme, mais je rêve qu'on reconnaisse dans un futur lointain que les cahiers peuvent en avoir une et même de la sensibilité.
     Qu'importe, vous charmez les yeux,
     Les cœurs, les sens, et l'esprit même;
     Des âmes ne feraient pas mieux
Elle l'avait oublié au fond dans le tiroir de gauche, les agrafes ont même commencé à rouiller après toutes ces années, ces déménagements et ces changements de vie; c'est sûr là il ne sait plus où elle habite... Elle l'avait cru oublié, ailleurs dans une autre vie c'est sûr, c'était celle-là ? Et puis on n'y pense plus, ou on pense à autre chose, et la vie, et les enfants, et puis c'est vieux tout ça...
C'est bizarre un cahier, ça fait pas un pli mais quatre en latin, plutôt 8 ou 16 feuilles, le double de pages, mais ça n'a de sens qu'en solo, peut-être même pas à deux.
Elle l'avait choisi pas ordinaire à l'époque, mais parfois elle le trouvait vraiment bizarre, presque mutant. Alors elle hésitait parfois à lui confier certaines choses; il préférait croire qu'elle n'était pas prête à les écrire, on ne va quand même pas supposer une méchanceté quand on a envisagé de passer sa vie avec. Et puis a-t-on jamais vu un cahier en vouloir à son inspiratrice ?
C'est plein de souvenirs un cahier, et tout le monde n'y voit pas la même chose. Quatre comme les feuilles, comme les pages claire et sombre des enfants qui vibrent et s'envolent, ne sont plus retenus que par un fil et le pli au milieu. Pour les surchauffés du bulbe ça peut aussi être un morceau de livre qu'on lit, quand tout le monde s'imagine que c'est fait pour écrire.
Et ça rappelle aux nostalgiques du labeur l'odeur de l'encre fraîche et le bruit craquant du papier dans les façonneuses, du temps où le cahier était un vingtième de rame et où publier était un accomplissement, pas un bouton sur un formulaire Web.
C'est là qu'on se dit que le cahier était vraiment vieux pour avoir connu les galées à découper aux ciseaux et les corrections d'auteur dictées sur un tabouret à côté du linotypiste, le collé-cousu bien avant le copier-coller.
C'est personnel un cahier, ça ne se prête pas, ou alors faut être dans la même classe pendant des années; ça contient aussi des vrais morceaux d'existence partagée ou racontée, des échanges, des sourires complices, ça peut même détenir une tranche de vie qu'on aurait du mal à faire revivre autrement.
C'est impitoyable un cahier, comme un vieux copain hypermnésique : si la page 3 dit le contraire de la page 15, pas moyen de se défiler, il faut réfléchir, chercher pourquoi, quelles circonstances, humeurs ou faux-semblants ont conduit à une version, ou en chercher encore une autre si les deux finalement sont à oublier. Bon finalement ça m'embête je le range...
C'est nostalgique un cahier, du temps de la Nouvelle vague, il y avait ceux du cinéma, le Ciné-club au lycée, le foyer le midi, on jouait à la belote ou aux tarots, on voyait les copains et on regardait les copines, et on rêvait...
Certains se souviennent de la SF copiée cousue en cahiers de 32 chez Ailleurs et demain, collée en cahiers de 16 au Masque ; il y a aussi les cahiers de la nouvelle sans vague, et maintenant ceux de transmissions.
C'est pratique un cahier, on peut y écrire des choses gentilles ou plus dures, on peut lui confier (ah non celui-là pas trop quand même...), on l'a sous la main les moments de solitude ou de réflexion, parfois même ça peut faire une récré entre deux corvées, à écrire un peu et essayer de lire beaucoup, ça rime avec asymétrique.
     Par les soirs bleus d'été...
    Comme un bohémien,
    Par la nature - heureux...
C'est décourageant un cahier, c'est plein de pages et on n'arrive pas au bout, il faudrait reprendre et corriger chaque page, non c'est pas ça que je voulais dire, non j'ai quand même pas écrit ça ? C'est vrai qu'on peut le comprendre comme ça ? Et oui là il faudrait développer, et j'ai pas le temps de détailler ça, et la page suivante encore... Finalement ça m'énerve, oui je m'y mettrai un jour... j'y crois ? Pas si sûr mais bof, et ma lessive alors ?
C'est pas forcément tendre un cahier, quand on a confié quelque chose au papier doux et lisse, la restitution dure comme un miroir à retardement, et parfois on peut se dire que oui, là c'était pas malin, ou çà c'était dur ou pas gentil, ou alors on aurait pu faire mieux. Les bons jours on en sourit ou on en rigole, les soirs de déprime on s'énerve après, et les vieilles pages peuvent se retrouver froissées. Faudra laisser reposer quelque temps, tasser un peu avec des vieux bouquins ou d'autres souvenirs.
Elle aurait pu s'en débarrasser, déclarer définitivement qu'elle l'avait assez vu, ce souvenir vieillissant. Un mot aurait suffi, le mettre à la corbeille toujours à portée comme sur le bureau du Mac, mais finalement non, on ne sait jamais, on peut avoir envie de lire, de retrouver un jour ? Alors elle refuse de le voir, elle le range bien au fond, dans le tiroir de gauche où il n'aura plus qu'à attendre quelques années ou décennies dans le noir que "peut-être un jour, si j'ai envie..."
Pour ceux qui ont aimé j'aime bien aussi Le grappin m'a choisi (réplique de Toy Story)

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