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Billet de blog 8 juillet 2015

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Ainsi va le monde n°294 - Pourquoi ne donne-ton pas son sang ?

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Pour des raisons médicales : une maladie quelconque peut empêcher ce don; pour des raisons psychologiques : l'appréhension de la piqûre, la peur du sang ; pour le respect des principes d'une croyance religieuse... Etc. Etc. Toutes ces raisons, une fois listées, épuisées, il reste le refus pur et simple qui résiste à toute argumentation rationnelle ou raisonnable. Pourtant, les arguments ne manquent pas :
- L'argument logique chiffré, sous forme de syllogisme : 3 millions de dons soignent un million de personnes, 3 dons sauvent une personne alors vous pouvez être un de ces trois donneurs. Comme si trois personnes se réunissaient pour payer le cadeau d'anniversaire d'un ami ;

- L'argument raisonnable ou moral qui dit sommairement : « ne soyez pas égoïste, pensez aux autres, un peu de générosité, que diable ! ». L'appel au devoir oblige à se mettre hors de soi pour tourner le regard vers l'autre. Mais Adam caché derrière un buisson après avoir commis la faute fatale ne répond pas. Même un brin de culpabilisation ne suffit pas toujours à détourner une demie-heure l'individu de son chemin ;

- L'argument « trash », lui qui va jouer sur l'émotion, la peur. Il n'est d'ailleurs plus tellement rationnel. Il peut s'énoncer ainsi : « et si vous aviez un accident ou bien l'un de vos proches et qu'une transfusion soit nécessaire, une poche de sang serait alors bienvenue pour vous sauver la vie, n'est-ce pas  ? ». Bien sûr, mais comme l'accident n'arrive qu'aux autres...

- L'argument économique intéressant où le don est comme acheté : « donnez votre sang, vous aurez droit à une collation, un ballon, un T-Shirt... ou que sais-je encore...». On retrouverait là le principe du don et du contre-don qui veut que le donneur reçoit mais sans doute pas ici à la hauteur de son geste !

- Même la référence... historique... à ceux qui pour une cause ou une autre allèrent verser leur sang sur les terres de France et d'ailleurs ne parvient pas à convaincre. Il s'agissait de faire mourir. Dans le don de son sang, il s'agit de faire vivre. Peut-être est-ce une cause moins glorieuse ?

Non, rien de tout cela : raison, morale, culpabilisation, menace, récompense... Rien n'y fait. En cette matière, le sang, il est difficile de convaincre ou de persuader. C'est que, s'agissant de donner son sang on touche à des représentations magico-religieuses qui remontent à la nuit des temps. Soizic Noel-Bourgois montre dans sa thèse sur « le sens du sang » que donner son sang, fondamentalement, c'est faire couler le sang. Faire couler le sang, c'est faire perdre la vie à quelqu'un, homme ou animal; c'est aussi le sang du sacrifice – en général humain dans les premières civilisations - pour s'attirer les faveurs des dieux, par exemple pour conjurer la sécheresse, ou pour que les personnages importants tels que les souverains soient accompagnés dans l'au-delà par les sacrifiés. Ou encore pour unifier le groupe ; plus près de nous c'est le sang du Christ, versé pour le rachat des hommes. Dans la formation de la pensée magique, il faudrait ajouter, parmi toutes les hémorragies, la menstruation certainement celle qui a la plus puissante résonance symbolique sur le psychisme de l'individu et du groupe. L'écoulement du sang des règles, phénomène individuel, est aussi un phénomène social avec son corollaire de prescriptions, de rituels et d'interdits. Dans les sociétés primitives, à peu d'exceptions près, il n'est pas d'impureté plus redoutable que celle de la femme « en règles ». La liste des peuples ayant façonné dans leurs coutumes des réponses à cette « souillure » supposée les concerne à peu près tous.

 Ainsi, se séparer de son sang, c'est retrouver ce monde-là. Les arguments rationnels, les progrès de la science n'éradiquent pas les représentations magico religieuses et au sein des univers les plus techniques les dimensions dites « irrationnelles » sont toujours agissantes. Aujourd'hui la société globale et le monde médical ont de la peine à gérer la part « sauvage » du fonctionnement de la pensée humaine. Ainsi va le monde.

Didier Martz, philosophe, jeudi 2 juillet 2015

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