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S comme... Subjuguer. Subjuguer vient du latin subjugare formé avec sub qui marque la position inférieure et jugum, le joug. Dans un premier temps, subjuguer, c'est faire passer sous le joug et non pas, comme l'on s'y serait d'abord attendu, opérer sur quelqu'un une séduction comme lorsque des spectateurs sont subjugués, enchantés par un spectacle.
C'est le mot joug qui nous induit en erreur. Le joug, c'est la pièce de bois que l'on assujettit sur la tête des bœufs pour les atteler. On n'utilise plus le joug, ni les bœufs d'ailleurs, mais on a gardé le sens qui s'est forgé au spectacle de ces bêtes pliant le col et baissant la tête, ces « bêtes lentes, comme les décrit Maupassant, le front bas, la tête inclinée par le joug, les cornes liées à la barre de bois, [qui] marchaient péniblement ». On comprend alors qu'on ait pu se figurer le joug comme le symbole de la sujétion, de l'esclavage et de la servitude. Ainsi, tomber sous le joug de quelqu'un, c'est tomber sous son oppression et sa domination. C'est donc être, au sens propre, « subjugué », soumis comme le fut l'Asie sous la domination d'Alexandre.
Comment, alors, peut-on passer de la soumission à la subjugation entendue comme ravissement ? Il y a là un mystère qui ne tient peut être pas simplement à cette manie constante qu'ont les mots de se faire passer pour autre chose que ce qu'ils sont. Des écarts de langage en quelque sorte. Et là, l'écart entre la soumission et le ravissement est tout de même important. Peut-être pas tant que cela. Certes, l'ambivalence du verbe « subjuguer » qui dit aussi bien l'asservissement (être sous le joug) que l'enchantement (être sous l'emprise même agréable) crée la confusion mais il permet d'oser un oxymore qui joindrait les deux bouts. Rappel : L'oxymore vise à rapprocher, dans une formule en apparence contradictoire, deux termes que leur sens devraient éloigner, comme dans la maxime latine festina lente, « Hâte-toi lentement ».
Avec l'oxymore, nous pourrions alors parler d'asservissement enchanté ou ravi, de soumission joyeuse, d'emprise agréable. D'ailleurs, le terme « ravir » est tout aussi intéressant puisqu'il désigne à la fois le plaisir lorsque nous sommes emportés sous l'effet d'une joie extrême mais aussi la dépossession de soi comme dans un enlèvement. Le ravisseur enlève et séduit dans le même temps.
Ainsi, subjugués, nous pouvons ployer avec plaisir sous le joug et aller joyeusement dans des contraintes travesties : le travail, la consommation, les loisirs. S'asservir volontairement, écrivait Etienne de la Boétie dans son « discours de la servitude volontaire » vers 1545. Ainsi va le monde !
Didier Martz, 20 février 2014
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