De l’ère manuelle à l’ère digitale
De la main, manu – au doigt, digitus. Nous quittons progressivement l’ère du manuel pour celle du digital et au passage, nous nous dépossédons d’une part importante de notre expérience du monde. En effet, les technologies numériques incitent à rendre inutile l’usage de la main, voire à sa disparition progressive. C’est le cas notamment de la commande vocale ou de la prise en charge par l’intelligence artificielle de fonctions jusque-là assurées par la main.
La rupture date du moment où l’outil n’a plus été le prolongement direct de la main, comme la pelle, le pinceau, le tournevis. Nous y perdons une compétence, mais pas seulement : la main transforme la nature et fait du galet une hache. Conformément à ce que dit Aristote, la main est intimement liée à l’intelligence qui ne pourrait agir sans cet instrument capable de tout faire. Signe de l’intelligence humaine elle va jusqu’à symboliser la puissance sans laquelle Dieu ne pourrait intervenir dans la vie des humains ; devenu invisible, elle organise l’économie selon Adam Smith. Même l’action morale semble bien ne pas devoir lui échapper, Péguy reprochant à Kant un système « qui a les mains pures /parce qu’il/ n’a pas de mains »
On le voit : perdre ses mains n’est plus seulement une question physique ou technique. C’est perdre le contact avec la réalité et c’est perdre, en même temps, un monde symbolique.