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Le désir amoureux, dans sa dimension sentimentale aussi bien que sexuelle, représente chez l'homme l'expérience de désir la plus courante et aussi la plus intense. Elle est une forme essentielle du désir de l'autre, et aussi une forme du désir de reconnaissance. Or il est indéniable que ce désir – surtout dans la sexualité - se manifeste aussi comme désir de possession. Le paradoxe est le suivant : certes l'être (humain) vise l'être, l'esprit vise l'esprit, le cœur s’ouvre au cœur, mais de son côté le corps veut posséder le corps, et dit : « encore » ! La seule manière de se rapprocher réellement d'autrui, c'est de l'approcher spirituellement et physiquement, les deux étant inséparables. Certes le désir sexuel vise avant tout des corps, mais des corps animés, des corps conscients et parlants, qui peuvent "répondre" à ce désir par un autre désir… Cependant l'esprit et le corps semblent fonctionner "à rebours" l'un de l'autre. L'esprit se veut "ouverture", tourné vers l'altruisme, l'amour, tandis que le corps exige de jouir, donc de posséder… parfois au détriment de l'autre. Le désir sexuel vise clairement la "jouissance" (et pas seulement le "plaisir" : objet de la simple pulsion, ou "appétit"'), or par définition celle-ci est égocentrique.
Une expérience de l'altérité
Pourtant l'essentiel réside en ceci : l'homme voudrait posséder l'autre, ne faire qu'un avec lui, peut-être pour retrouver une mythique unité perdue (comme le raconte le mythe d'Aristophane dans Le Banquet de Platon)."Ces mêmes hommes, qui passent toute la vie ensemble, ils ne sauraient dire ce qu’ils veulent l’un de l'autre ; car, s’ils trouvent tant de douceur à vivre de la sorte, il ne paraît pas que les plaisirs des sens en soient la cause. Évidemment leur âme désire quelque autre chose qu’elle ne peut exprimer, mais qu'elle devine et qu’elle donne à entendre. Et quand ils sont couchés dans les bras l’un de l'autre, si Vulcain, leur apparaissant avec les instruments de son art, leur disait : « O hommes, qu’est-ce que vous demandez réciproquement ? » et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi : « Ce que vous voulez, n’est-ce pas d’être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l’un sans l'autre ? »" (Platon, Le Banquet – Discours d’Aristophane)
Mais l’on ne peut pas « posséder » un être humain « tout entier », ne faire qu’un avec lui, c’est impossible ! D’où, à défaut, la sexualité… Celle-ci nous amène à faire une certaine expérience de l'altérité ; elle constitue bien une rencontre réelle avec l'autre. Le désir humain passe par le corps parce que le corps de l'autre représente pour moi le lieu de la plus grande altérité. Son corps et non sa conscience : les esprits peuvent échanger, discuter, comprendre, se comprendre, ils s'adressent à l'Etre mais ne touchent jamais (à) l'Autre en tant que tel. Seul le corps le peut à travers la sexualité, justement parce que cette expérience est finalement un échec : échec en tant que fusion ou rapport parfait ("il n'y a pas de rapport sexuel" [pas de rapport de complémentarité] disait Lacan), mais réussite en tant que rencontre. Si l’Un originel d’Aristophane est un mythe, le Deux de la rencontre est bien réel.
Dans le meilleur des cas, cette rencontre sexuelle se prolonge en amour. Et dans le meilleur des cas, l’amour-passion se prolonge en amour-union (qui n’est toujours pas « fusion » !), ou amour-existence. Vie commune. « L'amour est la fidélité à l'événement d'une rencontre » dit excellemment le philosophe contemporain Alain Badiou.
En elle-même, la passion amoureuse ne se limite certes pas au désir, mais elle le suppose (sinon c'est de l'amitié) ; elle aussi se nourrit de l'altérité, et elle le doit pour ne pas sombrer dans les pièges du narcissisme à travers la jalousie ou autre passions tristes. Cependant le désir n'est pas l'amour.
Il y deux manières de "rater" un non-rapport sexuel, deux manières de rêver d'un rapport absolument réussi, ou plus simplement d’échouer en amour : c'est la névrose et la perversion. La première consiste à confondre justement le désir avec l'amour – le désir de reconnaissance étouffe le désir de jouissance, celle-ci étant perçue comme "mauvaise" et coupable. C’est ce qui apparaît dans ce texte de Sartre décrivant une rencontre ratée, parce qu'un désir de reconnaissance entre en contradiction avec un désir de possession :
" Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire ... L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. Et les qualités ainsi attachées à la personne qu'elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n'est autre que la projection dans l'écoulement temporel de leur strict présent. C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière et qui soit une reconnaissance de sa liberté [c’est-à-dire sa conscience]. Mais il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c'est-à-dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect où il s'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité. Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate: abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors: la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante - une chose." (Jean-Paul Sartre, L'Être et le Néant, 1943)
La transgression et le désir pervers. L’exemple de Don Juan
La deuxième manière de passer à côté de l’amour, c’est de pervertir le désir amoureux en confondant le désir avec la pulsion – le désir de jouissance immédiate ne laisse aucune chance à l'amour, il se nourrit même de la haine.
Prenons l’exemple classique de Don Juan, lequel veut séduire et posséder toutes les femmes, en tout cas le plus possible. C’est bien en réduisant chaque femme à une victime, à un objet à “laisser tomber” après usage, c’est en la déshonorant, donc en niant « la conscience et le désir de l’autre » qu’il peut ainsi sans vergogne poursuivre sa course. Il court il court (c’est le cas de le dire, c’est un coureur), mais quel est son but ? D'abord saisissons bien que son désir, en tant que pervers, est davantage d'humilier que de posséder : la possession et l'abandon ne sont que les moyens de l'humiliation. Il y a aussi chez ce personnage de légende la volonté de défier l'autorité sociale, spécialement paternelle. Mais au-delà, Don Juan réalise un fantasme fondamentalement inconscient. S’il poursuit toutes les femmes, s’il en fait « collection », n’est-ce pas afin de reconstituer fantasmatiquement “La” femme absolue, la “féminité” même à travers la collection (une-plus-une) infinie de ses victimes ? Comme si l’« essence » de la femme pouvait se réduire à une totalisation, à une somme ! Il croit en un objet absolu du désir. Cela paraît paradoxal : lui qui passe d’une femme à l’autre, d’un objet à un autre, il serait un véritable chasseur d’absolu ? Mais plutôt chasseur fanatique d’un objet absolu, fétichisé, idolâtré, non le patient découvreur d’un être réellement vivant, qui serait sublimé comme dans le vrai amour. Or comme le prédit Hegel, ne désirer que l’objet, c’est aliéner son désir. Il croit en “La” femme, mais exactement comme si c’était une statue, une idole. Difficile de ne pas voir derrière cette idole la figure mythique et fantasmatique de la Mère…Tel est le fantasme inconscient de Don Juan, qui le place comme serviteur d'une idole maternelle ! Un serviteur bien narcissique. Un séducteur pervers comme Don Juan veut posséder toutes les femmes parce qu’il ne peut en tolérer aucune en particulier, dans sa particularité imparfaite.
Un autre cas intéressant : Dracula le Vampire, « prince des ténèbres », le sanguinaire, mais aussi Dracula le séducteur, voire l’amoureux … Mais que désire réellement Dracula ? - du sang (besoin - immortalité) ? ; - du sexe (pulsion – fantasme de jeunesse – beauté érotique) ? - de l’amour ? (passion – nostalgie) ? C’est fort ambigü ! Voir notamment Le film Dracula (d'après l'œuvre romanesque de Bram Stoker), de Francis Ford Coppola (1992) qui met bien en évidence ces différentes dimensions de l’amour “vampirique”.
Le désir comme création et le désir d’immortalité (Platon à nouveau)
Dans le meilleur des cas, nous l’avons déjà suggéré, au-delà de la contradiction entre désir de reconnaissance et désir de possession, le désir se prolonge dans l’amour (sans s’éteindre comme désir), amour-passion puis amour-union qui consiste à parer un objet « élu » de toutes les vertus désirables, en quelque sorte. Mais le caractère imaginaire – et surtout non réellement éternel - du désir amoureux ne doit pas être ignoré.
C’est pourquoi, après avoir entendu le discours d’Aristophane, toujours dans le Banquet de Platon, Socrate pend la parole et expose sa propre conception de l’amour-désir, car Eros est bien présenté par lui comme un dieu amoureux et désirant (imparfait), et pour cette raison d’ailleurs comme un dieu philosophe. Ce qui ressort du discours de Socrate, c’est une nouvelle fois la positivité du désir qui ne s’arrête sur aucun objet de ce monde, un désir d’être plutôt qu’un désir d’avoir ; plus particulièrement ici le désir est présenté comme un symbole de fécondité, comme une puissance créatrice. Le désir suppose certes le manque (Pénia), mais par lui-même il est au contraire vitalité (Poros) et créativité. Ce qu'il veut c'est enfanter, engendrer « dans la beauté », de beaux discours ou de belles œuvres. Eros est ainsi d’abord une puissance d'enfantement, selon le corps pour les uns, et selon l'âme pour les autres. L’« objet » visé par Eros transcende la beauté esthétique pour aller jusqu’à la beauté de l’art en général, la beauté de toute création et de toute conception, jusqu’à la beauté des Idées et la beauté insurpassable de la Sagesse – but ultime de la vie pour tout philosophe.
“ DIOTIME - L'objet de l'amour, Socrate, ce n'est pas comme tu l'imagines, le beau ... - SOCRATE - Eh bien ! Qu'est-ce en vérité ? - DIOTIME - C'est la procréation et l'enfantement dans la beauté. - SOCRATE - Pas possible, m'écriai-je. - DIOTIME - Eh oui ! Absolument ! Répliqua-t-elle. Mais pourquoi précisément la procréation ? Parce que la procréation, c'est ce que peut comporter d'éternel et d'impérissable un être mortel. Or le désir de l'immortalité, d'après ce dont nous sommes convenus, va forcément de pair avec le désir de ce qui est bon, s'il est vrai que l'objet de l'amour soit la possession perpétuelle de ce qui est bon. Ainsi donc, d'après ce raisonnement, l'objet de l'amour c'est aussi, forcément l'immortalité.” (Platon, Le Banquet, 206e)
Au final, avec la figure mythique d’Eros, il est possible d’interpréter le désir amoureux comme l’expression d’un désir plus profond encore, le désir de création en général, et au-delà encore le désir d’immortalité. En ce sens la fin du discours d’Aristophane (évoquant les amants à jamais insatisfaits) annonce celui de Socrate, formulant le vrai désir au-delà même de l’union amoureuse. Le désir veut l’immortalité – pas pour l’être vivant bien sûr, c’est impossible, mais pour lui-même. Il veut perdurer, et pour cela il doit créer… Si la création a un sens, c’est de permettre justement une forme d’immortalité.
dm