I comme... Innocence. Nous sommes au XVIIème siècle, le philosophe anglais Thomas Hobbes s'inquiète de la situation de son pays déchiré par les conflits et de celle de l'Europe ravagée par les guerres civiles. Il se demande alors comment les hommes peuvent vivre ensemble animés qu'ils sont par des passions aussi destructrices. Elles sont à l'œuvre aussi bien dans les guerres que dans la vie ordinaire à un point tel qu'il conseille dans son traité du citoyen de ne pas, à la fin d'une soirée, laisser derrière soi d'autres convives, car ce serait risquer de faire les frais des médisances qui ne manqueraient pas de se dire sitôt quitter la compagnie.
Ce trait résume sa vision, plutôt négative, de l'homme : un animal asocial qui ne nourrit pour ses congénères que méfiance et volonté de nuire. Il en conclut que la coexistence de tout ce joli monde n'est possible qu'à la condition qu'il soit placé sous la surveillance et le contrôle sévère de l'Etat, le Léviathan (le monstre biblique), chargé de protéger les uns des autres en les tenant en respect. Ce qui implique, pour un plus de sécurité et de paix, que les individus renoncent à leur volonté de nuire, à leur nocence et, en grande part, à leur liberté.
La nocence est notre état originel. C'est, toujours selon Hobbes et bien d'autres, la liberté en chacun de nous de nuire, d'agresser les autres, d'attenter à leur liberté. En y renonçant, en nous en privany par le préfixe « in- », nous entrons dans l'in-nocence, sorte d'état de pureté dans lequel nous ignorons, ou faisons en sorte d'ignorer, le mal ; état qui pour les chrétiens précède la faute originelle où l'homme était exempt du péché.
Avec l'in-nocence est venue, par infidélité au sens étymologique premier, l'irresponsabilité. L'irresponsabilité est celle de celui qui ne répond pas à la question qu'on lui pose, comme Adam ne répondit pas à celle que Dieu lui posait : où es-tu ? Pourquoi te caches-tu ? Répondre, du latin respons, qui donnera ensuite responsable, c'est-à-dire celui qui répond de ses actes.
L'in-nocent ne répond pas. Il n'est pour rien dans ce qui arrive, rien ne dépend de lui. Avec l'in-nocence croît l'impuissance. Innocent de tout, l'individu n'a prise sur rien, ne peut agir sur rien, n'est responsable de rien.
L'in-nocence est devenue sa demeure confortable et douillette, à peine perturbée par la rumeur du monde, assourdie par le filtre sirupeux de l'« écran total ». « On n'y peut rien » est devenue la maxime de l'inaction et la justification de l'indifférence. Chacun peut donc mourir en paix par moins cinq degrés. Ainsi va le monde !
Didier Martz, 19 décembre 2013
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