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Billet de blog 14 novembre 2023

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Changer de Monde

'' Lorsqu'on voit des gens très instruits contempler sans broncher l'oppression et la persécution, on ne sait ce qu'il faut mépriser le plus de leur cynisme ou de leur aveuglement. '' George Orwell

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Ces noms d'oiseaux
Non, le fait de s'émouvoir pour les victimes du 7 octobre n'est pas islamophobe, mais peut le devenir, et on le voit.
Non, le fait de s'émouvoir pour les massacres et les conditions de vie insoutenables des habitants de Gaza n'est pas antisémite en soi, mais peut le devenir, et on l'observe.
 
Alors les noms d'oiseaux qui fleurissent un peu partout en ce moment, entretenus soigneusement par des commentateurs haineux et acharnés, sont au final une perte de temps et d'énergie, bien regrettable. Où une stratégie, un combat qui ne devrait plus être le nôtre depuis longtemps déjà.
Car en entendant ce cri « on tue nos enfants dans la voix des "Guerrières de la paix", juifs, arabes, yéménites, kurdes ou arméniens, c’est bien la même émotion, ce sont les mêmes enfants humains, sacrifiés à des causes dont gouvernements et mouvements légitiment les crimes par la noblesse du combat, et qui, au final, se contre foutent des "dommages collatéraux " que le droit de la guerre rendrait acceptables.
De là où je suis, puisque je n’ai vécu la violence, ni au kibboutz Be'eri, ni sous les bombes à Gaza, à Oms ou à Mossoul, je suis bien incapable de choisir un camp, mais je peux choisir la cause qu'il faut défendre à tout prix, l’arrêt des guerres, et non l’injonction à choisir le camp de la vengeance éternelle, sous peine d'ostracisation.
"Pas en mon nom !", me semble le meilleur slogan du moment.

Une marche du silence, pendant qu'ailleurs, on tue.
L’expression du silence et la "marque blanche" que Patrick Viveret évoque dans ses appels me semblent être la meilleure formule pour sortir d’une situation particulièrement inflammable.
Ça aurait du sens, réellement, de faire le lien entre cette initiative silencieuse et celle portée avec l'archipel des confluences, "Place à l'Humanité ", que je trouve assez faiblement audible en l'état, sans un contexte globalement pacifiste, à l'image de ce qui a mené Rosa Luxemburg en prison de 1915 à 1918, et en y joignant, bien sûr, les voix des « Guerrières de la Paix ».
Quelque chose, en tout cas, sans drapeau ni écharpe, sans signe d'appartenance, sans discrimination de peau ni de religion, pour une fois.
Parce que l'Humain doit être à la hauteur de la situation, dans la dignité de tous.
Il y a une vraie théâtralisation à trouver entre le silence des uns, les voix des mères, la symbolique des places, le commun étant l’humanité, la dignité, et non le triomphe d’une quelconque idéologie. Une vraie force, désirable par le désir d’un avenir meilleur, vivable, et parce que c’est possible.
Le barbare à l’extérieur, celui qui envahit notre intérieur
Pour cela, il ne faut pas céder à la facilité de raisonner « de » et « à » l’intérieur du système actuel. Les évènements s’enchaînent, ça ne va pas diminuer, et il faut arriver à analyser « froidement » ce qui se passe actuellement, malgré l’indignation que ça peut soulever.
Ceux qui se déclarent s’opposer à l’hégémonie occidentale, trouvent ici un dépassement des limites de l’impuissance en engageant une stratégie du choc, y entraînant tous ceux qui ont intérêt au chaos plus qu’à l’apaisement des peuples. Cette stratégie semble largement partagée par Likoud au pouvoir en Israël, Netanyahu l’a lui-même confirmé.
« Raisonner de l’intérieur » consiste alors à réagir à la violence affichée, à la douleur partagée, à soutenir la vengeance du Talion « sans ambiguïté », et donner en pâture aux nouveaux-nouveaux chiens de garde, politiques ou médiatiques, des raisons primaires à l’indignation générale.
Pour reprendre Gilles Deleuze, cette phrase tirée de son ouvrage sur Foucault :
« Penser vient toujours du dehors, se dirige vers le dehors, appartient au dehors, est rapport absolu au dehors »
Et, pour aller plus loin dans l’idée du rhizome développée avec Félix Guattari dont Edouard Glissant fera émerger l’identité rhizome, l’identité relation, complément indispensable pour lui de l’idée racine initiale, qui pousse, justement à aller rencontrer le dehors, l’autre point de vue, celui de ceux qui ne pensent pas comme nous.

Mais si l’identité racine ne veut pas lâcher prise, se fermant hermétiquement à ce que Glissant nomme la « créolisation », c’est-à-dire la recherche de la rencontre avec d’autres idées, d’autres points de vue, on en arrive à ne plus faire que réagir aux injonctions et évènements extérieurs qui pénètrent nos frontières et mettent, du moins le craint-on, nos identités en péril. Toute pensée en est invisibilisée, alors. Ce qui seul perdure, c’est la volonté incontournable propre à la racine de tuer tout ce qui n’est pas d’elle.
C’est précisément l’objet dans lequel Bruno Latour nous proposait de requestionner la nature de nos attachements, notamment à l’occasion du confinement, mais ça n’a pas franchement marché.
On retrouve cette idée aussi dans l’abécédaire de Deleuze, à G pour Gauche, quand Claire Parnet, son élève, lui demande :
« c’est quoi être de gauche ? »
Et qu’il répond :
« demandons-nous plutôt ce que c’est que de ne pas être de gauche ».
Il se fichait un peu des étiquettes, et je le comprends ; ne pas être de gauche, pour lui, c’est envisager le monde en partant de soi, puis vouloir que son entourage proche, sa ville, son pays, et sans doute un jour, le Monde, se mettent au diapason des idées qu’on a élaborées.
A l’opposé, être de gauche ce serait s’occuper d’abord du pourtour, du Monde, écouter, comprendre, puis chercher la connexion avec le pays, les communautés, et finir par soi-même. Comme Kennedy disant :
« Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais plutôt ce que vous, vous pouvez faire pour votre pays ».

C’est précisément la différence entre vision Archipelique et vision Continentale, dont il faudrait sortir une bonne fois pour toute, même si c’est plutôt mal parti. Une vision qui se rapproche de l’idée des Communs globaux à l’étude en ce moment par une équipe de recherche de l’Iris (Propositions de réforme pour intégrer les biens communs en droit)
S’il y a une forme de radicalité à retrouver, ce serait de faire de la politique résolument autre chose que de la stratégie, de la gestion, de la compétition à visée impérialiste, idée qui revient plus que jamais en ce moment, comme soubresauts d’un monde qui ne veut pas mourir, etc… vous connaissez la suite qu’en a fait Gramsci.
C’est donc, non prioritairement aux décideurs de notre monde actuel, mais aux populations, qu’il faut s’adresser, sans doute sur le modèle des conventions citoyennes, de l’éducation populaire, des conteurs, ou d’autres médiums, ça ne manque pas à notre imagination, en sachant qu’il faut en premier lieu trouver les moyens de mettre en œuvre ce qu’on aura décidé (une des clauses indispensables à chaque pas du questionnaire de Latour).
La « Puissance de faire » que nous opposons au « Pouvoir sur ».

Soyons conscients de l’instrumentalisation constante des drames qui se jouent en ce moment dans le monde. Des arguments et contre arguments imbéciles, mais d’une violence qu’on ne peut pas croire accidentelle. De tout temps, la propagande est incluse dans l’Art de la Guerre.
Diaboliser l’opposant, chercher l’alliance improbable, la « convergence », pour subsister. (D’où le terme de confluence que j’ai proposé pour l’archipel, plutôt que des convergences, puisqu’on converge vers un lieu unique, alors qu’on conflue dans infiniment plus grand que nous).
Le sens et la mémoire amnésique de l’Histoire
Nous vivons là l’illustration parfaite de la « fenêtre d’Overton », dans laquelle on a, petit à petit fait rentrer Marine Le Pen, qui devient « fréquentable », comme l’a affirmé récemment Serge Klarsfeld lui-même, (grâce aux excès de polémistes provocs comme Zemmour, ou des marionnettes des médias Bolloré ou autres, CNEWS, Hanouna ou BFM) et dont LFI est éjectée, ce qui, même si je ne suis pas fan, est insupportable. Et ça marche ! 
« Hitler plutôt que le Front populaire », la formule ne fait pas dans la dentelle, mais elle a le mérite de nous rappeler l’histoire. On a déjà vu ça !
On peut d’ailleurs se reconnaître très proches de la période d’avant la première guerre, notamment en Allemagne, pendant la révolution spartakiste, résultat d’années de questionnements au sein des formations social-démocrate, et des nouvelles tendances marxistes léninistes.
Déjà une gauche se déchirant, et perdant, fatalement, face aux empires vacillants, à une nouvelle bourgeoisie de super riches accrochée à ses privilèges, un capitalisme au libéralisme débridé, totalement décomplexé, venant des Etats-Unis, n’hésitant pas à y fondre la notion de « philanthropie » pour se rendre acceptable, et préfigurant le fameux « ruissellement » dont on mesure aujourd’hui l’efficacité.
Les trois plus importantes guerres du XIX è et XXè siècle ont eu pour effet de liquider les différentes internationales socialo libertaires émergeantes.
Dans tout ce bruit et ce tumulte, alors que la révolution allemande de 19, aspirant à un contrat social et hésitant encore entre paix et lutte armée tardait à s’affirmer, une sorte de groupement d’intérêts économiques plus ou moins internationaux ont financé des brigades privées chargées de juguler les spartakistes ; ces brigades sont devenues l’avant-garde des futurs SA nazis, en 25, particulièrement efficaces en 33 pour l’accession au pouvoir d’Hitler. Ce sont des membres de ces brigades qui ont arrêté, avec l’aide de militaires, Rosa dans l’hôtel ou elle s’était mise à l’abri, l’ont rouée de coups et finalement exécutée d’une balle dans la tête, comme son comparse Karl Liebknecht, et les ont tous deux jetés dans le Landwehrkanal.
Les procès des responsables criminels ont été expédiés, les assassins acquittés, certains d’entre eux, même, (les crétins !), ont osé revendiquer une récompense au parti nazi pour service rendu à la cause.
Les traces de Rosa :
Adolescente, Rosa avait été profondément marquée par la violence des pogroms antisémites dans sa Varsovie natale, ce qui la fera s'opposer vivement à toute idée d'une « insurrection armée », penchant pour l’élévation de la conscience des ouvriers plutôt que la lutte armée et la violence. Avec Karpov et Lénine, elle amende et fait adopter par le Congrès international socialiste de Stuttgart en 1907, une résolution sur la guerre, stipulant qu'en cas de conflit, le devoir de la classe ouvrière est de se soulever et par là, d'empêcher la guerre qui pour elle est un outil du capitalisme.
Ne cessant d’alerter sur les risques de guerre en Europe, elle prononce, en septembre 1913 un discours enflammé dans lequel elle appelle les ouvriers allemands à ne pas prendre les armes contre des ouvriers d'autres nationalités. Cela lui vaut de passer, le 20 février 1914, en jugement pour « incitation publique à la désobéissance ». hum, autres temps, autres mœurs ?..
Dans les lettres, devenues célèbres, qu'elle envoya de prison entre 1915 et 1918 à son amie Sophie Liebknecht, (la seconde épouse de Karl Liebknecht, assassiné en même temps qu’elle), elle exprime un amour de la nature qui contraste avec ses écrits de grande militante du mouvement ouvrier :
"A l’instant – j’ai interrompu ma lettre pour observer le ciel – le soleil est descendu d’un degré, derrière les bâtiments et, tout en haut, une foule de petits nuages – venus Dieu sait d’où – se sont rassemblés en silence. Ils sont d’un gris tendre, argentés et brillants sur la frange, et leurs formes déchiquetées se dirigent vers le nord.
Il y a tant d’insouciance dans ces nuages qui passent, comme un sourire indifférent, que je n’ai pu m’empêcher de sourire moi aussi, car je suis toujours en accord avec le rythme de vie qui m’entoure.
Devant pareil ciel, comment pourrait-on être méchant ou mesquin ?
N’oubliez jamais de regarder autour de vous..."

Eros.. Thanatos : la réponse à l’injonction de choisir un camp, que dénoncent avec force les Guerrières de la Paix, tient justement de l’émerveillement, si difficile à distinguer du fracas des émotions du moment, et au respect essentiel de la dignité, la dignité de tous,
« Ça voudrait dire voir la dignité comme un commun ne pouvant exister qu’en dépendance de l’indignité qui emprisonne l’autre »
écrit Cynthia Fleury dans son dernier ouvrage « la clinique de la dignité »

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