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Billet de blog 2 novembre 2025

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Une aventure intérieure : la Passion

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Illustration 1
Françoise Dugourd Caput, "Intériorité"

Aventure. — La passion peut se définir comme un intérêt très vif pour quelque chose ou pour quelqu’un. Mais l’important est de savoir ce que la passion révèle de l’être humain en son intériorité. La passion révèle notre intériorité en l’exposant, en la manifestant. Dévoiler quelque chose de soi en le vivant, en le déroulant temporellement, c’est ce qu’on peut appeler une aventure. Ou encore mieux : une épreuve. Seulement “épreuve” a un double sens : le mot peut désigner simplement ce que l’on éprouve intérieurement, passivement, mais il peut aussi montrer la voie d’une quête, d’une recherche active souvent non dépourvue de risque. Quel risque ? Celui de se perdre dans la passion, alors même qu’on tente de s’affirmer et de se réaliser par elle. Si le désir constitue le cœur et le moteur de l’être humain, la passion n’est-elle pas son point d’écartèlement, le lieu d’une déchirure profonde et d’une division infinie ?

Passivité. — Le plus grand danger est signalé d’emblée par l’étymologie grecque, qui évoque l’idée de passivité. Pathos en grec est l’aspect passif du changement, l’effet qui résulte d’une cause, elle-même conçue comme action (ou production) : poiein. On oppose aussi le pathique au dramatique (action), le patient à l’agent. — Appliqué au domaine de l’âme, pathos devient proprement “passion” et désigne aussi bien les impressions de l’âme, les sentiments de plaisir et de douleur qui les accompagnent, ainsi que les dispositions à leur égard (désir/crainte) : bref une bonne partie de la “vie intérieure”, à l’exception de la conscience. — Pathos est traduit en latin par Patio, du berbe Pati (subir). La passion est ce que l’on subit. Elle prend alors un sens franchement négatif, de souffrance et de maladie. Être soumis aux passions, c’est éprouver une fatalité, une catastrophe : celle d‘avoir un corps.

Incarnation. — Voire la “catastrophe” d’être un corps, être incarné. Le fait d’avoir un corps nous livre aux passions, à ses joies et à ses souffrances ; mais le fait d’être un corps fait de nous une souffrance pure, davantage qu’une épreuve : un sacrifice et un destin. Sacrifice, souffrance et même calvaire : on découvre par-là le sens religieux du mot passion, notamment dans la “Passion du Christ”. 1° Il y a passion du fait de l’incarnation du dieu, le dieu fait chair, par quoi il se révèle (la passion comme révélation), se montre. — 2° Il y a passion du fait du sacrifice que cela représente, par quoi le dieu montre sa passion (son amour) pour les hommes. — 3° Il y a passion du fait de la “mise en croix”, de la souffrance propre­ment dite (calvaire, martyre).

Passion et passions. — Il n’y a guère de place pour la subjectivité dans cette conception religieuse et catastrophique de la passion, puisqu’elle est pure passivité (le Christ est celui qui se “laisse faire”, et qui pâtit). En philosophie, s’ouvrent deux voies, deux solutions. 1° Soit l’on considère plutôt les passions (au pluriel), comme le fait la philosophie classique, et celles-ci restent des phénomènes passifs et relativement dangereux liés à notre existence corporelle: on étudie alors leur genèse et on tente de les décrire. Ce point de vue est dualiste (comme le religieux, d’ailleurs), il oppose la raison unique et forte aux passions multiples et faibles. 2° Soit l’on considère plutôt La passion (au singulier), comme le font les romantiques, en considérant qu’une seule passion peut dominer la vie de l’esprit, et l’on y voit une impulsion subjective pleine de sens, un aventure intérieure synonyme de liberté et d’action. On se dit alors “passionné” (tout court), sans trop chercher à savoir laquelle des passions prédomine en nous. L'on s’aperçoit quand même que cette passion unique, cette passion tout court, se ramène la plupart du temps à l’ambition. 3° Cependant une autre grande passion semble rivaliser avec celle-ci, et même la dépasser, au point de devenir “la” passion par excellence, la seule et unique passion, l'aventure la plus intense et aussi la plus incertaine : la passion amoureuse.

Ambiguïté. — Toute passion est bâtie sur une double contradiction : 1° l’on part d’une surprise émotionnelle que l’on tente d’exploiter en en faisant une constante de nous-mêmes (nous constituant ainsi comme “sujets”), jusqu’à l’obsession ; 2° en voulant s’affirmer soi-même dans et par la passion, l’on court aussi le risque de se perdre irrémédiablement, de dilapider ses forces, de se vider intérieurement.

Exister. — Certes la passion peut devenir une véritable machine à rêver. Elle peut entraîner toute l’existence vers une finalité illusoire, et dangereuse : que cherche le joueur, par exemple ? N’est-ce pas s’exposer, tôt ou tard, à la ruine ? Jouer avec soi-même, avec la vie et avec la mort ? Mais ce jeu n’est-il pas nécessaire pour s’affirmer “soi-même” comme sujet, c’est-à-dire soi-même “comme autre” ? N’est-ce pas tout simplement ek-sister ?

Passibilité. — D’une part la passion comble le manque à la racine du désir, en donnant une saveur et un sens à la vie. D’autre part elle fragilise l’homme, le livre tout entier à son destin, plus exactement au désir-de-l’Autre (que cela soit Dieu, la Nature ou le partenaire amoureux…). On retiendra l’idée que la passion expose l’homme et ainsi en fait un sujet passible de passion, disposé à la passion, capable de la recevoir. 

dm

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