F comme... Florence. Marcel Proust, dans un passage de « A la recherche du temps perdu », raconte comment, lorsqu'il était jeune et impatient de voyager, il imaginait, à partir de leur nom, les villes où il n'avait jamais été, mais qu'il rêvait de connaître. Ainsi, la syllabe lourde de Parme, lui faisait apparaître la ville comme « compacte, lisse, mauve et douce ». A l'instar de Proust, Jean-Paul Sartre, dans « Qu'est-ce que la littérature ?» écoute le mot Florence et construit, en utilisant sa résonance, un « étrange objet » : « Florence est ville et fleur et femme […]. Et l'étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l'or et, pour finir, s'abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l'affaiblissement continu de l'e muet son épanouissement plein de réserves... ».
Florence, flore, or, anse..., la ville des Médicis, de Giotto, Brunelleschi, Boticelli, Michel-Ange est menacée. Non pas par l'Arno, ce fleuve impétueux qui noya la ville en 1966 ; pas plus par la pollution qui corrode doucement les bâtiments les plus prestigieux mais par les hordes de touristes qui envahissent la ville. Les 16 millions de touristes qui visitent Florence chaque année sont concentrés par les tour-opérateurs dans un périmètre limité au centre historique et ce qu'ils appellent les « essentiels », ce qu'il faut avoir vu sinon regardé : la galerie des Offices, le musée de l'Académie (où est conservé le David de Michel Ange), le Duomo et la cathédrale. Contenus dans ce petit périmètre, les touristes endommagent gravement les ruelles pavées du centre-ville et ses monuments. Devant ces dégradations, le prince Ottaviano de Médicis, pour qui le tourisme de masse «menace» sa ville natale, a souhaité que le centre de Florence soit inscrit sur la liste de l'UNESCO du «patrimoine mondial en péril».
La consommation de masse de lieux touristiques est un des phénomènes les plus significatifs de la mondialisation. On ne visite pas mais on consomme. A Florence comme à Reims et comme ailleurs, l'homo touristicus, ne passe que deux jours en moyenne sur le site, voire que quelques heures. Il prend une photo, consomme un produit local, achète un souvenir. Ainsi, il aura fait, du verbe faire, plusieurs villes ou pays : cette année il a fait Florence ou l'Italie, l'année prochaine Paris ou la France. D'ailleurs, le pays, perdant progressivement son identité culturelle, n'est plus un pays mais une destination.
On objectera qu'il est heureux de pouvoir mettre à la portée de tous des lieux prestigieux jusqu'à présent réservés à une élite. Démocratisation de la culture est le nom donné à ce processus. C'est confondre démocratisation et consommation. L'achat d'un produit et son usage n'ont jamais donné un quelconque pouvoir supplémentaire aux individus comme le suggère la définition de démocratie.
La mondialisation est l'érosion lente de toutes les aspérités. Elle est un processus d'uniformisation pour que de Pékin à New-York en passant par l'Auvergne, le même produit standardisé puisse être proposé à la consommation joyeuse. Nous n'aurons plus à nous déplacer : les merveilles du monde en carton-pâte, désacralisées, pourront être contemplées dans de grands Dysneyland. Ainsi va le monde !
Didier Martz, philosophe, 31 octobre 2013