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Billet de blog 15 mai 2014

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Ainsi va le monde n° 245 - G comme... Guerre

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Ou Pourquoi la guerre de 14 aurait pu ne pas avoir lieu ?

Bienvenue à toutes et à tous

 G comme... Guerre. Pas celle de 45, celle de 14. A la guerre comme à la guerre, pour tuer il est nécessaire de déshumaniser l'ennemi. A l'inverse, il suffit que quelque chose en lui rappelle son humanité pour qu'il devienne impossible de tirer et de le tuer. Emilio Lussu est un officier de réserve italien. En 1916, sa brigade est envoyée sur le plateau d’Asagio (province de Vicence) afin de créer un front résistant à l’avancée des Autrichiens. Il est alors confronté à un spectacle familier, trop familier. Il le raconte dans son roman Les hommes contre.*

« Ils étaient donc là, ces autrichiens, si proches qu'on pouvait presque les toucher, paisibles comme des promeneurs sur le trottoir d'une ville. Les tranchées se montraient dans leur existence véritable. C'étaient l'ennemi, et c'étaient les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient leur café, exactement comme étaient entrain de le faire derrière nous, à cette même heure, nos propres camarades. Étrange chose. Une idée pareille ne m'était jamais venue à l'esprit. Maintenant ils prenaient le café. Pourquoi me semblait-il extraordinaire qu'ils prennent le café ? L'ennemi pouvait-il vivre sans boire et sans manger ? Sûrement pas. Et alors qu'elle était la raison de ma stupeur ? »

Oui, pourquoi Emilio Lussu est-il surpris ? Surpris par des hommes qui boivent le café, mangent la soupe. Rien de plus banal pourtant. Il sent poindre en lui une fragilité qu'il ne comprend pas. Certes, ils boivent le café comme n'importe qui mais ce sont des autrichiens, des ennemis tout de même, et des ennemis, ça se combat, ça s'abat. Et la raison guerrière et belliqueuse est la plus forte. Il met en joue l'officier autrichien. Il est prêt à tirer mais l'officier autrichien fait un geste : il allume une cigarette. Et Emilio Lussu poursuit : « A présent il fumait. Cette cigarette créa un rapport imprévu entre lui et moi. Dès que je vis la fumée, je ressentis en moi aussi l'envie de fumer. Ce désir me fit penser que moi aussi j'avais des cigarettes. Cela dura un instant. Mon action de pointer, de machinale, devient raisonnée. Je pensais, j'étais obligé de penser. J'avais en face de moi un homme !».

 Alors Emilio Lussu baisse son arme. Le geste trivial et banal d'allumer une cigarette fait rentrer l'officier ennemi dans les rangs de l'humanité. Par ce geste il n'est plus un officier, ni un ennemi : c'est un homme. Au risque de passer devant le peloton d'exécution pour refus d'obéir en ne tirant pas, Emilio Lussu baisse son arme. Et l'auteur ajoute un peu plus loin dans le livre : « Faire la guerre est une chose, tuer un homme est une autre chose. Tuer un homme comme ça, c’est l’assassiner. ».

Aussi la guerre de 14 aurait pu ne pas avoir lieu car, malgré les tonnes et les tonnes de propagande qui vise à déposséder les hommes de leur qualité d'hommes pour en faire des ennemis, le geste anodin d'allumer une cigarette frappe les individus d'une évidence : on n'assassine pas des hommes. Et fumer sauve ! Ainsi va le monde !

 Didier Martz, philosophe pratiquant, jeudi 8 mai 2014

 * Les hommes contre, Emilio Lussu, Denoël, 2005

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