Dire que nous vivons ensemble apporte peu à la compréhension du monde et des relations humaines. Il va de soi, que bon gré mal gré, nous vivons ensemble parce que nous sommes interdépendants tant par la division du travail que du besoin de reconnaissance et d'affection.
Aristote disait que l'homme était un animal nécessairement politique, un animal qui vivait en groupe, social, sauf à être un barbare ou un demi-dieu, c'est-à-dire en dehors de l'humanité. A part dans les « robinsonnades », il n'y a pas de vie humaine possible en dehors d'un groupe. D'ailleurs, il faut très vite un Vendredi au Robinson pour qu'ils survivent l'un et l'autre.
Il y a plusieurs façons de vivre ensemble. L'une, mécanique, où nous sommes posés les uns à côté des autres avec un minimum de convenances et de savoir-vivre pour que l'ensemble ainsi formé tiennent un peu debout. Ainsi,nous sommes posés les uns à côté des autres au supermarché, unifié simplement par le désir commun d'acheter et de consommer ; les uns à côté des autres au travail également rapprochés par l'objectif commun d'accomplir une tâche et de gagner un salaire ; encore, lorsque nous vaquons à nos occupations et que nous allons et venons dans la ville, nous croisant, nous évitant, nous laissant passer mutuellement... Etc., Etc.
Une autre façon de vivre ensemble, plus dense, plus volontaire, est celle où, loin d'être posés les uns à côté des autres, nous agissons ensemble pour un objectif ou une cause commune, parce que « nous sommes Charlie », parce que nous faisons corps dans une association qui lutte contre la pauvreté, qui collecte pour ceci ou pour cela. Ou plus naturellement ensemble parce que nous sommes proches ou entre amis.
Dans le premier cas, nous vivons tous seuls ensemble, alone together chante le standard de jazz américain ; dans le second nous sommes ensemble pour quelque chose ou pour quelqu'un. Ce n'est pas rien ce petit mot « pour » qui nous porte vers un ailleurs idéal dont la force est de nous rassembler.
Est-ce par inquiétude de voir se développer la première manière d'être ensemble, simplement côte-à-côte, l'un à côté de l'autre sans se voir ni se considérer, qui aurait conduit à transformer le simple fait de vivre ensemble en substantif : le Vivre-ensemble avec force majuscules ? Est-ce qu'il y aurait une alerte suffisamment sérieuse pour qu'on y ajoute « mieux » ou « bien » ? Le Mieux Vivre-ensemble ou le Bien Vivre-ensemble plaçant nos manières d'exister en commun sur une échelle de valeurs et indiquant par là une direction morale à prendre ?
Ou bien est-ce qu'on ne tombe pas encore une fois, après le Bienvieillir, le Bienmourir, le Lâcher-prise... dans cette manie fautive de substantiver le moindre verbe qui bouge, manie qui semble, comme le dit l'Académie Française, « relever plus du vœu pieux ou de l’injonction que du constat ». « Faut-il, poursuit-elle, vraiment faire de ce groupe verbal (vivre ensemble) une locution nominale pour redonner un peu d’harmonie à la vie en société ? » En effet, le recours à des mots creux n'est-il pas le signe d'une société elle-même creuse, vidée d'idéaux ? On peut rechercher au quotidien l'harmonie entre individus sans se désigner en langue de bois, « acteurs du Vivre-ensemble ». Ainsi va le monde !
Didier Martz, philosophe