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1) L’affectivité et les causes corporelles des passions
a. Affections et affectivité. — Les passions s’inscrivent dans le cadre général de l’affectivité, au même titre que les sensations, les émotions ou les sentiments. En-deçà de l’affectivité, on trouve les besoins, instincts, désirs ; au-delà se profile le monde de la conduite morale, des vices et des vertus, bref de l’éthique. Quant au terme plus précis d’affection, il ne désigne pas dans la philosophie classique les sentiments ou les états d’âme, mais plutôt les sensations primordiales de plaisir et de douleur.
b. La thèse rationaliste. — Les auteurs classiques s’accordent généralement pour attribuer à la passion une cause corporelle. C’est le corps qui agit malencontreusement sur l’âme, et c’est donc l’âme qui pâtit. L’argument rationaliste consiste à expliquer la passion par une faiblesse passagère de la raison : ”On peut généralement appeler passions toutes les pensées qui sont excitées en l’âme sans le concours de sa volonté” (Descartes). A son tour, Spinoza précise que la passion est une affection du corps (c’est-à-dire une modification physique du corps, ainsi que l’idée que l’on en a) mais dont nous ne sommes pas cause entièrement parce que sa compréhension (“idée adéquate”) nous échappe : “Quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends donc par affection une action ; dans les autres cas, une passion.” Autrement dit les affections et les mouvements de l’âme que nous ne maîtrisons pas sont définies comme passions. Il s’agira donc de parvenir à les résoudre et de les changer en activité (par exemple en vertu) par la raison. Pour le rationalisme, la passion se caractérise bien comme passivité.
c. La thèse empiriste. — Dans le même temps, une autre explication est proposée par les auteurs “empiristes” : pour eux la passion est moins le résultat d’une action du corps sur l’âme que le développement de certaines sensations corporelles, devenant de plus en plus subtiles et de plus en plus subjectives. Pour Locke ou Hume, tout part de sensations de plaisir et de douleur : “La plaisir et la douleur (...) sont les pivots sur lesquels roulent toutes les passions” (Locke). On définit la passion à partir de la sensation, et non à partir d’une défaillance de la raison. Elle n’est plus synonyme de passivité, mais d’activité. La thèse rationaliste plaçait les passions dans l’âme (se donnant celle-ci comme une sorte de réservoir ou de substrat = sujet), sous l’effet d’une modification corporelle, mais n’expliquait pas comment elles pouvaient venir là. La thèse empiriste rend possible au contraire d’expliquer la formation des passions, mais elle l’explique elle-même assez mal en confondant trop souvent sensations et passions. Il reste à décrire précisément le mécanisme qui permet de passer de la sensation, ou de l’affection au sens précis du terme, à la passion. Ce passage obligé s’appelle : l’émotion.
2) Des affections aux passions
a. De l’affection à l’émotion. — L’épreuve de la douleur, en elle-même, est pleine et entière, elle ne concerne, si l’on peut dire, que la subjectivité du corps : elle est pure surprise et, dans un sens, pure passivité. La douleur, c’est ce que l’on “sent passer”. Cependant, ce que l’on sent dans la douleur, ce n’est pas l’objet extérieur qui peut causer cette douleur (cela est la sensation, non l’affection de la douleur ou du plaisir), c’est notre propre corps. Dans la douleur, je me sens, je me sens mal, mais il s’agit d’abord d’un rapport à soi. La douleur est un “se sentir”, un “s’éprouver” pur, une expérience qui exclut toute incertitude, toute hésitation et aussi généralement toute accoutumance réelle : quand j’ai mal, j’ai mal, et quand cela se répète, cela fait toujours aussi mal. On n’est jamais blasé de sa douleur. Mais encore une fois, quand j’ai mal, c’est bien moi qui aie mal. Quand j’ai mal à une oreille, je résume en disant : “j’ai mal”. Or de “me” sentir mal, je fais l’expérience que cela fait encore plus mal ! Que passe-t-il ? Simplement je rajoute à la douleur l’émotion tout subjective de ressentir cette douleur. On appellera “souffrance” cette douleur émue. Je souffre, donc, quand j’ai mal d’avoir mal (par extrapolation, la souffrance de cette souffrance, dans la mesure où elle dure, s’appelle le “malheur”). Le contraire de la souffrance, ce qui provient donc du plaisir, est la “jouissance”.
b. De l’émotion à la passion. — Ainsi l’émotion est-elle une force affective majeure, celle qui conduit à la passion. Comment ? Par extrapolation et par passage à la limite des deux facettes propres à l’émotion, l’une par où elle s’éprouve : l’impression, et l’autre par où elle se montre : l’expression. L’impression est une image mentale très simple, une sorte de pensée primitive, tandis que l’expression est comme une ébauche d’action. (Naturellement c’est l’expressivité du monde qui fait impression sur moi, tandis que mes expressions n’ont d’autre but que d’impressionner le monde.) Prenons l’exemple de la peur. L’impression qu’elle me fait est celle d’un choc, d’une déroute intérieure où je perds le contrôle de mon corps : cette fissure peut se manifester par le frisson. Dans une passion dérivée de la peur, comme la jalousie, j’ai une “impression” infiniment plus diluée (mais aussi intense) de “perte” de moi-même : le jaloux, qui a peur de perdre celui qu’il aime, se sent perdu, au fond de lui, à cette seule idée. Passons à l’expression : de même que la peur peut s’exprimer par des gestes de panique, brusques, incontrôlables, comme des tics, des rictus, de même le jaloux exprime-t-il sa jalousie par une activité aussi intense que brouillonne, par des gestes obsessionnels orientés vers une surveillance délirante de l’autre, et parfois même par le tragique et l’imprévisible du meurtre. Comme l’a remarqué Kant, ce sont deux modes de temporalité qui distinguent essentiellement l’émotion de la passion : “L’émotion est une surprise de l’âme par la sensation, qui hôte l’empire sur soi-même. Elle est donc précipitée. (...) La passion au contraire (...) se donne le temps ; elle est réfléchie. L’émotion agit comme une eau qui rompt la digue ; la passion comme un torrent qui se creuse un lit de plus en plus profond.” Le passage de l’émotion à la passion n’a rien d’intellectuel. L’image adéquate est celle de l’envahissement progressif, exactement de la manière dont une goutte de vin peut se diluer dans un verre d’eau.
3) Ambiguïté des passions
a. Vertige et complaisance. — On a dit de l’émotion et surtout de l’affection qu’elles étaient tout d’un bloc, ne laissant aucune place à la ruse ou au doute : il n’y a pas d’émotion “trompeuse” ou “sceptique”. En revanche, les passions sont par nature ambiguës. J’aime haïr (passion), et non être dégoûté. Dans la haine, la répugnance devient une passion, et si je finis par trouver du goût au dégoût c’est parce que ce dégoût supérieur et volontaire qu’est la haine me gratifie, me valorise moi-même. De même la colère craint la répartie, mais l’espère en même temps pour y rebondir. Le désespéré n’est pas toujours mécontent de l’être, puisqu’il se passionne pour son désespoir, et idéalise sa tristesse (émotion) elle-même. Etc. La passion donne l’irrésistible impression de double jeu. Passivité et activité. Émotion et passion. La passion instaure un usage nouveau de l’émotion : s’émouvoir à volonté. La passion porte l’émotion à ses limites, cherche à stabiliser l’instable : un état que l’on pourra qualifier de vertige, et aussi de complaisance.
b. La fin des passions. — Et après ? a-t-on envie de dire. On a vu comment les passions naissent et vivent, voyons maintenant comment elles meurent… et parfois comment elles demeurent. 1° La mort : le passionné peut emmener sa passion dans la mort, quand ce n’est pas celle-ci qui la provoque. Fin de l’histoire, cycle court. 2° La folie : c’est bien le comble de la frénésie passionnelle, mais en même temps sa fin car, dans la folie, plus aucun double jeu n’est possible, et l’on est finalement dépossédé (aliéné) de soi comme de sa passion. 3° L’habitude : fin peu glorieuse et fade des passions, qui se dégradent ainsi en vagues sentiments. L’amour devient estime, la haine dédain, la colère susceptibilité, le désespoir désabusement… 4° La transformation et la substitution métonymique d’une passion en une autre, comme l’amour en haine, l’ambition en cupidité, la colère en désespoir ou l’inverse... et ce jusqu’à épuisement du sujet ! 5° Sublimation et création : dans le meilleur des cas, l’évolution des passions et leur transformation s’apparentent à une création qui est aussi sublimation. Sublimer consiste à élever un objet (quel qu’il soit : matériel ou spirituel, réel ou imaginaire) au rang de beauté absolue, et cela inclut évidemment tous les sentiments éprouvés pour cet objet, lesquels passent alors au rang de sublimes. Mais cette transformation de l’objet, mobilisant ainsi côté sujet l’ensemble des désirs, affects et émotions, s’effectue dans un processus de création qui aboutit peu à peu à l’oeuvre (quelle qu’elle soit : concrète ou intellectuelle, artistique ou industrielle, etc.), dont la caractéristique est d’être transmise et partagée - ainsi également de la passion qui, de personnelle, devient collective. L’oeuvre apparaît donc bien comme l’incarnation et la fin ultime de la passion, en même temps que sa survie par-delà le sujet passionné lui-même.
dm