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Billet de blog 15 octobre 2025

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"Je pense donc je suis"

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Illustration 1

À juste titre, l’on ramène souvent la conscience au phénomène de la pensée prise au sens le plus large. Par exemple pour Descartes (qui n’emploie pas directement le mot « conscience », sinon conscientia au sens moral), toute pensée implique la conscience d’elle-même. Pour autant toute pensée n’est pas connaissance, car en bonne doctrine cartésienne la connaissance requiert la vérité et l’évidence. Descartes écrit néanmoins : “Par le nom de pensée j’entends ce qui est tellement en nous que nous en avons immédiatement connaissance” (Principes de la philosophie). Ce qu'il exprime par là est plutôt le caractère "réflexif" de la pensée car, contrairement à la simple perception externe (nous ne pouvons pas nous voir en train de voir), dès que nous pensons à quelque chose, immédiatement, nous savons que nous le pensons… Locke écrivait aussi : “Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons”. Pour Descartes également, toute pensée est consciente, et toute conscience n’est faite que de pensée. (Naturellement cette thèse sera maintes fois contestée, mais ce n'est pas ici le propos.)

Mais Descartes va plus loin, non content de montrer que la pensée suffit à se saisir elle-même, il montre que le sujet, dans l’acte de penser, se saisit lui-même dans son existence et dans son essence (sa nature propre) : "Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser" (Discours de la méthode). Autrement dit il se « connaît ». Il sait qu’il est avant tout un être pensant, une âme.

C’est évident car seule cette vérité, “je pense”, peut résister au doute que Descartes met en place dans son Discours de la méthode (et différemment dans les Méditations métaphysiques) : même si je m’imagine que le monde matériel n’est qu’une vaste illusion, y compris mon propre corps, même si les notions le plus simples de la science sont des fictions, je peux tout nier sauf finalement le fait que j’existe …puisque je pense et que je doute. L'existence de ma pensée dubitative est la preuve de mon existence comme être pensant : "Je pense donc je suis." Descartes expose de manière raisonnée et philosophique ce que nous avons formulé dans un premier temps comme un savoir intuitif : je sais que j'existe et je sais que je suis moi.

D'abord, une certitude. – « Je pense donc je suis » n’est qu’une apparente déduction (malgré le « donc »), il s'agit plutôt d'une intuition immédiate, une saisie intellectuelle - et pour chacun, une certitude. C’est pourquoi on ne saurait dire de la même manière et dans le même sens « je marche donc je suis » : certes, pour marcher, il faut être, c’est logique, et pour penser il faut être aussi, c’est encore logique. Mais le fait de marcher n’est pas une activité personnelle comme le fait de penser ; et surtout ce n'est pas une certitude aussi évidente : je puis avoir l’illusion de marcher ou bien marcher artificiellement, ou bien ne pas marcher du tout. En revanche, comment avoir l’illusion de penser, d'une part, et de penser moi-même d'autre part ? Si je pense, je sais que c’est bien moi qui pense, car personne ne peut penser à ma place ! Et puis ce n’est pas le fait de marcher (ou de respirer, ou autre) qui me renseigne sur moi-même, sur mon identité, sur ma nature profonde… mais c’est bien plutôt le fait de penser.

Qu’est-ce que je suis, donc ? - Je suis un homme, un être pensant. Rappelons que Descartes distingue deux « substances » chez l’homme : l’âme et le corps, plus Dieu comme substance infinie. Mais il fait grand cas d'une "union de l’âme et du corps" qui serait le siège des passions et des émotions, sans constituer une substance à part entière, plutôt un mode d'existence de l'homme irréductible. L’homme est l’union d’une âme et d’un corps, mais le pôle essentiel de cette nature humaine est bien l’âme, c’est-dire la pensée. Cette notion de « substance », rappelons-nous qu’elle renvoie à l’ancienne définition du « sujet » (subjectum latin, hupokeimenon grec).

Enfin, ce n’est pas pour s’« amuser » que Descartes s’est livré à cette petite « expérience de pensée » qu’est le cogito. Les enjeux sont considérables au 17è siècle, à la fois sur le plan épistémologique (la connaissance, les sciences) et sur le plan moral, d’affirmer la puissance et l’autonomie de la pensée humaine (à part le fait que Dieu est son créateur et source de toute vérité). Il faut montrer à de nombreux sceptiques et autant de conservateurs religieux que la pensée humaine peut découvrir les lois (physiques) de ce monde. Il faut montrer aussi que la vraie et la seule morale découle de la pensée consciente, laquelle n’est pas différente de la raison. Penser et surtout bien penser, c’est une question de morale, mieux, une affaire de dignité comme le confirme Blaise Pascal dans ce texte célèbre :

« Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable. C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable. L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser ; une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. » (Pascal, 1670, Pensées)

Certes, Pascal est moins confiant en la “puissance de la raison” que Descartes, puisqu'il ne cesse de souligner la misère et la grandeur de l’homme face à Dieu. Disons qu'entre Pascal et Descartes il y a accord pour faire de la pensée une source de dignité et de responsabilité, ce qui fonde l’exigence du “bien penser”. Mais Pascal fait de la pensée le signe d’une noblesse tragique : elle découvre notre misère et ne suffit pas à sauver l’homme... 

En tout cas avec Descartes, pour la première fois dans le cadre d’une démarche philosophique assumée, la conscience réfléchit sur son existence et se pose elle-même comme sujet. De ce point de vue, on pourrait presque affirmer que la conscience parvient à la connaissance de soi. Mais, bien que fondamentale cette « connaissance de soi » (= je sais que j’existe et que je suis d’abord une âme) dont nous parle Descartes paraît pour l’instant bien abstraite et bien vide ! Pour valider une quelconque connaissance de soi, il faudrait paradoxalement la relativiser, et pour cela peut-être distinguer plusieurs formes de conscience… C'est à cette tâche que s'attèlera notamment un philosophe comme Emmanuel Kant en distinguant conscience empirique et conscience transcendantale...

dm

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