« Nous nous cherchions avant de nous estres veus, et par des rapports que nous oyïons l’un de l’autre, qui faisoient en nostre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je croy par quelque ordonnance du ciel : nous nous embrassions par noz noms » (Montaigne).
Le nom a ce pouvoir de faire naître l’amitié, en quelque sorte avant l’amitié, comme il la fait perdurer bien après. La renommée de La Boétie est à l’origine du désir de Montaigne de le rencontrer, ce dernier ayant grandement contribué, réciproquement, à la renommée de La Boétie. Mais l’amitié au présent se donne également un nom, ici celui de « frère » : pour nos auteurs c’est le signe d’une reconnaissance, ou mieux, le symbole d’une alliance. D’ailleurs dans le nom de frère, ou le nom du frère, Derrida (Politiques de l’amitié, 1994) voit une médiation entre le Montaigne grec, finitiste, et le Montaigne chrétien, infinitiste. En effet à quoi engage le nom ? Par la nomination j’existe par l’autre, tandis que par l’interpellation j’existe pour l’autre. Si par le nom en général je peux répondre de moi, c’est pour avoir répondu d’abord à celui qui me l’a donné, une première fois unilatéralement, et pour continuer à lui répondre lorsqu’il m’appelle ou m’interpelle. Le premier aspect (nomination) nous renvoie au modèle filial, perpétué par mot "frère", et serait voué à une certaine « spectralité » selon Derrida. Le second (interpellation) dévoile une altérité en même temps qu’une singularité plus grandes, celles de l’ami à qui je parle, et d’abord celui à qui je dois répondre. "Frère" redevient un "nom" comme un autre. Ainsi la question « qui est l’ami ? » (au lieu de « qu’est-ce que l’amitié ? »), épure le concept d’amitié de toute détermination d’essence et de toute relation d’appartenance. Simplement celui qui est appelé ainsi devient comme responsable de l’amitié qu’on lui voue (quel que soit le concept qu’on lui applique) et dont il doit, dès lors, témoigner dans l'échange.
dm