Agrandissement : Illustration 1
« Ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’univers. (...) Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s’appliquent aux nécessités, et ceux qui s’intéressent au bien-être et à l’agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n’avons en vue, dans la Philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est à elle-même sa propre fin. » (Aristote, Métaphysique)
Aristote (disciple de Platon) fait état d’un véritable désir de savoir chez l’homme. L’origine de la réflexion philosophique serait l’étonnement, la pure curiosité. Aussi, la philosophie peut se définir comme une connaissance “libre”, désintéressée, ne poursuivant aucune autre fin qu’elle-même. Elle consiste à s’interroger sur les choses de l’existence sans que cela réponde à une nécessité vitale ou à une utilité pratique, seulement dans le but de chercher du sens à ce que l’on vit. En réalité, il ne s’agit pas non plus d’une activité de l’esprit « pour rien », mais d’une activité « pour soi », ce qui est la définition même de la liberté.
Mais Aristote sait bien que cette activité pour-soi est aussi une activité pour les autres, et même pour tous, ce qui est la définition d’une pensée collective et rationnelle. Il y a donc bien une connaissance philosophique selon Aristote, qui par ailleurs était un grand savant.
*
La vérité devient l’obsession du philosophe à partir de Socrate et Platon. Or selon ce dernier la vérité se formule au moyen de l’« Idée », c’est-à-dire une définition précise de l’essence des choses (qu’est-ce que ceci ou cela ? quelle est sa valeur ? etc.). Sous cet aspect la philosophie se présente donc comme une recherche théorique.
Mais par ailleurs il ne s’agit pas d’un exercice gratuit de la pensée. Il faut formuler des Idées qui sont autant de solutions proposées pour résoudre des problèmes réels, qui se posent quotidiennement aux hommes (le bonheur, la justice, le beau, etc.).
Il y a un problème en général lorsqu'un savoir nous manque, lorsqu'une vérité nous échappe, lorsque qu'une difficulté intellectuelle ou existentielle se présente et que nous en sommes embarrassés. Mais qu'est-ce qu'un problème philosophique à proprement parler ? Comparons avec trois autres types de problèmes différents, appartenant à la psychologie, à la science, à la religion.
Les problèmes psychologiques : sont uniquement personnels ; admettent une réponse (vérité) singulière, circonstanciée, vérifiable (par ex : pourquoi ai-je tendance à perdre mes moyens dès que je dois m'exprimer en public, et comment y remédier ? - cette question n’est pas universelle, même si elle concerne potentiellement beaucoup de monde, elle ne relève clairement pas de la philosophie.)
Les problèmes scientifiques : sont universels ; admettent des vérités uniques et prouvables (mais partielles, et progressives) ; se ramènent à des énigmes sur le "comment" des choses (ex. : comment l'univers matériel s'est-il formé ?).
Les questions religieuses : sont universelles ; admettent des vérités uniques (dogmes), mais non prouvables (foi) ; se ramènent à des mystères sur l'origine ou le "pourquoi" des choses (ex. : y a-t-il une vie après la mort ? - cette question n'est clairement pas philosophique, car nous approchons là du domaine de l'irrationnel).
Les problèmes philosophiques, maintenant : sont à la fois personnels et universels ; admettent des vérités universelles mais plurielles, argumentées mais non prouvables ; portent sur l'essence des choses (ex. : qu'est-ce que le bonheur ?).
La perspective de la connaissance, de même que la vérité (quel serait l’intérêt d’une connaissance fausse ?), n’est donc pas étrangère à la philosophie. De façon plus synthétique, nous dirons que l’objet de la philosophie, ce sont donc les problèmes de l’existence. Cela signifie que : - la dimension théorique ou abstraite de la philosophie est inséparable d’une dimension pratique et concrète (la vie, le quotidien) ; - la réflexion philosophique doit être à la fois absolument personnelle (personne ne peut penser ou réfléchir à notre place) et nécessairement universelle : elle tend vers la vérité, une vérité qui puisse valoir pour tous.
Certes les questions philosophiques se posent à tous, mais la démarche philosophique consiste à se poser des questions, individuellement. Le grand philosophe allemand Edmund Husserl en fait une “affaire personnelle” : « Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra "une fois dans sa vie" se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne, être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur ses intuitions absolues. »
Les réponses, les vérités philosophiques existent - ce sont les thèses ou idées qui paraissent les plus justes et les plus rationnelles -, mais elles ne sont jamais indiscutables. Par définition, une thèse philosophique, cela se discute. D'autre part l’existence humaine étant « historique » (les hommes ont évolué, changé), les idées philosophiques ont-elles-mêmes une histoire, il y a une histoire de la philosophie : bien que l’on ne puisse affirmer absolument que les philosophes modernes ont “progressé” dans leur recherche de la vérité par rapport aux anciens, c’est un fait que certaines idées sont “nouvelles” et sont liées à un contexte historique particulier (les “Droits de l’homme” par ex.).
Il y a donc bien des vérités philosophiques, mais d’une autre nature que les vérités scientifiques, puisque l’objet de cette recherche s’avère à la fois plus large et plus indéterminé (l’”existence”). Le savoir philosophique ne porte pas sur toute chose, mais sur les principes généraux, et c’est pourquoi connaître ces principes s'avère essentiels selon Descartes, qui reprécise au passage la vraie nature de ladite “sagesse” : “Il n’y a véritablement que Dieu seul qui soit parfaitement sage, c’est-à-dire qui ait l’entière connaissance de la vérité de toutes choses ; mais on peut dire que les hommes ont plus ou moins de sagesse à raison de ce qu’ils ont plus ou moins de connaissance des vérités plus importantes.” (Descartes, Les principes de la philosophie).
dm