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Billet de blog 1 décembre 2023

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Peut-on rester aveugles aux externalités?

'' Lorsqu'on voit des gens très instruits contempler sans broncher l'oppression et la persécution, on ne sait ce qu'il faut mépriser le plus de leur cynisme ou de leur aveuglement. '' George Orwell

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« Ça voudrait dire voir la dignité comme un commun ne pouvant exister qu’en dépendance de l’indignité qui emprisonne l’autre » 
écrit Cynthia Fleury dans son dernier ouvrage « la clinique de la dignité »

Et l'indignité, c'est jour après jour qu'on découvre à quel point on peut en repousser les bornes à l'infini...
Nous voilà scotchés au sol par des événements dramatiques, qu-on pourrait, quitte à choquer, qualifier d’épiphénomènes, en regard de l'ensemble de ce qui nous arrive dessus à pas de géant.
Je rectifie, anecdotiques avec le recul de l'histoire, mais pas dans la façon dont ils sont utilisés de tous bords, et partout dans le monde. Ce sont des éléments types de la « Stratégie du choc », si bien décrite par Naomi Klein en 2OO7. Pas du tout anecdotiques dans le pas franchi qui semble nous ramener aux grands temps de la barbarie, où le seul but est de terrifier l’adversaire parce qu’on sort de ses règles, qu’on oublie l’humanité essentielle afin de pousser l’adversaire à la même barbarie, voire à un cran de plus.
Donc, si l’on se doit de pleurer les victimes innocentes des deux côtés, n'oublions pas d'en regarder froidement les causes, les effets.
Et si le problème était que nous ne voyions les choses que de « l’intérieur » ?
Et si c’était le point de vue d’où nous observons le monde qui était trop au ras du sol ?
Au passage, la question d’intérieur et d’extérieur est fondamentale dans la notion d’Archipel, l’identité-racine, sans identité-rhizome, ou identité-relation, se limite à ce qu’elle contient au départ :
« Je tue tout ce qui n’est pas de moi ».
La « créolisation » chère à Edouard Glissant, pour l’archipélisation de nos mondes, c’est la recherche de la relation, la rencontre comme énergie vitale, l’essence même de tout ce qui vit, qui existe sur Terre. Nous sommes des sujets en perpétuelle évolution, et ce sont les rencontres qui nous nourrissent, qui font de nous ce que l’on va devenir, que nous ne sommes pas encore, et dont nous n’avons encore aucune idée.
Deleuze, à l’origine du concept du rhizome, déclarait :
« Penser vient toujours du dehors, se dirige vers le dehors, appartient au dehors, est rapport absolu au dehors »

Exterminer le Hamas, vilipender une catégorie sociale ou religieuse qui se montrerait plus barbare « chez nous » que nous ne l’avons été « chez eux », n’est-ce pas du temps perdu, générateur de souffrances sans fin? Parce qu’on le sait, réchauffement et guerres aidant, l’immigration vers les contrées vivables va augmenter, dans des proportions que l’on n’a encore jamais vues, et les lois sécuritaires qu'on fait passer en force en ce moment, sensées nous rassurer sur notre légitimité à « habiter » un territoire, avec nos "valeurs et nos modes de vie", préparent les guerres à venir. Des guerres que l’on essaye de nous faire passer pour culturelles ou religieuses et qui ne sont bêtement que des guerres de territoires.

Alors ce serait d’une mutation anthropologique dont nous aurions besoin. Une autre ontologie, une bifurcation radicalement choisie, et non ces vaines tentatives d’adapter un système décadent de l’intérieur à chaque nécessité qui se présente, dans l’urgence. Parce que, de l’intérieur, tout est fait pour relativiser le bénéfice du changement. A commencer par la dette, en tant que concept, le péché initial, dont on ne pourra jamais s’acquitter. Mais d’où vient-elle, cette dette ? A qui nous attache-t-elle ?

Peu de temps avant sa disparition, en plein confinement, Bruno Latour nous proposait de réévaluer la nature nos attachements. Et il nous encourageait à repenser à la base notre organisation politique.
A ce propos, à la question de Claire Parnet, son élève, alors qu’ils arrivaient à la lettre « g » de leur abécédaire,
« C’est quoi pour toi, être de gauche ? »
Deleuze répondit :
« Essayons d’abord de savoir ce que c’est que « ne pas être de gauche ». »

Pour faire court, ne pas être de gauche, c’est partir de sa propre pensée, et aller vers le monde pour le convaincre et lui imposer la dite pensée. (je connais de nombreux hommes ou femmes de gauche qui agissent comme ça). Ca parait simple mais c’est très compliqué !
Être de gauche, par opposition, ce serait donc l’inverse, partir du pourtour, et donc de l’opinion de l’extérieur, puis revenir vers soi, en tenant compte de toutes les étapes nécessaires, pour contribuer à construire quelque chose « ensemble ». Une forme assez libertaire, en somme, et qui s’oppose en frontal à l’idée « libérale », cette liberté pour moi de faire ce que je veux, sans tenir compte des externalités.


Pendant ce temps, un certain chaos s’installe, recherché, je pense, par ceux qui sentent bien que leur monde capitaliste touche à sa fin, et qui recherchent un ordre nouveau forcément autoritaire préservant les avantages acquis et les routines qui payent.
Pour y parvenir, il y a l’idée simple de la  « fenêtre d’Overton », qui facilitera l'établissement de cet ordre nouveau : dans cette fenêtre, l’espace des discours « acceptables » par l’opinion, on a, petit à petit, fait rentrer Marine Le Pen et ses sbires, qui deviennent « fréquentables », comme l’a affirmé récemment Serge Klarsfeld lui-même, en exagérant le bruit de polémistes provocs comme Zemmour, ou ces marionnettes des médias Bolloré ou autres, CNEWS, Praud, Hanouna ou BFM, et dont la gauche se retrouve éjectée, à travers la diabolisation de la LFI, ce qui, même si je n’en suis pas fan, est insupportable. Et ça marche ! 
« Hitler plutôt que le Front populaire », la formule ne fait pas dans la dentelle, mais elle a le mérite de nous rappeler l’histoire. On a déjà vu ça !
Souvenons-nous de la révolution spartakiste en 19 avant l’assassinat de Rosa Luxemburg, Pacifiste avant tout, et emprisonnée pour « incitation publique à la désobéissance », pour avoir fait adopter, entre autres, par le Congrès international socialiste de Stuttgart en 1907, une résolution stipulant « qu'en cas de conflit, le devoir de la classe ouvrière est de se soulever et par là, d'empêcher la guerre qui pour elle est un outil du capitalisme ».

Dans les lettres, devenues célèbres, qu'elle envoya de prison entre 1915 et 1918 à son amie Sophie Liebknecht, (la seconde épouse de Karl Liebknecht, assassiné en même temps qu’elle), Rosa exprime un amour de la nature qui contraste avec ses écrits de grande militante du mouvement ouvrier :
"A l’instant – j’ai interrompu ma lettre pour observer le ciel – le soleil est descendu d’un degré, derrière les bâtiments et, tout en haut, une foule de petits nuages – venus Dieu sait d’où – se sont rassemblés en silence. Ils sont d’un gris tendre, argentés et brillants sur la frange, et leurs formes déchiquetées se dirigent vers le nord.
Il y a tant d’insouciance dans ces nuages qui passent, comme un sourire indifférent, que je n’ai pu m’empêcher de sourire moi aussi, car je suis toujours en accord avec le rythme de vie qui m’entoure.
Devant pareil ciel, comment pourrait-on être méchant ou mesquin ?
N’oubliez jamais de regarder autour de vous..."


Pour conclure, plutôt que chercher la résilience, qui est, en quelque sorte, la réaction à ce qui nous fait du mal et qu’on a laissé faire ou qu'on n'a pas su empêcher, il nous faudrait basculer de la performance à la robustesse.
A voir l’intervention très intéressante d'Olivier Hamant, biologiste, directeur de l'Institut Michel Serres, directeur de recherche à l'INRAE et auteur du livre "Troisième voix du vivant » :
Conférence au LOCI: Basculer de la performance à la robustesse (notele.be)
Pendant la rencontre coconstruire à Tournai en 2023(Coconstruire : AccueilBis (co-construire.be))

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