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Billet de blog 16 octobre 2025

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Conscience et connaissance de soi (qu'en dit Emmanuel Kant ?)

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Illustration 1

Commençons, avec Kant, par rappeler le principe à la fois psychologique et moral de la conscience : elle donne à l’homme une identité, elle fait de l’homme une personne (la distinction radicale d’avec l’animal, faite ci-dessous, devrait sans doute être amendée aujourd’hui !) : « Le fait que l'homme puisse avoir le Je dans sa représentation, l'élève infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par-là, il est une personne et, grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui arriver, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses telles que les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas encore dire le Je, car il l'a cependant dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser le Je, même si elles n'expriment pas cette relation au Moi par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement. » (Anthropologie du point de vue pragmatique)

Même lorsqu'il ne peut pas encore dire le Je » : Kant ici fait allusion au petit enfant qui, même s’il n’est pas totalement conscient de son individualité, n’en est pas moins une personne et un être humain à part entière.

Mais surtout grâce à Kant nous allons pouvoir préciser : 1) ce qui peut être appelé « conscience », 2) comment celle-ci peut « connaître » quelque chose en général, 3) et partant comment je peux connaître quelque chose de « moi-même ». En effet, pour connaître il ne suffit pas de « se représenter » les choses, il faut pouvoir y parvenir de manière objective, c’est-à-dire qu’il faut d’un côté un sujet, et d’un autre côté, il faut se donner un objet précis à connaître : or comment la conscience peut-elle se trouver en position d’« objet » pour elle-même ? Justement en distinguant deux formes de conscience ou de « moi ».

a) Le moi transcendantal. – « Transcendantal » désigne chez Kant ce qui fournit « les conditions a priori d’une connaissance en général », ce qui permet d’unifier et de connaître les données de l’expérience. Donc ce que Kant appelle le « moi transcendantal » est une fonction supérieure de l’esprit humain qui nous permet de synthétiser nos représentations (et par-là de les comprendre). “Le ‘Je pense’, écrit Kant, doit pouvoir accompagner toutes mes représentations” : ce “je pense” unificateur est une fonction permanente de la conscience, présente en chaque pensée et unifiant toutes mes pensées. Attention, Kant n’en fait pas une partie de l’esprit ni une faculté séparée. C’est plutôt une fonction unificatrice inhérente à la conscience elle-même : le Je pense n’est pas un contenu de conscience, mais une condition formelle de toute conscience.

Remarque. - Cette fonction « transcendantale », unifiante et connaissante, de l’esprit humain n’a pas d’équivalent dans le monde des machines ou dans l’I.A. : aucun ordinateur, disposant de données et d’informations, aussi calculateur et puissant soit-il, ne peut les synthétiser de façon consciente, donc nous ne pouvons pas dire d’un ordinateur qu’il « connait » quelque chose. Ce n’est pas une fonction computationnelle, car elle s'appuie sur une forme d’unité vécue, justement ce dont il va être question ci-après, le "moi empirique"... (Par exemple une i.A générative comme ChatGPT peux reproduire voire anticiper les effets discursifs de la conscience - comme un miroir du langage humain -, mais non l’acte transcendantal qui fonde la possibilité même d’une expérience unifiée, tout simplement parce que d'expérience vécue, à la base, il n'y a pas !)

b) Le moi empirique (ou psychologique). - Est « empirique », en règle générale, ce qui existe et ce que l’on éprouve à travers l’expérience. Nos états de conscience s’enrichissent de sensations, d’expériences, de vécus, de relations diverses, etc. Si le « moi transcendantal » est la face sujet (connaissant), le « moi empirique » est la face objet (à connaître) de ma personne. Il s’agit de la conscience en tant que réalité multiple, évolutive et changeante. Mais là encore, attention : le moi empirique est déjà une représentation phénoménale — c’est le “moi tel qu’il m’apparaît à moi-même dans le temps”, pas un “moi réel” derrière l’expérience, encore moins une "substance".

Finalement qu’est-ce que « je » peux connaître de « moi » ? Tout ce qui est « empiriquement » observable par moi-même et en moi-même, mais cela reste limité puisque ce vécu change tout le temps ! Même nos « traits de caractères » peuvent varier. Celui qui prétend se connaître absolument est un imposteur. Il faudrait pour cela que l’âme soit figée éternellement, alors que précisément le moi (empirique), soumis au temps, change sans cesse. On ne se connait donc jamais intégralement. Par quel miracle pourrait-on se connaître soi-même intégralement, « tel qu’on est », puisque nul n’a accès à cet « être » qui n’est jamais « objet » dans sa totalité ?  Selon Kant, nous ne nous connaissons pas comme nous sommes en nous-mêmes (noumènes), mais seulement comme nous nous apparaissons à nous-mêmes (phénomènes) — même pour notre propre conscience.

Certes il y a bien un « fil conducteur », fil invisible qui relie l’ensemble de ma personnalité et qui la mémorise. Mais ce fil est précisément le « Je » sujet, or l’on doit exclure par principe que « je » puisse connaître « je » : tout simplement parce que, sous ce rapport, il n’y a rien à connaître du tout ! « Je » - la conscience - est une fonction de synthèse, pas un objet ou un contenu.

Conclusion. - « Être conscient » signifie bien dans un premier temps « être conscient de soi ». Il y a bien un sujet conscient qui unifie et qui rend possible (c’est le sens de transcendantal) la diversité de nos expériences vécues (au niveau du moi empirique). Mais il faut bien reconnaître que cette connaissance reste très subjective, peu objective, donc possiblement peu fiable. Tout seul, dans le pur rapport de Je à moi-même, je peux demeurer dans l’illusion la plus totale ! 

Pour devenir réelle, cette connaissance de soi devra s'effectuer dans le monde, se "frotter à la réalité" comme on dit, et prendre la forme d’une reconnaissance. C'est Hegel qui notamment développera cette notion de reconnaissance. Kant pose les conditions formelles de la conscience de soi, Hegel en montrera le devenir historique et intersubjectif. Pour se connaître vraiment, il ne faut pas seulement penser, il faut sortir de soi, il faut agir et rencontrer l’autre, car c'est seulement à travers ce que l'on fait que l'on peut reconnaître ce que l'on est – voire qui on est.

dm

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