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Billet de blog 5 novembre 2025

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La passion amoureuse

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Illustration 1

1) La passion comme catastrophe chez Platon

“Catastrophe” est à prendre ici au sens initial de “bouleversement”, “changement d’état”. 1° Première catastrophe, c’est le fait pour une âme de devoir subir la vie terrestre. Cela se produit quand l’âme a perdu ses ailes, et s’écrase. C’est une chute, qui ouvre ou expose à la passion. 2° Deuxième catastrophe, au sens plus étroit de la passion, lorsque l’âme rivée à son sort terrestre et impuissante perçoit quand même des réminiscences d’un passé plus “glorieux”, par exemple à travers la beauté terrestre : “A sa vue, comme s’il avait le frisson de la fièvre, il change de couleur, il se couvre de sueur, il se sent brûlé d’un feu inaccoutumé. A peine a-t-il reçu par les yeux les effluves de la beauté qu’il s’échauffe, et que la substance de ses ailes en est arrosée” (Platon, Phèdre). L’âme amoureuse doit alors gravir les échelons d’une passion pour une beauté de plus en plus idéale, de plus en plus absolue : l’amour de la beauté “en soi”. On peut y voir tout simplement l’amour (philosophique) de la vérité. 

2) La passion amoureuse comme illusion

A l’âge classique, on retrouve essentiellement le conflit raison/passion et donc un certain discrédit jeté sur l’amour en tant que passion. — Puis l’idée survient que la passion amoureuse ne serait pas seulement une erreur eu égard à la raison ; intrinsèquement, elle pourrait bien être une illusion. Elle serait tout d’abord un mirage de nature égocentrique, une projection de l’amour de soi, et donc un phénomène essentiellement ambivalent, ambigu. — Ferdinand Alquié, dans un livre célèbre, Le désir d’éternité, révèle ainsi l’égoïsme à la source selon lui de toute passion amoureuse, qu’il oppose au véritable amour (actif et non passif) : “Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d’amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d’assimiler autrui, et non de se donner à lui”. L’amour passion, se penchant vers le passé, ne peut reposer que sur le premier amour connu : l’amour de soi.

Preuve peut-être de l’ambiguïté de la passion amoureuse, il est vrai que parfois l’amour se confond avec la haine, ou bien la sup­pose. L’amour est souvent le résultat d’un sentiment de haine inconscient : Lacan parle d’”hainamoration”. Pour Freud « à l’exception de quelques situations, nos attitudes amoureuses les plus tendres et les plus intimes sont nuancées d’une hostilité qui peut comporter un souhait de mort inconscient ». (Comme le prouvent certains sentiments de culpabilité.) L’”hainamoration” se porte sur des êtres que nous croyons aimer, que nous aimons peut-être, mais parce que nous les identifions d’abord à nous-mêmes ou plutôt à notre “image idéale”. La haine ferait donc le fond de l’amour, 1° parce qu’il y a erreur sur la personne (c’est pas lui, c’est moi que j’aime), 2° parce qu’il n’est pas sûr que l’on s’aime soi-même (aimer l’autre “comme soi-même”, c’est peut-être justement le haïr). — Finalement il vaudrait mieux en rire. C’est ce que dit Lacan : “l’amour est un sentiment comique.”   Pour­quoi comique ? Parce qu’il y a manifestement un écart, une inadéquation réellement comique entre le but, l’idéal apparemment recherché et les efforts pour y parvenir : ce sont — comme le montrent les comédies — toutes les in­trigues dites “amoureuses”, les rebondissements, les épisodes, les agitations des uns et des autres...

3) Coup de foudre et cristallisation selon Stendhal

L’amour, considéré comme illusion, ne va donc pas sans une certaine “bêtise”, un certain ridicule. Dans un sens, on peut aussi le dire du fameux coup de foudre qui suppose un certain aveuglement, c’est-à-dire un effet de surprise. Mais en réalité il n’y pas de surprise du tout puisqu’il s’agit de se placer dans un état de disponibilité to­tale où l’on attend la surprise. Donc on la provoque. Comme dit Stendhal, il s’agit surtout d’aimer d’avance, et c’est pourquoi selon le même Stendhal “une femme rendue méfiante par les malheurs n’est pas susceptible de cette révolution de l’âme.” D’ailleurs, par le coup de folie qui nous fait dire : “c’est lui”, ou “c’est elle” (dont je rêve depuis toujours !), ou plus vulgairement : “c’est exactement mon genre”, n’avoue-t-on pas ainsi connaître avant d’aimer, puisqu’aussi bien il s’agit plus d’une reconnaissance que d’une rencontre, presqu’une retrouvaille... De quoi, sinon de soi-même ?

Plus sérieux et plus consistant, pour Stendhal, est le phénomène de cristallisation qui peut suivre le coup de foudre. Cependant il fait intervenir l’imagination. En effet à mesure qu’une passion grandit, l’imagination y prend plus de place. La cristallisation c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfection, et donc en tire des satisfactions infinies. 

4) L'Amour-existence

On distinguera peut-être l’amour-passion, l’amour illusion, de l’amour altruiste, le véritable amour. Mais encore faut-il s’entendre sur l‘identité de cet autre. S’il s’agit d’un autre moi, un moi en miroir, l'on risque fort de retomber dans la fascination réciproque. Pourtant l'on ne veut pas non plus d’un amour-de-l’absolu, l’amour platonique désincarné, ou bien d‘un amour mystique visant l’unité avec l’autre. Il n’y a pas d’unité à rechercher, mais plutôt co-existence réelle, effective. Co-exister avec l’autre (et non seulement admirer l’autre) suppose sans doute une passion sans cesse renouvelée, et la vitalité d'un vrai désir : celui de voir l’autre comme vraiment autre, c’est-à-dire comme n’étant pas ce qu’on croit qu’il est ou ce qu’il croit lui-même être.

dm

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